Chapitre 1 - Première rencontre
Il est certain que de nos jours chacun d'entre nous se laisse aller à la poésie d'un instant, telle une mélodie douce qui nous réveillerait d'un quotidien morne et triste.
Cette poésie n'est pas celle qu'on nous impose dans nos années d'études, et pourtant on ressent facilement les émotions que leurs auteurs ont voulu exprimer. La poésie de la vie, celle qui susurre des notes au creux de l'oreille, est celle qui nous attrape à un moment inattendu, celui qui nous semble sans intérêt, habituel, qui s'apparente à cette routine. Pourtant, lorsque je me laissais guider par cette berceuse je trouvais que ma routine devenait tout à fait particulière, et les odeurs environnantes ajoutaient un certain délice à l'instant ainsi dégusté, me permettant de fixer mes pensées et ce passage dans ma mémoire, pour l'éternité.
Si l'on considère le temps que nous passons à nous déplacer, que ce soit dans le bus, dans le train, en voiture ou même à pied, peut-être que nous prendrions plus le temps d'apprécier ces moments perdus.
En ce qui me concerne, j'ai toujours aimé ces instants que je passais à lire, à observer le monde autour de moi en écoutant de la musique, les pensées m'emportant dans le flot continuel de mon imagination. Tout me paraissait être étranger, je me sentais comme exclue du milieu dans lequel j'évoluais, comme spectatrice de la vie des autres et parfois même de ma propre vie.
Je n'étais rien qu'une passagère de plus dans le véhicule me conduisant d'un point A à un point B.
Simplement je savourais le décompte des secondes dans cet ensemble agencé par des directives sociétales. Chacun avait un rôle à jouer dans sa vie et je pensais que le mien allait être aussi banal que celui de la plupart des gens.
Si j'avais su qu'il fallait être soi pour être spécial, j'aurais peut-être envisagé les choses sous un autre angle. Mais la perspective m'aurait parue n'être qu'un divertissement temporaire et non la fatalité qui se présenterait à moi par la suite.
Comme à mon habitude je m'étais levée tôt et m'étais rendue à pied jusqu'à l'arrêt du bus me conduisant à mon lycée. Je ne résidais pas dans la ville de mon établissement. En règle générale je prévoyais toujours d'attendre à l'arrêt car j'étais souvent angoissée à l'idée de manquer le seul moyen de locomotion pouvant me conduire à mes cours de la journée.
J'avais avec moi de la musique pour adoucir la journée, pour rêver, ou pour simplement me motiver. Des fois je préférais lire, dans ces cas là j'étais ravie d'emporter mon compagnon à la main et de laisser mes doigts glisser sur le papier, d'en sentir chaque rugosité lorsque je tournais la page pour découvrir la suite du roman qui me captivait. Rien ne valait le papier, avec ses écritures si douces à mes yeux, la douceur du fond de page, l'odeur qui se dégageait de la tranche entrouverte, la couverture lisse que je maintenais bien droite entre mes mains pour ne pas former de pli en son milieu... Non, rien ne valait un bon livre en papier, pas même ces nouveautés de liseuse qui permettent de tout emporter avec soi, sauf l'âme du livre. Je restais convaincue que transporter avec soi une bibliothèque entière n'était pas aussi appréciable que d'avoir une âme à explorer.
Ce jour-là j'attendais donc mon bus, comme chaque matin. Le week-end débutait pour les plus jeunes, mais moi je devais travailler. Je devais apprendre, développer mes connaissances, ma culture et mon esprit critique mais surtout... Me préparer pour l'examen qui allait clôturer une bonne partie de ma scolarité et m'envoyer vers le cycle universitaire que je convoitais tant.
Le temps était humide et l'automne s'était bien installé. J'attendais les congés avec impatience, car je n'étais pas non plus une adepte du lycée. Je pensais bien plus volontiers à passer mes heures de liberté à lire, à regarder des mangas, à jouer de la musique, plutôt qu'à étudier. Il me fallait patienter encore une bonne semaine avant de pouvoir prétendre au repos accordé par le système de notre Éducation Nationale.
En attendant je commençais à grelotter en espérant que le bus ne tarderait pas. Il faisait plus ou moins nuit, le soleil cherchant petit à petit à se révéler, bon gré mal gré, au milieu des nuages gris. Mes cheveux, eux, ne s'étaient pas gênés pour frisotter, chose que je détestais. Si seulement j'avais eu droit à ces magnifiques boucles bien dessinées, j'aurais pu ressembler à un être vivant acceptable, mais chaque fois que je côtoyais l'humidité, je ne pouvais me différencier d'une folle, d'une fille ne prenant pas soin d'elle ou qui n'avait pas pensé à se coiffer. Il me fallait l'accepter, c'était ainsi que mes cheveux avaient été créés, et je n'y pouvais rien.
Cela ajoutait un agacement à mon attente. Le bus allait-il arriver ? Je regardais l'heure sur mon téléphone portable. Quelle invention... On multipliait autrefois les appareils; avec cette merveilleuse création tout est à portée de main. Sauf que les gens ont perdu ce qu'ils avaient de plus cher : la relation réelle, vivante, ancrée dans leur vie. Tout est visible par écran interposé, mais ce qui se déroule à côté d'eux n'existe plus. Je ne voulais pas de cela et bien que j'étais possesseur d'un de ces objets censé représenter la modernité, je restais attachée à ma liberté. Il me restait une bonne dizaine de minutes à patienter. Je décidai d'écouter un peu de musique et de lire pour que le temps s'accélère. J'ouvris mon sac et plongeai la main dedans pour saisir mon livre et mes écouteurs. Je branchai ces derniers à mon téléphone avant de choisir la liste d'écoute du jour. Puis j'ouvris mon roman à la page où je m'étais arrêtée la fois précédente.
J'adorais Émile Zola. A chaque lecture des Rougon-Macquart j'étais comme transportée dans un autre univers. Nana ne faisait pas exception. Une goutte d'eau tomba sur la page ouverte. Je levai la tête pour regarder le ciel. Je pouvais distinguer la grisaille à travers les branches de sapins sous lesquels je me trouvais. Voir les gouttes tomber du ciel et s'écraser sur mes joues, mon front, était captivant. Le bruit du moteur du bus me sortit de ma rêverie. J'étais la seule personne à attendre à cet arrêt aujourd'hui. Je saluai poliment le conducteur et, avant de m'installer juste derrière lui, je compostai mon ticket.
Je rangeai mon livre dans mon sac que je posai entre mes pieds. Le bus démarra et je regardai le paysage défiler par la fenêtre. Des rangées d'arbres au bord de la route, il se transforma en paysage urbain. Du gris dans le ciel, du gris au sol... Avec la pluie tout n'était que tristesse. La pluie s'apparentait désormais aux larmes du ciel, observateur de la destruction de la nature par l'homme. Arrêt. Les portes s'ouvrirent en un bruit de compression d'air. Une dame entra ; « bip » ; elle s'avança vers le siège derrière moi et s'installa tranquillement. Les portes furent à peine refermées que le bus redémarra. Je regardai l'heure sur l'appareil qui servait à composter les billets. Je serai à l'heure, largement. Je me demandai alors comment on nommait cet appareil, qui avait eu l'idée de l'inventer, sachant que la finalité avait sûrement dû être financière une fois de plus. Une manière d'éviter de conserver du personnel coûteux. Lassée par ces pensées, je me tournai vers la fenêtre, et appuyai ma tête contre elle. Cette fois le bus accélérait. Un nouvel arrêt. Toujours ce bruit de compression d'air, que je percevais comme étant le soupir de fatigue de la machine. Je fermai les yeux. Vivement les congés. La fatigue commençait à prendre le pas sur mon énergie. Je ne savais même pas comment j'allais faire pour rendre cette fichue dissertation sur l'inconscient. La philosophie n'était décidément pas ma tasse de thé. Contrairement à l'anglais. Là j'étais à l'aise.
Mais je devais forcément renforcer mon niveau en philosophie, sinon l'obtention du diplôme allait être compliquée. Les multiples arrêts du bus me firent paniquer : je ne les avais pas comptés ! J'ouvris les yeux et me rendis compte que j'étais à mon arrêt. Le bus avait fermé ses portes.
- Attendez !
Je m'étais levée, je m'élançai vers les portes pour descendre. Le bus qui avait repris sa route freina brusquement. Surprise, car je n'avais pas pris le temps de me tenir ni aux barres ni à un siège, je m'apprêtai à tomber en arrière, lorsqu'une main ferme me saisit par la taille pour m'empêcher de chuter.
C'est à ce moment là que je le vis pour la première fois. Il me parut tout aussi banal que je l'étais moi-même, avec un genre propre à lui et totalement inintéressant pour l'adolescente que j'étais.
Plus âgé que moi, il me regardait fixement de ses yeux marrons noirs, les sourcils froncés. Je restai là, à l'observer minutieusement. Je ne voyais que son visage. Non, je n'étais pas spécifiquement attirée par cet homme, mais quelque chose chez lui me gênait. Je ne pouvais définir ce sentiment, cette curiosité soudaine que j'avais envers lui. Il exprimait clairement une sorte d'énervement, ou d'agacement.
- Et moi qui voulais être discret.
Autant j'aurais pu comprendre qu'il soit en colère d'avoir été dérangé par ma chute, mais en aucun cas je ne pouvais saisir ce qu'il avait voulu dire. Pourquoi voulait-il être discret ?Après tout, une fois que je serai partie il pourrait reprendre le cours de sa vie normale.
Sa voix était très masculine, de celles qui assoient leur influence tout en étant posées et tranquilles. Je ne pouvais le quitter du regard. Il avait les traits fins et devait bien avoir une dizaine d'années de plus que moi.
- Bon vous descendez ou pas ?
La voix du conducteur prit le pas sur le fil de mes pensées. Je me relevai.
- Oui, oui.
Je sortis en courant, comme si je fuyais quelque chose. Je n'arrivais toujours pas à mettre des mots sur ce que j'avais ressenti et que je ressentais encore. Il était étrange. Il y avait quelque chose de différent. Jamais je n'avais eu une telle impression. J'étais écrasée par ce sentiment pesant, qui me mettait mal à l'aise, qui engourdissait mon esprit, mon corps, mais qui en aucun cas n'était une attirance, puisque j'avais déjà connu cela. Du moins je savais ce que c'était d'aimer une personne, de sortir avec, de se tenir la main, de s'embrasser. Je revoyais ce visage, ces traits fins, clairement définis, ce teint clair qui contrastait avec ses yeux foncés. Peut-être que je le connaissais. Peut-être que je l'avais déjà vu quelque part. Oui, ceci devait être la raison de ces étranges sensations. Mais dans ce cas où aurais-je pu le croiser ?
Je cherchais dans ma mémoire où cet homme pouvait bien se cacher, sans réaliser que j'avais naturellement pressé le pas. A force d'accélérer la cadence je m'étais retrouvée en avance devant mon lycée. Il n'y avait personne. Je jetai un coup d'œil rapide à ma montre. L'absence d'élèves n'avait rien d'étonnant. J'avais à peu près une demie-heure d'avance. Me voilà perturbée par un événement qui n'était en aucune manière important. Honnêtement, qui accorderait autant d'attention à une chute - ridicule qui plus est! - dans un bus, avec la joie d'avoir évité la honte de s'étaler au sol grâce à un illustre inconnu.
Je me dirigeai devant la porte de la salle de cours. Il faisait sombre sous les arcades en pierres jaunies. Une petite brume rendait les lumières plus envoûtantes qu'effrayantes et un certain calme m'envahit. Je m'assis au sol, en tailleur,près de la porte. Le froid s'empara encore plus facilement de moi lorsque la pierre fût en contact avec mon pantalon. Au bout des arcades se trouvait la salle des professeurs et parfois j'apercevais un enseignant qui arrivait par une autre porte et entrait dans cet endroit. Ils étaient les seuls à arriver aussi tôt et à chaque fois ils me dévisageaient avant d'ouvrir la porte les menant à leur pièce dédiée. Il m'était arrivée de me sentir mal à l'aise à cause de ces regards inquisiteurs, mais surtout je croyais qu'ils me jugeaient. Avaient-ils torts ou raison, je ne pouvais le dire. Je ne savais pas ce qu'ils voyaient quand ils regardaient dans ma direction. Si la brume et les lumières avaient le même effet que celui exercé sous les arcades d'en face, je devais ressembler à une ombre fantôme, hantant le lycée, âme perdue divagant ici et là... Tandis que j'imaginais la silhouette semi-transparente que j'aurais pu être, je revis son visage dans mon esprit. Je me demandais quel âge il avait. Après tout il était plus âgé que moi mais pas tant que ça.
« Et moi qui voulais être discret. » Sa voix faisait écho dans ma tête.
Pourquoi avait-il dit ça ? Discret de quoi ? En général cela signifie qu'on ne souhaite pas se faire remarquer, ou qu'on ne souhaite pas se mêler des affaires des autres... Était-il ennuyé de m'avoir aidée ? Ce serait complètement stupide. Pourquoi m'avoir soutenue ? Il aurait tout aussi bien pu me laisser m'étaler par terre comme un vieux sac rempli de linge. Le bruit aurait alerté le conducteur qui aurait été forcé de vérifier que j'allais bien. Je sentais l'énervement monter en moi, une colère mêlée d'une incompréhension.
- Hou là tu es rouge ! Et tu n'as pas l'air contente toi... On peut savoir c'est quoi le problème ?
Je relevai la tête, les joues en feu, comme si j'avais été surprise en train de faire une bêtise.
- Rien, je repense à la façon dont j'ai failli me vautrer dans le bus, un truc de fou. Tu m'aurais vue, tu serais morte de rire. La honte !!!!
Tia était une fille simple, pas prise de tête et je m'entendais bien avec elle. Suffisamment pour qu'elle me supporte et arrive à me comprendre. Du moins c'était ce que je pensais. Je l'avais rencontrée le premier jour où j'avais passé le portail de cet établissement : j'attendais que l'appel soit fait et je me demandais comment j'allais pouvoir me lier d'amitié avec des gens, sachant que seuls des groupes se formaient. Tout le monde semblait déjà se connaître du collège. Sauf que moi je ne venais pas du collège de secteur donc forcément ce n'était pas très pratique pour parler avec d'autres personnes dès le premier jour. A ce moment là était arrivé une fille de petite taille, cheveux roux, tâches de rousseur partout sur le visage, grande bouche tout sourire, qui m'approcha et me demanda sans retenue :
- Tu es seule ? Parce que moi oui. En fait j'connais des gars là mais chsuis pas fan d'eux quoi. J'peux m'asseoir sur le banc à côté de toi ?
A voir ma tête interloquée, elle avait dû croire que cela signifiait oui. C'était juste que sa façon de s'exprimer m'écorchait les oreilles. Elle s'était posée comme ça à côté de moi, tranquillement comme si nous nous étions toujours côtoyées. Elle me scrutait du coin de l'œil et je le voyais bien. Je n'étais pas dupe, elle m'étudiait pour cerner ma personnalité. Sans réel retour de ma part elle aurait pu abandonner, mais au lieu de ça elle s'était levée d'un bond, me faisant sursauter, pour se mettre devant moi et me dire, toujours dans un ton jovial :
- Kellerman. Tia Kellerman. Et toi ? C'est quoi ton nom ?
- Enaya Roche.
C'était sur ces souvenirs en tête que les autres élèves commencèrent à arriver au compte-goutte avant que la cloche se mette à sonner.
Nous avions passé deux heures en philosophie et déjà je n'en pouvais plus. Si raisonner sur ce qui est et ce qui fait de nous ce que nous sommes, par l'esprit, la pensée, est une action nécessitant de l'énergie, ce n'est en rien comparable avec le besoin scolaire de complexifier les choses par l'attrait infini de notre système pour des exercices dénaturant totalement la liberté d'expression dont les étudiants pourraient faire preuve. Cette complication qui pousse à entortiller les arguments les uns avec les autres pour former une dissertation qui devient parfois plus obscure pour l'auteur que pour le lecteur requérait en ce qui me concernait toute ma vitalité.
La pause de dix heures était donc primordiale pour survivre aux deux heures restantes. Jamais je n'aurais saisi l'intérêt de nous imposer autant d'heures d'une même matière sur une matinée. Un assassinat de la réflexion estudiantine commandité par les créateurs de cet emploi du temps maudit. Malgré tout il était appréciable de ritualiser cette coupure par un étirement et par une visite rapide à la machine à café pour se raconter nos préparatifs du week-end à venir. Tia était très sociable et avait formé autour d'elle un noyau d'amies toutes aussi bavardes qu'elle. Je l'étais aussi seulement il m'arrivait de temps à autres de me sentir en décalage avec elles. J'avais le sentiment d'être spectatrice du moment présent, que mes yeux étaient tels un écran à travers desquels je regardais l'émission de ma vie, inintéressante fût-elle. Pourquoi réagir ainsi ? Pourquoi avoir ces impressions, ces connexions ratées avec le réel ? Qu'est-ce qui me plongeait dans ce monde sombre, à l'écart du vivant, me faisait sortir de mon propre corps pour finir par expérimenter ce désagréable retrait, au lieu de m'ancrer encore plus dans le rassemblement chaleureux créé par les conversations animées de mes camarades ? Je sursautai lorsque la main de mon amie se posa sur mon épaule.
- Ena s'est lamentablement étalée dans le bus ce matin !
- Ah bon ?
Toutes tournèrent la tête en ma direction, riant et s'esclaffant en imaginant la scène.
- Non, mais j'ai failli perdre mon honneur de bon matin, rétorquais-je face aux regards inquisiteurs.
- Alors pourquoi étais-tu rouge écarlate c'matin? me questionna Tia, en insistant lourdement sur le « rouge écarlate ».
- Eh bien quelqu'un m'a rattrapée et du coup je ne suis pas tombée.
- Franchement Ena, c'est l'genre de truc qui n'arrive qu'à toi ! pouffa Tia.
- Mais comment tu t'es débrouillée hein ? m'interrogea Camille, une amie proche de Tia.
Je ne savais que répondre. Et voilà que son visage apparu à nouveau dans mon esprit et que sa voix retentit en boucle avec ces simples mots dont je ne saisissais toujours pas le sens. En parler ne me semblait pas adéquat et pourtant ce n'était pas l'envie qui m'en manquait. Ce désir de partager cet envahissement mental avec elles pour me débarrasser de ce poids se faisait plus pressant cependant je ne pouvais me résoudre à cela, comme si ce qui s'était passé appartenait à mon jardin secret. A moins que ce ne fût à cause de mon envie de déchiffrer ce malaise qui prenait possession du moindre de mes songes. Je revoyais ces yeux sombres une fois de plus sauf que cette fois mon cœur se serra. Si fort que je crus mourir. Ma respiration se coupa soudainement et un vent glacé me saisit. Néanmoins je n'avais pas froid, bien au contraire. L'afflux du sang dans mes joues alerta les personnes m'entourant qui ne se firent pas prier pour le notifier ouvertement :
- Ouah mais à quoi tu penses ? Tu es rouge, mais rouge ! J'parie que la personne qui t'a évité de tomber n'était pas n'importe qui !!!
Tout en disant cela Tia donna une grande tape dans mon dos et j'eus une révélation. C'était cela qui me gênait. Exactement cela : ce n'était pas n'importe qui. Cette personne était particulière, je l'avais détaillée du regard et je commençais à percevoir dans ma mémoire des éléments qui n'avaient pas attiré mon attention dans un premier temps. Tout d'abord, bien qu'il fût plus âgé que moi, il paraissait jeune. Son apparence calme et sereine n'était que le reflet d'une forme de sagesse, quoiqu'il fût à mon avis aussi imprévisible qu'un adolescent. Voilà ce qui touchait ma sensibilité et qui questionnait ma raison de manière permanente : il était un antagonisme à lui tout seul. J'aimais cette facette, car elle suscitait ma curiosité avec une telle puissance que cela devenait obsessionnel.
- Merci !
Je me réjouissais d'avoir pu décrypter avec discernement la bataille qui s'était jouée en moi depuis le matin. Les filles m'examinaient, interloquées. Je serrais mon café entre mes doigts pour les réchauffer et le sirotais, ravie de ma trouvaille.
- T'es bizarre toi, t'sais ça ? se renfrogna Tia.
- Cherche pas Tia, elle a toujours été comme ça,on le sait ! C'est notre Ena, notre bizarrerie du coin ! affirma Camille.
- Moi je parie qu'elle nous cache un truc !Alleeeeeeeeeeeeeez dis! implora Inès.
Heureusement pour moi la sonnerie se déclencha pile à cet instant pour nous forcer à retourner en râlant à notre cours de philosophie. En rentrant dans la salle surchauffée et puant le renfermé - ou plutôt l'odeur de la réflexion condensée d'un enseignant et de ses élèves - je jetai mon gobelet en carton, vidé de son café, dans la poubelle. Je repris ma place en enlevant mon écharpe que je posai sur le dossier de ma chaise. Tia s'assit à ma droite, suivi de Camille. Inès, Erna et Anaïs étaient juste derrière nous. Elles papotaient encore quand le professeur reprit son explication de texte.
En regardant par la fenêtre je pouvais distinguer le flot des voitures dans la rue et je voyais également quelques passants. Une mère promenait son enfant en poussette. Elle s'arrêta pour mettre une sorte de plastique sur la poussette et elle reparti en courant. Les gouttes ne tombaient plus une à une doucement comme c'était le cas auparavant.
Voyant la masse de texte s'accumuler au tableau, je décidai de copier religieusement tout ce que je pouvais. M. Maguet n'était pas du genre à nous embêter si l'on était sérieux, que nous écoutions et prenions des notes. Il fallait copier le cours, ne pas bavarder, bien apprendre les leçons et faire les devoirs pour s'éviter une interrogation surprise en cours. Je détestais être interrogée en classe, que ce soit noté ou non. J'avais des difficultés immenses à m'exprimer en public. Devoir montrer son savoir me paraissait proche de la torture, surtout qu'à ces occasions je ne parvenais jamais à briller tant l'anxiété et la réalisation d'être observée sous toutes les coutures me rendaient moi-même acteur de ce poids visuel sur ma propre personne. J'en arrivais à devenir mon propre bourreau, à me regarder hoqueter, bégayer et être incapable de formuler la moindre déclaration. Je me scrutais comme le faisaient les autres, me jugeais encore plus durement, sans être qualifiée pour distinguer les bonnes des mauvaises réponses.
La pluie était de plus en plus abondante et un orage commença à gronder. Le ciel était si sombre que les lumières furent mises en route dans la salle. Je détestais ces lampes qui clignaient en un tic répétitif. Je jetai une fois de plus un œil dehors. Les gens courraient pour se mettre à l'abri. Les voitures qui passaient faisaient gicler de l'eau sur les trottoirs. Un homme, qui me paraissait familier, marchait lentement. Il portait un long manteau sombre et ne semblait pas craindre la pluie. Il s'arrêta. Se retourna. Je le reconnu immédiatement. Mes yeux s'écarquillèrent. Je n'y croyais pas. Je ne le quittais pas des yeux. Il leva la tête en direction du lycée. Je n'osais pas l'admettre et pourtant... Il fixait le bâtiment. Il me fixait moi. Nous échangions un regard soutenu. Nous ne pouvions rompre ce lien, comme si nous étions en train de converser visuellement. Il était totalement improbable qu'il fût là par hasard.
Qui es-tu ? Pourquoi me cherches-tu ?
Sa voix sèche et grave, masculine, chantait dans ma tête. Impossible. La télépathie, c'est dans les films.
Qui es-tu ? Que me veux-tu ? Vas-tu cesser de m'importuner ?
Sa voix était cassante, tranchante, sûre d'elle. Je me décomposais sur place. Il me fallait me réveiller ou trouver une explication censée. Un éclair surprit tout le monde et les lumières s'éteignirent un bref instant avant de se remettre en route. Également surprise, mon sursaut avait coupé mon lien visuel avec l'inconnu. Je me hâtai de vérifier sa présence dans la rue. Personne. L'eau s'écoulait sur les trottoirs. Plus de passants, plus d'inconnu. Mon cœur battait la chamade. Je venais de vivre une expérience particulièrement riche en émotions, alors que concrètement j'étais convaincue d'avoir rêvé cette voix dans ma tête. Et la rue... Une hallucination ? Ma tête tournait, comme si j'implosais, que cette foule d'informations était trop compliquée à gérer pour mon cerveau. Je devenais folle et le monde autour de moi s'assombrissait, lentement mais sûrement, les voix n'étant plus que de lointaines lamentations, chants perdus dans l'immensité obscure qui m'enveloppait doucement, pour me bercer de paroles qui explosaient et rebondissaient dans mon crâne en s'étouffant petit à petit. Silence.
Il faisait noir. Je marchais seule ; je voulais trouver mon chemin pourtant je ne savais pas où aller ni pourquoi j'étais là. Je m'accroupis. Je serrais mes jambes de mes bras, pour me réchauffer. Je posai la tête sur mes genoux. De chaudes larmes coulèrent le long de mes joues, puis le long de mes mollets, pour s'éclater en une étincelle sur le sol noir inexistant. Une mélodie atteignit mes oreilles. Notes éparpillées dans le vide, elles formaient un rythme qui rappelait celui des gouttes d'eau s'écrasant au sol. Une harpe qui produisait de la lumière sonore. Je levai la tête et je le vis. Il me faisait face. Il ne me lâchait pas des yeux et moi non plus. Je me mis debout pour être à sa hauteur; il était plus grand que moi. Il me parlait mais je n'entendais rien ; ses lèvres bougeaient sans que je puisse réaliser ce qu'il exprimait. Bien que je constatais son questionnement, je découvrais une gentillesse dans ses mouvements, une assurance paisible, sécurisante, qui incitait à être patient. Il était le joueur de flûte de cet univers dans lequel je me trouvais. Au fur et à mesure que je comptais mes pas pour m'approcher de lui, le rythme de la mélodie s'accélérait et je devais me presser pour le rejoindre, en vain. Il s'éloignait. Il tendit sa main vers moi tandis que les ténèbres l'englobèrent entièrement.
- Réveillez-vous !
La voix chevrotante de M. Maguet me sortit de la torpeur dans laquelle j'étais noyée. Toute la classe m'entourait. Il fut évident que tous s'enquirent de connaître la raison de cet évanouissement. Ce fut à cet instant que je pris pleinement conscience que j'avais croisé le chemin d'une entité qui n'avait rien d'humaine. Si l'apparence rassurait, l'attitude et les échanges ne présageaient rien de bon pour les temps à venir. Je n'avais pas tort, seulement je ne le saurai que tardivement.
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