1. Une éponge à confusion




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- Sérieusement Ambre, pourquoi est-ce que tu t'en fous toujours de tout ? demande un gars victime de ma répartie légendaire.

J'ai cligné des yeux jusqu'à avoir la flemme de le faire et ai mâché mon chewing-gum à la menthe en profitant du silence de la classe. Tout le monde s'est interrompu dans ses discussions pour écouter la nôtre.

- C'est de famille Martin, on peut pas toujours être aussi talentueux que les Allain verbalement et résistants mentalement, répliqué-je en décochant un sourire.

Mon clin d'œil provoque une huée générale de « po po pooooo » grotesques. Martin s'est déjà retourné vers le mur pour éviter les regards. J'ai avalé ma peine pour lui, parce que, oui, encore une fois, j'ai fait ma « ouf ». On se la pète pour des tas de raisons – alors qu'on est des 2002 en Terminale. Moi, c'est pour étouffer le sujet qui fâche sous des couches de mots qui ne font pas taches aux yeux des gens qui aiment les crasses.

La sonnerie retentit et le professeur nous garde encore une bonne minute pour nous faire noter les devoirs. Devoirs qu'un tiers de la classe fera, qu'un autre tiers recopiera sur le premier tiers tandis que le dernier tiers fera semblant d' « avoir oublié son cahier ».

Souvent, on sort de la classe du plus rapidement qu'on peut. Je fais partie des derniers à quitter l'endroit, à remettre la chaise sur la table si c'est le dernier cours et saluer poliment le professeur qui range encore ses affaires. Et c'est pas faute d'essayer, je me presse toujours pour ne pas sortir en dernière mais bien en avant-avant-dernière.

Alors que je me promène tranquillement dans les couloirs, un élément perturbateur vient attirer mon attention. De la salle du CPE sort d'abord une petite dame aux cheveux grisâtres qui n'est autre que la responsable du cycle Première-Terminale. Puis j'aperçois juste derrière elle, un élève dont je n'avais encore jamais connu l'existence : grand, châtain clair, pâle de peau et à l'allure tout à fait charmante. Il se recoiffe négligemment avec sa main et soupire en remarquant que certains l'observent. Lorsqu'il croise mon regard, mon cœur palpite – en même temps il vient de me prendre sur le fait – mais l'effervescence retombe lorsqu'il hausse un sourcil avec un air pédant. Je cache mon désarroi et continue mon chemin tranquillement. À quoi bon regarder des beaux gosses s'ils ne servent à rien dans la vie à part vous foutre en rogne parce qu'ils se croient tout permis ?

S'il est nouveau ici, c'est qu'il doit être sacrément con pour donner mauvaise impression aux premiers venus. Surtout qu'on parle de moi, Ambre Allain, successeuse en chef du flambeau de la gloire des Allain. Lorsque j'étais en 3ème, mon cousin bouclait son année de terminale. Dans la famille, tout le monde glorifie ses notes, son travail acharné et sa bonne entente avec le reste de l'école. Il y a toujours eu un malaise autour de cette discussion, surtout que 'tatave déteste lorsqu'on parle de lui et ses années lycée. Entre cousins, à la table des enfants, il m'explique toujours que je ne dois jamais me faire marcher dessus et que je ne dois jamais marcher sur les autres. Il faut passer à travers les cons et « éviter d'en sortir avec un pour ne pas en devenir un » – je cite. Et je le comprends sur le coup, c'est tellement plus simple quand on s'en fiche qu'un truc nous affecte ou pas : on a l'embarras du choix.

En sortant, je croise le regard de Lina et Rosalie, mes deux meilleures amies. Les deux se taisent en me voyant. Mes sourcils se froncent à la vitesse de la lumière, qu'est-ce qu'elles ont aujourd'hui ?

- Salut les moches, déclaré-je avec un sourire taquin.

Lina répond un morne « salut » lorsque Rosalie se lève sur la pointe des pieds pour observer tout ce qui reste à voir au-dessus de mon épaule.

- Baobab dans le collimateur, plan péchotage activé, marmonne-t-elle à elle-même en me dépassant et en avançant avec motivation.

« Baobab » est notre nom de code pour parler d'un beau-gosse ou d'une proie temporaire exclusive de garçon. La première à parler d'un Baobab l'a pour elle, c'est le pacte. Le dernier Baobab était Ael, l'ex de Rosalie qu'elle a plaqué pour retrouver sa liberté il y a à peine une semaine.

Je me retourne pour observer la scène avec Lina qui a avancé d'un pas. Nos yeux tombent sur la jolie rousse en train de taper la discut' avec le gars condescendant que j'ai croisé il y a à peine quelques minutes.

Lina m'explique :

- C'est un nouveau dans ma classe ce matin. On l'attendait vu qu'il devait aller chercher son carnet de correspondance. Elle m'a dit qu'il était fait pour elle. Rosalie est tombée folle amoureuse de lui dès le premier regard en cours de philo', enfin un autre gars dans notre classe d'ES ! En plus, il est pas mal.

J'ai levé les yeux au ciel en entendant son explication. Rosalie est réellement incontrôlable. J'hésite entre le fait que je suis vexée de ne pas avoir été la première source de leur attente et l'envie de me mettre à sortir des jugements prononcés sur ce Baobab.

La seconde option est plus jouable.

- Il est pas très beau.

Bon, ce n'est pas très pertinent étant donné que je le trouve très beau et que même Lina qui trouve tout le monde moche, le trouve « pas mal ».

Rosalie revient avec son portable dans les mains, toute souriante.

- Jackpot les cocos. J'ai son numéro. Il m'a dit qu'il était en S à Saint-Malo avant, puis a préféré la ES pour le programme. On en parle du fait qu'il s'appelle Malo et qu'il vient de Saint-Malo ou pas ? Non ? OK. Je vais lui faire rattraper le programme de ce début d'année demain après-midi au CDI. Bien sûr j'ai proposé chez lui mais il a dit qu'il avait la flemme donc bon, entre deux étagères, qui sait ?

J'ai toujours admiré Rosalie pour ça. Attirer les garçons, leur parler, flirter et empocher un numéro. Elle sait s'y prendre en usant simplement de quelques mots. Pas besoin de plaire à l'autre en se forçant à répondre aux critères de celui-ci. Elle impose les siens avant de laisser une place aux autres. Quelques fois, je la trouve un peu trop invasive, et c'est dans ce genre de moment que je me sens gênée en sa présence. C'est ma faute si je n'ose pas. Mais lorsqu'elle ose, je me me sens mal à l'aise étant donné qu'elle ose dans des moments où je n'aurais jamais osé quoi que ce soit.

Prenons un exemple, la semaine dernière, nous étions perdues dans un quartier de Brest. J'avais beau regarder sur mon GPS et mon application Plans sur le portable, rien ne nous aidait. Dans ce genre de moment, je préfère foncer tête baisser et m'en sortir seule. Mais Rosalie a insisté pour demander à un beau gosse, jeune accompagné de son groupe d'amis en train de fumer en tailleur. J'aurais préféré la vieille au coin de la rue pour ne pas être intimidée. Mais lorsque Rosa' a une idée en tête, elle ne la lâche pas. Au final, je n'ai pas osé et elle a dû le faire à ma place. C'était juste un beau gosse mais c'était déjà trop. J'ai horreur du contact avec les autres adolescents en groupe. Je n'aime pas le sentiment qu'on ressent lorsqu'on dérange quelqu'un ou qu'on est de trop.

- Il est beau hein ! répète-t-elle en se mordillant la lèvre.

Le gars est là depuis une journée et c'est bon, toutes les nanas sont intéressées.

- Y a pas que le physique qui compte dans la vie Rosalie, y a aussi ce qu'il y a dans la tête... rappelle Lina qui fait toujours tout pour filtrer les mauvaises fréquentations.

Rosalie renchérit :

- Il a pas l'air méchant... Ambre, t'en penses quoi ?

Je hausse les épaules de dépit.

- On se pose quelque part ? proposé-je en changeant de sujet.

Rosalie est tellement prête à bondir sur lui qu'elle fait gaffe à la durée de l'intervalle entre son envoi et la réponse attendue. Au bout d'une heure, alors installées toutes les trois dans un café, il répond. Par fierté, Rosalie annonce qu'elle répondra une heure et une minute après lui. Lina a attrapé son portable entre-temps pour répondre. À quoi ça sert de se la jouer ainsi alors qu'au fond on sait très qu'on est impatient de répondre et d'avoir une réponse ?

- Et voilà ! Tu viens de l'inviter au café pour nous voir maintenant ! Il a besoin de s'intégrer ton Baobab, assure Lina avec un clin d'œil.

Je blêmis. Oh non, hors de question qu'on bouscule mes habitudes au café. Table de quatre au fond à droite, chacune assise sur un siège avec mon sac remplissant le dernier, c'est une tradition !

Une vingtaine de minutes plus tard, deux têtes sont apparues au café. Et ça c'est encore plus imprévu étant donné qu'on a dû piquer un siège à une table voisine pour rentrer dans notre petit espace en terrasse. Le Baobab s'est mis sur la chaise incrustée et l'inconnu qui l'accompagnait à côté de moi. Je transpire encore beaucoup. Il fait beau, dis donc.

- Je suis Lucien et celui qui vient de s'incruster dans votre lycée, c'est Malo. C'est mon coloc' et il voulait pas venir au départ mais j'ai lu le message... Et comment refuser un café avec trois jolies demoiselles ? Désolé de l'incrust', débute mon voisin de table.

Rosalie papillonne des paupières et Lina sirote son verre de coca en dévorant le beau Lucien du regard. Moi, j'ai déjà levé mes yeux au ciel. Malo est sur son portable, en train de mâchouiller un chewing-gum.

Ah tiens un point commun.

Alors que le reste du groupe fait connaissance, j'entreprends d'entamer la discussion avec le gars qui se la pète plus haut que son cul. Je toussote et sors mon paquet de chewing-gums comme source d'inspiration et de courage.

- Ils sont très bons les Freedent White, mieux que dans les pubs ! commencé-je maladroitement.

Je m'aurais auto-ignorée ou me défilerais de cette remarque foireuse s'il n'avait pas posé ses regards sur mon paquet. En fait j'aurais préféré faire un control Z de la vraie vie.

- Tu sais qu'à part te faire des caries, ça va pas blanchir tes dents après un café ? Pfff... cette société de consommateurs cons... réplique-t-il sèchement.

Ouais, en gros, ce gars est un haineux hautain - un peu comme moi après sa remarque. Excuse-moi connard qui vient de s'allumer une cigarette et qui a craché son chewing-gum par terre. (Et il croit vraiment que ses chewing-gums vont lui donner bonne haleine?) J'ai préféré arrêter la discussion à ce stade pour ne pas me gonfler de rage. Déjà qu'il me regarde mal, maintenant il se permet de sous-entendre que je suis une consommatrice conne. J'ai le droit de prendre des chewing-gums que j'aime. Quelles sont donc les limites du jugement des autres sur les gens ?

- Tu t'appelles comment ? demande-t-il au bout d'un certain temps.

Je suis en train de jouer avec le sucre renversé offert avec le café lorsqu'il me prend de court avec cette question. Alors là, un haineux qui veut socialiser, c'est rare.

- Rosalie, répond Rosa' qui est persuadée d'être le sujet de l'attention.

Son rire moqueur s'entend brièvement et il retourne à ses occupations sur son portable en appuyant sur son regard lorsqu'il croise mes yeux un quart de seconde.

Je prends mon air détaché lorsqu'il commande une bière. OK, ça prend des bières aux happy hours à 17h un mardi, bah bravo la jeunesse.

- Et mais je la connais elle ! déclare Lucien en pointant du doigt grossièrement une jolie nana assise à l'autre café d'en face.

Je louche sur la personne un bon nombre de fois avant de la reconnaître. C'est Delphine. La grande sœur de Barnabé. Ou la fiancée de mon autre cousin. Tout le monde la connaît au lycée même si elle n'y est plus. Une vraie Basquin. Trop jolie.

Lucien nous lâche pour aller la voir et Malo se retrouve seul face à trois filles dont une des trois a terriblement faim. Faim de quoi ? C'est encore à réfléchir.

- Ambre, arrête de faire des châteaux de sucre, faut grandir quand même un jour ! gronde la rousse en gloussant.

Ma petite colline de sucre s'effondre lorsqu'elle souffle dessus. Je fusille Rosalie du regard et entend le rire moqueur ignoble de l'autre con, assis juste à côté.

Et bah mince, il connaît mon prénom.

Je les quitte cinq minutes plus tard, après avoir reçu un appel à l'aide de mon petit frère qui n'a pas ses clefs. Je tape la bise aux filles et hésite un long moment à le faire au nouveau mais me ravise au dernier moment. Il n'avait pas qu'à se moquer de moi toutes les 6 secondes.

Mes deux amies m'ont fait coucou de loin comme on aime le faire et Malo est resté concentré sur son portable. Ma première impression de lui est pas terrible. Ça sert vraiment à rien d'être beau quand on n'est pas assez intelligent pour être sympa avec les autres. Et puis, ça m'exténue de devoir ignorer chacune de mes émotions.

Actuellement, je n'en peux plus. Traîner avec des inconnus me rend confuse et puis, j'ai encore des tonnes de devoirs à faire. Les Allain comptent sur moi et ce week-end Gustave revient au bercail avec son petit-ami pour deux jours. J'ai hâte de l'entendre conter ses exploits tataviens.





nda: eh ouais des 2002 #rpzeloestune2001doncsoon

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