Chapitre 1

     IL ETAIT A PEINE SIX HEURES lorsqu'une large silhouette noire fit irruption dans la clairière. C'était un vieil homme aux mains calleuses et au teint blanc, le dos courbé par le poids de son fusil autant que par le temps. Pourtant, sous sa chemise à tartan rouge, on devinait de larges épaules droites et un corps forgé par le travail physique. Il avançait entre les fourrés sans un regard pour le sol, avec l'assurance d'un homme connaissant la nature aussi bien que lui-même. Un tapis de courts cheveux poivre et sel lui parcourait le crâne et s'étendait jusqu'à ses tempes, recouvrant sa mâchoire d'une barbe légère. Derrière une large moustache broussailleuse, le vieil homme pinçait les lèvres, laissant courir son regard noir autour de lui.

Soudain, il s'arrêta. Fronça les sourcils et inspira longuement en fermant les yeux. Un lourd parfum flottait dans la clairière. Et ce parfum, il ne le connaissait que trop bien. C'était l'odeur du sang, âpre et métallique. Celle qui vous prenait à la gorge et vous retournait les entrailles. Prudemment, il s'avança dans sa direction, et contourna l'immense rocher blanc qui trônait à quelques mètres devant lui, le fusil à la main.

La scène qui se dévoila sous ses yeux lui laissa échapper un hoquet de surprise : sur la pierre éclatante, gisait le corps ensanglanté d'un immense loup roux, la tête baignant dans une flaque de sang. Soulagé, le vieil homme baissa son fusil, et s'approcha à pas lents.

- Mais qu'est-ce qu'a ben pu t'arriver mon gros ? Marmonna-t-il de sa voix grave et rocailleuse.

Il releva la tête de l'animal avec la pointe de son fusil. Son front était parsemé de taches brunes, et ses joues imbibées de sang. Mais malgré toutes ces blessures on devinait un poil fauve si soyeux qu'il semblait presque doré par endroits. Son museau fin se terminait en un petit nez noir couronné de blanc. « Mais quel drôle de loup », pensa-t-il. « J'en ai jamais vu de pareil dans l'coin ». Il haussa alors les épaules et commença à faire demi-tour quand un gémissement le fit sursauter. Le loup vivait encore ! Aussitôt, sans la moindre hésitation, le vieil homme pris délicatement la bête dans ses bras et la hissa sur ses épaules, avant de quitter la clairière.

     Lorsque Terrence se réveilla, son père était déjà parti depuis longtemps. Il lui arrivait souvent de sortir ainsi, aux aurores, alors que la nuit hantait toujours le bois des Echos. Mais chaque fois le jeune homme ne pouvait empêcher sa gorge de se nouer d'appréhension jusqu'au retour du vieil Oscar. Il avait beau dire, il n'était plus tout jeune, et ses petites excursions matinales n'étaient pas dépourvues de risques. Il passa une main dans sa tignasse de mèches noires en soupirant, et s'avança vers la cuisine. Le jeune homme se pencha sur un petit tas de bois et choisis quelques buchettes écorcées, qu'il enfourna dans une large alvéole couverte de suie. Puis, d'un petit placard d'angle, il sorti une boîte d'allumettes, en activa une et la jeta dans le four avant de refermer la petite porte dans un nuage de poussière.

Ce vieux four à bois, c'était son père qui l'avait construit, il y a bien trente ans maintenant. A l'époque, il n'était pas né bien sûr, mais sa mère, Marie, était encore là... Tous deux avaient passé des semaines à réunir les pierres nécessaires, à trouver une grille, acheter des outils, faire fondre la poignée... Et lorsqu'ils l'avaient enfin terminé, ils n'avaient pas osé s'en servir, de peur de l'abimer. Jusqu'au jour où Marie profita de l'absence de son époux pour y préparer une immense tarte aux groseilles, saupoudrée de sucre blanc. « J'en avais jamais mangé d'aussi succulente ! » lui répétait le vieil homme, chaque fois qu'il racontait cette histoire.

Terrence épluchait quelques pommes sauvages, un léger sourire suspendu aux lèvres, lorsque qu'il entendit quelqu'un crier son nom dans le jardin. Il jeta un rapide coup d'œil par la fenêtre. Son père était là, et une énorme masse cuivrée pendait sur ses épaules. Il était couvert de sang.

- Papa ! S'écria Terrence en accourant vers sont père. Les yeux écarquillés, il contemplait avec effarement le fluide carmin qui recouvrait la chemise du vieil homme et ruisselait le long de ses bras.

- T'inquiète Terry j'vais bien, c'est pas mon sang. La pauv' bête que j'porte par contre... Il laissa sa phrase en suspens et renifla brusquement, faisant frémir son épaisse moustache. Aide-moi à la porter tiens, j'commence à fatiguer.

Pas vraiment rassuré, le jeune homme jeta un regard circonspect à la touffe de poils ensanglantés qui couvrait les épaules de son père. C'était un loup, un immense loup aux poils roux. Il n'en avait jamais vu de pareil. Il s'approcha, hésitant.

- Tu l'as tué ?

- Hein ? Quelle idée ! Non jl'ai trouvé dans la clairière, il était d'jà salement amoché.

- Il n'est pas mort ?

- J'crois pas, mais si on s'en occupe pas vite ça d'vrait pas tarder. Allez aide-moi j'te dis !

Alors Terrence s'exécuta, il déchargea l'animal des épaules du vieil homme et le hissa sur les siennes. Ainsi chargé, il se dirigea à pas lents vers le jardin, serrant les dents sous l'effort.

- Amène-le dans la cabane à outil, déclara Oscar en se massant la nuque. J'devrais bien lui trouver une petite place.

- Et tu veux en faire quoi au juste ? demanda le jeune homme, avançant avec peine sous le poids de l'animal.

- Bah le soigner pardi ! Qu'est-ce tu veux que j'en fasse d'autre ?

Terrence leva les yeux au ciel. Eh voilà, c'était bien son père ça. Ce n'était pas la première fois pourtant, qu'il rentrait avec un oiseau ou un petit rongeur blessé entre les bras. Mais cette fois...

- Papa ! Soupira-t-il, c'est une bête sauvage... Et s'il se réveille ?

- On avisera plus tard. De toute façon dans cet état, il f'rait pas de mal à une mouche ! Déclara-t-il en riant.

Les deux hommes portèrent la bête jusqu'à une petite cabane en bois, dissimulée par le feuillage d'un cerisier à une dizaine de mètres de la maison. La porte s'ouvrit dans un grincement aigu, soulevant sur son passage un épais nuage de poussière. 

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