9. La fenêtre
Rien qu'un peu de paix.
Les gouttes s'écrasent joyeusement sur les vitres de la fenêtre de la salle de maths. Il pleut encore, toujours, jusqu'à la fin des temps. Mais le ciel n'est plus gris. Le soleil se lève entre les nuages d'ocre, les nuages doucement rosés et les brouillards denses. Le ciel n'est plus gris, car la pluie le sublime, comme une averse de sentiments sur une toile vierge.
Autour, les élèves sont gris. Je les vois, devant moi, à genoux, troués par toutes les heures d'exercices, d'exercices, d'exercices. De longues traînées d'encre sur de petits carreaux. Et puis ça ne sert à rien. Et puis ça continue. Et puis il pleut si fort sur les carreaux, les grands carreaux, comment peuvent-ils encore écrire ?
- Mademoiselle !
Je quitte un instant les nuages. Toute la classe me regarde. Certains rient un peu, certains sont aussi noyés que moi. D'autres ont disparu et tout ce qu'il en reste est un stylo qui s'agite pour écrire des suites et des suites et des suites de chiffres. Le professeur me fixe avec une mine d'effarement.
- Ça ne vous intéresse pas, ce que je dis ?
Alors bien sûr, l'honnêteté n'est pas de mise. Je baisse les yeux sur mon cahier ouvert à la mauvaise page. Le silence pèse sur mes épaules quelques minutes, puis la cadence du cours reprend sans pitié. Ça ne sert à rien. Le ballet du dehors continue de plus belle. Le ballet des pluies colorées de lumière, qui s'entremêlent, qui dansent et tournoient sans cesse.
Et puis c'est la comédie humaine.
Acte deux. J'aperçois Octave sous la pluie, assis contre un arbre, la tête dans les mains et les mains closes. Un peu de joie capturée en quelques feuilles. Les doigts liés, les pensées emprisonnées par la fumée qui vole doucement, qui se noie sous les eaux diluviennes. Et il est trempé, Octave. Et j'ai bien l'impression qu'il s'en fout.
Acte trois. Je vois mon frère qui arrive. Ici, c'est plutôt Carl. Il lui prend sa joie, son indifférence transfigurée et enfermée en un petit objet. Il la prend, l'arrache à ses doigts et la jète aussi loin qu'il peut, comme un javelot. Comme une grenade prête à exploser. Et je vois l'autre qui le regarde avec des grands yeux, l'autre qui lui lance des mots affreux. Je peux presque les entendre se déchirer. Je peux presque entendre les battements de leurs coeurs s'affoler. Et les yeux d'Octave explosent, sans lumière et sans feu. Il est comme un somnambule dans une nuit trop claire, comme un oiseau qui découvrirait qu'il n'a pas d'ailes. Octave s'envolait avec sa fumée et retombe avec elle.
Acte quatre. Mademoiselle ?! J'aimerais que vous m'expliquiez ce qu'il y a de si interessant à regarder par cette fenêtre ! Mais je ne suis pas la seule. Le professeur bouche bée voit tous ses élèves qui regardent eux aussi par cette maudite fenêtre. C'est qu'ils considèrent que le spectacle est devenu intéressant. Le poing d'Octave s'est retrouvé dans les dents de mon frère. Leurs visages sont rouges et leurs doigts sont bleus. Leurs cheveux sont trempés.
Les autres voient le sang, les lèvres percées. Ils voient celui qu'ils considéraient comme un gars sage, sans problème, sans histoire, celui qui reste debout sur le côté avec un petit sourire, celui qui ne dit pas grand chose et qu'on ne veut pas vraiment entendre. Celui à qui l'on demande de respecter son image. Ils le voient la déchirer en morceaux, la jeter au sol.
Les autres voient le drogué et celui-qu'on-ne-connait-pas-mais-qu'on-veut-tous-connaître se projeter l'un contre l'autre dans une violence immense. Ça fait pendre leur mâchoire et éclaire leur cornée. Mais ils ne voient rien.
S'ils savaient regarder, ils verraient que Carl ne répond pas vraiment aux coups et qu'Octave s'épuise sans faire mal. Ils verraient les larmes d'Octave qui se mêlent à la pluie, à la sueur et au sang. Ils verraient qu'ils sont bien plus le désespoir que la colère.
S'ils savaient, ils n'oseraient pas regarder. Ils auraient trop honte de leur haine et de leur jalousie, ils auraient trop honte de vouloir leur ressembler. Mais même le professeur les observe dans leur agonie. Et même moi.
La sonnerie retentit soudain et les élèves rangent leur sac pêle mêle pour voir de plus près, au plus vite, aux premières loges. Je les rejoins, sans trop savoir pourquoi. Il y aura sans doute tous leurs amis, tous ceux qui voudraient être appelés comme tels. Tous les admirateurs, tous les corbeaux avides de fruits juteux, de nouvelles inédites, un peu morbides si possible. Et je m'attends à voir Séléné entre eux, comme un rempart, comme un bouclier. Je m'attends déjà à la voir prête à mourir pour les sauver, dans la juste lignée de son sacrifice.
Mais ils ont disparu. Ils se sont envolés dans le brouillard et il ne demeure d'eux que la rumeur étudiante qui s'agite. Ils sont déçus, les lycéens, d'avoir perdu leurs idoles. Leurs belles célébrités abîmées. Ils sont si déçus qu'ils ne cherchent même pas la vérité.
La vérité, la vérité. Personne ne veut vraiment la connaître, et tout le monde préfère l'ignorer.
Je repère Séléné dans la masse grise joyeuse qui grouille sous l'orage. Elle est sur un banc, elle est tombée si bas dans la chaîne alimentaire que tout le monde la contourne sans la voir.
Je serais bien incapable de dire si elle m'a vue approcher quand elle murmure comme pour elle-même.
- Ils étaient au milieu de la cafétéria. Ils ne se cachaient même pas. Ils se sont encore embrassés tu sais. Personne n'a rien compris. Je ne comprends plus rien moi non plus. Plus rien. Rien. Rien. Rien.
Ses derniers mots sont fondus dans le silence, étranglés. C'est qu'ils la tuent sans réfléchir, c'est qu'ils l'écrasent quand ils se frappent et l'achèvent en s'embrassant. Il faut qu'elle vive un peu, il faut qu'elle sache qu'elle en a le droit elle aussi.
Alors je la prends par la main et l'entraîne à contre sens dans la foule déchaînée. La nouvelle s'est vite répandue. Ils ne comprennent rien, les autres. Ils ne comprennent pas comment ceux qui se frappaient jusqu'au sang se laissent échouer, l'un contre l'autre, en une danse solitaire.
Personne ne comprend rien.
La salle de maths est encore ouverte, toujours emplie de cette odeur jalouse de curiosité malsaine. Alors j'ouvre la fenêtre et m'assois sur le rebord. D'un geste, j'invite Séléné à m'imiter.
Les gouttes glacées nous caressent les chevilles, et le vide, le gouffre effrayant, nous regarde. Le vent nous fouette, la lumière un peu jaune inonde nos rétines. Alors la fille de la nuit tourne la tête.
- T'as tellement de chance, tu sais, d'aller si bien quand tout le monde va mal.
Et ça fait comme une pierre qui coule vers mon ventre. Comme la gravité qui se jette sur le sol. Le vide reprend instantanément le contrôle de tout mon corps. Son sourire. Son sourire est comme trop naïf. Je lui réponds d'un rictus sans âme. Je voulais lui montrer la vie. De quel droit. Je ne la connais pas. Je ne la sais pas, la vie. Je ne sais rien.
La fenêtre. La fenêtre devient bien trop penchée.
Il suffirait d'une impulsion.
Un peu de vide.
Un peu de vent.
Si peu de lumière.
Il ne faut pas penser trop fort.
Alors quand la sonnerie retentit à nouveau, je sors de la salle sans courir et les larmes qui auraient dû couler restent coincées au fond de ma gorge étranglée.
Tant de chance d'aller si bien.
Tant de chance.
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