8. Les lumières
La ville est un peu triste aujourd'hui. Elle s'endort transpercée par les phares et les bruits des bouteilles qui se vident. Elle s'endort avec peine, car les cris lui parviennent jusque dans les esprits tranquilles. Les cris du fond des gorges, éraillés, déchirant les entrailles de ceux qui les expirent, les cris remplis d'alcool. Les cris remplis de haine.
Octave est à la traine. Il se démène le long des lampadaires pour rattraper son épaule, son bras, son poignet. Le bout de ses doigts. Tout lui échappe, comme les brouillards, dans son esprit, comme la pluie sur sa rétine.
Il l'a brisée et elle lui crache son sang au visage. Elle lui tourne le dos. Ses mèches volent sur sa face, et elle disparait. Ils n'ont même plus la force de crier.
Pourtant, je les ai entendus, dans l'ombre des bars, quand leurs mains se tenaient jusqu'aux veines, leurs poignets marqués à jamais par les doigts de l'autre. Ils se murmuraient en silence, ils soupiraient plus bas que les prières dans les temples. Les prunelles comme des fruits, des soleils naissant au beau milieu des nuits. Et les étoiles dans les iris racinaires qui s'hérissaient telles des voiles dans le vent. Des fragments de pureté sous les paupières à demi closes, prises par la langueur des heures.
Dans ses yeux à elle souriaient les lumières.
Elles s'y couchaient, comme sur une toile pigments artificiels, comme sur le ciel de brumes nacrées. Et s'y encraient, s'y lovaient, s'y reposaient pour la dernière fois.
Car ces yeux-là se ferment. Séléné s'enfuit.
Séléné, c'est une fille de la nuit. Une fille qui prie dans la rosée, une fille qui tente de rattraper les idiots qui l'entraînent dans leur chute.
Personne ne la rattrape. Et si elle a trop froid, ce soir, c'est que les lumières sont pâles sur nos visages. Nos rires résonnent comme des fantômes dans les heures d'avant, les heures sous les néons à vider des bières plus très fraîches, et à crier trop fort des paroles approximatives.
Et puis c'est fini. Pour quelques paroles tordues, quelques colères étouffées jaillissent des cratères. C'est l'apocalypse par les mots, c'est comme des sabres venant se planter profondément dans la chair. Alors la ville pleure, la ville saigne tandis que l'on reste de marbre, sans rien dire, à l'arrière.
La lune brille comme un phare égaré. La lune brille et nos sourires éteints se répondent en silence. Le bras d'Octave retombe lourdement contre son torse et il y a comme quelque chose qui se brise. Un petit flacon de cristal rempli du bonheur du monde et qui viendrait s'écraser contre le béton armé. Même la fumée de ses yeux semble s'être effacée.
Je vois en périphérie mon frère qui s'avance pour le prendre dans ses bras. J'oublie parfois qu'il sait encore faire cela, des gestes, des sourires, le comportement normal qu'ont les gens normaux. Comme sortir, un soir de semaine, avec des amis. Comme sortir et remonter les rues d'un pas hésitant. Comme sortir dans la nuit et revenir seul.
Je les laisse tous les deux. Lui qui pleure. Mon frère qui sert de carapace vide à ceux qui s'étranglent. Je les laisse et je m'éloigne dans les lumières pâles. Dans la rue qui descend, dans la rue qui tangue un peu, la rue qui dort profondément. La rue qui pleure quand les lumières coulent sur les terrains battus des trottoirs en bitume. La ville est un peu triste ce soir.
La fille est contre un mur. Elle a la tête collée aux briques, elle a la tête brisée contre les vitres. Les vitres des voitures, les voitures qui lui reprochent de pleurer. Mais qu'est-ce qu'elle y peut ? Qu'est ce qu'elle y peut quand ils décident tous de sombrer.
Alors encore une fois, je m'assois à ses côtés. Comme dans l'herbe, comme à la première soirée. Cette fois encore, nos esprits sont emplis d'alcool fort, nos veines translucides et tout autour, le vide. Mais je ne la laisserai plus partir.
- Tu sais, Octave, il ne va jamais bien. Il pleure, la nuit. Il pleure si fort qu'on peut voir les sillons de ses larmes sous ses paupières. Il pleure si fort et si mal qu'il en saigne.
Tu sais, Octave, il va finir par en mourir. Je l'ai dit à ses parents, je leur ai dit votre fils va finir par se pendre. Je leur ai dit. Je leur ai dit et ils n'ont rien fait.
Tu sais, Octave, je l'aime. Je l'aime et le pire c'est que je ne sais pas pourquoi. Il n'y a pas de pourquoi. Mais j'aimerais tant qu'il vive. J'aimerais tant qu'il vive que j'en donnerais ma vie.
Mais tu sais Octave, il ne sait plus ce qui existe et ce qui n'existe pas, il ne sait plus ce qu'il doit crier ou murmurer. Et quand il rit, il pourrait pleurer aussi.
Tu sais, je crois qu'il est en train de me tuer.
- Je sais.
Silence. Un peu de vide que la lumière comble. La lumière comme une aura autour de nos écorchures.
- Pourquoi je l'aime ?
- Il n'y a pas de pourquoi et je n'ai pas de parce que. Mais il te tue si fort que tu mourras aussi, quand il sautera. Tu n'as rien à faire là, Séléné. T'as encore trop d'esprit pour tout ça.
Elle rit un peu.
- Et dire que je pensais que c'était toi qui étais saine d'esprit, dans la famille. J'avais raison, c'est si rare. J'avais raison. Tu es encore là. Le soleil va se lever et tu es encore là.
Alors elle me regarde comme si elle cherchait à me voir. Comme si elle sondait mon âme. Je suis encore là. Je suis encore là et elle aussi, derrière une voiture que l'aube va colorer de mauve un peu doré. Nos visages, dans la carrosserie, sont déformées comme dans un verre. Alors je la regarde aussi, pour la voir en traits pleins et couleurs claires. Elle sourit comme on sourit à la mer, elle sourit comme on respire l'air de la nuit. Elle sourit entre ses larmes, et les lampadaires se reflètent dans ses orbes. Et alors, j'ai presque l'impression de vivre, et de vivre pour une raison, de ne pas être que ce spectre qui se laisse flotter le long des heures sans vraiment chercher à leur donner un sens.
Un jour, avant, des années plus tôt. Je cherchais des réponses à chaque instant, je me battais contre le temps, comme une forcenée. Je retournais les photos, les cartes routières et les journaux froissés. Je voulais savoir. Je voulais tout savoir car le vide ne m'avait pas gagnée. La vie avait le sens que je lui donnais. Mais c'est fini, c'est fini depuis si longtemps et puis c'est fini depuis aujourd'hui. Car ma mère est partie, elle aussi.
Et ici, ici maintenant, je comprends que ce vide là, ce manque de réponses constant, était un bien plus grand néant encore. Car ici, ici maintenant, quelqu'un me voit et me répond. Je suis une épaule et je suis une voix, et je suis un cœur qui bat encore, un peu trop fort.
Il y a des instants trop beaux pour être oubliés.
Alors sans vraiment prévenir, je l'embrasse. Et je prie sincèrement pour ne jamais oublier. Je prie tous les dieux et je prie la lune... J'aurais prié pour vraiment le faire. Mais je ne l'ai pas fait. Je n'ai pas le droit de cueillir son cœur à vif, à fleur de ses lèvres.
Je n'ai pas le droit de respirer cette mer-là, de vivre cette vie-là. Un instant, je clos les yeux pour sentir à nouveau sur mon visage le sel acide de l'océan. C'est plus vif qu'un alcool, c'est plus grand que la vie. C'est les lumières sur l'eau, qui se mêlent aux sirènes.
Elle me repousse doucement dans un sourire, détournant les yeux. Elle sait que je ne pense rien, que les mots qui sortent de mes lèvres ne sont que des esquisses déformées. Elle sait que mes pensées sont silencieuses et mes rêves factices. Elle sait qu'on n'est rien, dans les lumières des parcs. Elle sait qu'on cherche sans ne jamais trouver.
Elle sait que si ses larmes s'effacent, c'est qu'Octave est dans ses bras. Elle sait que son amour est triste et vif comme une valse sans fin, comme une danse funèbre qui ne se terminera que dans les grands gouffres et les grandes fins.
Alors elle pose sa tête sur mon épaule et murmure dans un souffle.
Merci.
Et quand je reviens dans la grande rue, la grande rue en pente qui danse, il y a Carl et Octave qui s'embrassent vraiment, qui se soutiennent l'un à l'autre comme à des bouées, dans le grand large. Carl et Octave qui s'embrassent comme ils l'ont fait plus tôt, déclenchant la fissure, sans réfléchir et sans sourire. Parce que ce n'était plus une belle histoire, c'était comme un meurtre.
Et si Séléné part, si les lumières frissonnent, c'est que nos âmes sont perdues entre le crépuscule et l'aube.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top