7. Le reflet

Le rêve s'est dissipé, brutalement, comme une bulle qui éclate. La ville grise et plate est réapparue derrière la vitre, dans la pluie et la nuit précoce et sans étoiles. Et dire que dans le soupir de l'océan, même le grincement des essuie glace paraissait à sa place. Ici, tout semble juste de sortir de terre. Le quartier est apparu, tout en maisons cubiques et bien rangées, tout en ombres géométriques. Il n'y a même plus de jeunes perdus pour traîner entre les trottoirs luisants d'averse. Même plus d'âmes déversées dans les gouttières penchées. Il n'y a même plus de rêve, de soleil sur les murs des chambres d'enfants ou de jolies cartes postales maritimes au dessus du buffet.

Carl arrête la voiture devant le garage, toujours fermé, cela fait si longtemps qu'on a perdu les clefs. Il coupe le moteur. On n'ose pas se regarder, lui et moi, comme si le sentiment était déjà bien trop fort pour être supporté. Le sentiment que tout a encore craqué, que tout s'est un peu plus enfoncé dans les entrailles de la terre.

La porte n'est même pas fermée. Et les clefs gisent sur les marches. Je le sens tout de suite, le vide. Un mince vide laissé par une âme à peine vive, par un corps trop fin pour être remarqué, trop longtemps enfoui dans le sarcophage des plaids. Mais elle a disparu, elle aussi, emportant le silence et les photos criantes de vérité.

Alors on est rentrés, on a fermé la porte, et on n'a rien dit de plus. Il n'y a plus rien à dire, même sans mots et même sans gestes. On n'a pas posé de question, parce qu'il n'y a pas de réponse. Le ciel est grand et gris, il nous voile la face, et le sel des embruns est loin. Comme elle. Toute cette histoire n'a même plus le parfum du mystère.

Il y a un petit papier bleu sur la table dans l'entrée, et un peu d'encre noire. Je reviens bientôt, dit-elle. C'est un autre mensonge, un autre souvenir d'un temps qui n'a peut-être jamais existé. C'est la pire nostalgie, celle des âges d'or qui n'ont jamais sévit. Elle reviendra bientôt. Bientôt. Mais c'est encore la nuit. Il est des enfants qui sortent sous les lampadaires et qu'on ne retrouve jamais.

On ne s'est pas jeté un seul regard, pas un seul appel, pas un seul signe. Pas un seul indice qui dirait je suis là, ne t'inquiète pas, moi, je ne disparais pas. Moi, je reste. C'est qu'on n'est même pas certains de cela, on n'est sûrs de rien. Qui sait. On se fera peut-être aspirer par les rues, nous aussi. On est si flous, couverts de pluie et d'images brèves. Les belles images de falaises. Le beau soleil qu'on a oublié de ramener avec nous.

On ne s'est rien dit et on n'a rien pensé. Elle était partie, elle aussi. Il y a bien des années de cela. Il y a comme des siècles. Nous sommes orphelins depuis les feux d'artifice du quatorze juillet, où on riait comme des enfants, parce qu'on était des enfants. Et que notre mère ne riait pas. Et que notre père n'était plus là, la tête sous l'eau glacée où les cendres venaient s'échouer. Cela faisait si longtemps qu'il s'était noyé.

On n'est rien dans le reflet des vagues. On n'est rien et il nous l'avait bien dit. Je me souviens. Je me souviens ce soir là, à l'hôpital, quand on lui avait planté des aiguilles dans le poignet pour l'obliger à vivre. Son corps trempé sur les draps blancs, sa chemise grisée et ses jambes bleutées. Il m'a prise par la main, a approché mon oreille de ses lèvres encore mauves. Il a murmuré comme dans un souffle, de ne jamais faire confiance à la vie pour nous donner du sens.

Je n'avais même pas osé pleurer et je n'avais rien dit. Déjà, je crois que j'avais compris.

Aujourd'hui, dans le miroir, mon reflet a la couleur de l'ennui. De l'âme qui s'est laissée pourrir de l'intérieur. Oui c'est moi. Tout a disparu alors je suis une carcasse qui choit sur les marches devant la porte sans parvenir à l'ouvrir. Qui se traîne le long des murs. Qui souhaite juste un peu de tranquillité dans ce monde de fous. Un peu de paix et de vide à déguster en silence.

Mon reflet est de ceux qui se répondent à eux mêmes. Je n'ai même pas honte. La folie s'installe doucement et mon reflet et moi vivons une belle histoire. Mais l'amour, il est échoué dans la mer lui aussi, brûlé à vif par les couleurs du feu d'artifice. La folie s'installe doucement à la place qui lui est due. Mon père a creusé la douve, ma mère a versé le terreau et la pluie vient à présent arroser les fleurs d'une vie qui ne se vit pas. D'une vie qu'on abandonne car elle ne sert à rien.

Alors je me lève et puis je retourne dans la vie qui n'existe pas. Les devoirs et les excuses ratées pour toutes les journées d'absence. Toutes ces fois où je n'ai pas osé me lever pour affronter mon reflet dans les vitres teintées du bus de ville. Les écoles et les élèves et les professeurs fatigués. Tous fatigués. Qu'est-ce qu'on fait là ?

La vérité c'est que je n'ai pas bougé. Mon frère a coupé le moteur, a traversé le chemin sur les graviers un peu humides et a ouvert la porte en laissant la clef sur les marches. Je suis restée dans la voiture, sans même prendre la peine de décrocher la ceinture, les yeux plantés sur le miroir du rétroviseur, recouvert de poussière et mes yeux éteints, mes yeux qui me riaient à la face et mon reflet qui disait. Mon reflet qui criait. Qui se déchirait lentement. Mais qu'est ce que tu fais là ?

Alors je suis restée, des heures, à me défier du regard, à fixer mon visage froissé, ma face de spectre flou, mes traits sans grâce et sans principe, jusqu'à ce que mon frère me prenne à nouveau par la main. Et ils étaient plus chauds, ses doigts, plus chauds que la dernière fois. Depuis ton mon vide, je pouvais sentir ses veines à son poignet, son cœur si rapide, comme avide de vivre.

Vivre. Ça me semble si abstrait. C'est comme les reflets sur les buées, c'est comme les images dans les flaques. Mais sa main, sa main dans la mienne qui me tire vers le vrai, vers le vrai qui s'envole. Et dire que je croyais qu'il avait disparu, lui aussi.

Viens.

Viens respirer l'air de la nuit.

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