6. La mer
J'ai souvent regardé la mer. Les grandes eaux tourmentées, capables de tout laver et qu'il ne reste plus rien. Il ne reste plus rien. Il y a longtemps, on partait comme ça, quelques jours en juillet. Un appartement face à la mer. Avec un petit balcon en pierre blanche et une baie vitrée. Pour tout oublier.
Le quatorze, il y avait un feu d'artifice. Moi, j'avais un peu peur. Je fermais les yeux, mais à moitié. Et mon frère riait à gorge déployée. Dans mon esprit, son sourire est un peu jauni. Et l'image un peu déchirée. Pourtant, il riait, mon frère, en tentant d'attraper mes paumes collées à mes paupières. Mais il y avait une ombre autour de nous, et ma mère ne disait pas un mot. Son regard restait figé sur la mer, et sur l'homme qui tentait de s'y noyer.
Pour tout oublier. On n'entendait rien, avec tout ce fracas dans le ciel d'encre. Tous ces pigments éclatés. On n'entend rien. J'ai avalé le silence.
Mon crâne glisse sur le carreau. Dehors, il fait beau, je crois. Il y a quelques soleils, dans le ciel, quelques couleurs. Le moteur fait trembler la carcasse vieillie de la voiture. Alors mon frère relâche la pédale de l'accélérateur. Il ne rit plus.
Il a mis une cassette dans l'auto radio. C'est joli. C'est presque beau. Le son grésille un peu, et la voix de la chanteuse semble un peu éraillée. Ça respire la chaleur douce. Et dehors, le soleil caresse les arbres nus.
On roule longtemps. Je ne lui ai pas demandé où on allait. Il a pris les clefs là où elles étaient, dans le vieux sac en cuir de maman. Il a dit "viens" alors je l'ai suivi. C'est plutôt simple quand on y pense. Mais rien ne l'est jamais.
On a roulé toute la nuit. Ce qu'il en restait, du moins. Et je pense à notre mère, sans doute toujours sur son lit encore fait, les yeux écarquillés. Ouvrant à nouveau comme au scalpel ses cicatrices à peine refermées. Recousues au fil de journées vides et d'émissions fausses. D'autres vies que la sienne. De bien meilleures vies que la sienne.
Mon frère ne dit pas un mot. Il n'a rien dit depuis longtemps. Pourtant, il a une belle voix un peu chaude et rauque. Je m'en souviens. Je ne lui ai pas demandé s'il avait vu Aube, encore moins ce qu'il faisait sur le trottoir entre les fleurs fanées. Je ne sais pas si c'est important. On verra.
- Tu es réveillée ?
J'avais oublié que j'étais sensée faire semblant de dormir. Il n'y a jamais vraiment cru de toute façon. Alors j'acquiesce à peine, et il ne me regarde même pas. J'ai souvent l'impression qu'il a peur de croiser mon regard.
- On est bientôt arrivés.
Et moi je pense que, peut-être, on n'arrivera jamais. Sur le moment, ça me semble une jolie idée. Qu'on disparaisse là, sur cette grande route, sous un ciel immense, avec cette chanson qui sonne comme un polaroid. On ferait une belle image, tous les deux, avec nos idées rouillées et nos regards fixes. Complètement perdus.
Je ne sais même pas si quelqu'un s'en rendrait compte. Aube, peut-être, quand elle regarderait par sa fenêtre.
Mais on ne disparaît pas. Tout disparaît et nous, on reste là.
Il sort de l'autoroute. On se retrouve sur une petite route, le genre avec la ligne du milieu à moitié effacée et les arbres qui penchent. Il n'y a plus personne.
Puis l'horizon apparaît, découpé comme à la hâche dans le ciel trop uniforme. On longe la côte, au bord des falaises escarpées s'effondrant sur le vide et sur les galets. Ici, on apprend les nuances de gris. Il n'y a pas de voile au large, pas de vagues dans la mer. Rien qu'une large étendue plate et calme. Trop calme. On voudrait y projeter les rochers et bouleverser un peu ce bel équilibre. Et que ce ciel trop grand coule un peu. Et puis les falaises seraient à l'envers et le sable mourrait dans les poumons.
Pourquoi faut-il toujours que je pense trop fort ?
On s'arrête sur un petit parking en bordure du gouffre, un peu avant la station balnéaire. Mon frère attend la fin de la chanson, puis coupe le moteur. J'avais presque oublié le silence. Alors il me regarde, sourit un peu. Oui, il sourit.
Et la mer est beaucoup trop calme aujourd'hui. Comme si, elle aussi, elle se sentait un peu vide finalement. Mais ça n'a pas d'importance. Il y a un sourire face au ciel de l'aurore, un sourire qui donne envie de sourire et de sourire encore. Alors c'est ce que je fais.
C'est comme ça, je crois, qu'on a commencé à entendre la douce chanson de l'écume sur le calcaire, des oiseaux contre la brise et des brindilles cassées par le vent. C'est comme ça que le silence a disparu.
On s'est assis comme ça, sur un banc un peu vert un peu rouillé que tout le monde avait oublié, et puis on a regardé. Il était beau le monde, à cet instant. Et c'est comme si il y avait encore des raisons d'y croire. Je me sentis étrange d'être là, avec mon frère - il a un nom d'ailleurs, Carl - et de croire, qu'un jour, peut-être tout s'arrangerait. La mer était la carapace m'empêchant de penser, de penser vraiment, de me laisser absorber par les gouffres et les avenues vides. La mer était le bleu de mes veines et elle les faisait palpiter sous ma peau. Comme si la vie, comme si la mort, comme si toutes ces choses auxquelles on croit avaient un sens.
Je sentais les pensées affluer contre cette muraille, lames acérées et létales. Mais la mer était solide. Plus solide que le froid, que la neige ou que l'herbe mouillée. Plus solide que moi. Mon esprit s'était ampli de teintes chromées, le noir était effacé.
Ce que c'était niais on ne l'imagine pas. Et quand la pluie a commencé à obscurcir le ciel et les bourrasques à nous frapper le front, on est rentrés dans la petite voiture en souriant comme des enfants.
Alors on est repartis et mon frère a rallumé l'auto radio. Et les mots ont résonné dans mon esprit comme ils ne l'avaient pas fait depuis longtemps. Ce que c'était beau, on ne l'imagine pas. Des mots à ne pas oublier, des mots qui disent trop de choses.
There is freedom within
There is freedom without
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