5. Le silence
J'ai un drôle de goût dans la bouche, comme une saveur égarée, un peu vieillie, un peu renfermée, un peu amère. Une saveur d'ennui. J'ai trop attendu la neige, penchée à ma fenêtre, un peu dans le vide. Les mollets nus agités par le vent, les jours rougies et les lèvres bleues. J'ai trop savouré la nuit d'hiver. J'en ai perdu le goût, et le matin blême est fade quand j'ouvre le yeux, lentement, comme on fait les choses que l'on fait à peine, sans y penser. Le jour est fade quand j'ouvre les yeux sur mon volet ouvert. La lumière est terne car c'est la nuit, encore. Mais la nuit déjà fatiguée qui disparait, elle aussi, sans faire trop de bruit. Le monde, lui, est encore endormi.
Je me lève douloureusement, les paupières encore à demi closes et les membres engourdis. Sous la douche, les gouttes roulant sans cesse sur ma peau sont glaciales. Je ferme les yeux pour les sentir frissonner jusqu'à mes pieds. C'est encore la nuit, mais je suis éveillée.
Je n'ai pas rêvé. Je ne rêve jamais, jamais vraiment. Ce ne sont que des images brouillées qui se succèdent sur le rideau noir de mes paupières, se mêlant aux nuages violacés et aux portes qui se ferment. Il y a toujours des portes qui se ferment, sans claquer. On n'entend pas la serrure, on n'entend pas la clef. La porte se ferme et emporte la lumière. Encore et encore. Et c'est comme une sangsue à ma gorge qui mord la vie à ma place pour mourir dans mes bras. Qui me laisse exsangue, défigurée et meurtrie. Qui me laisse sans vie sur le sol froid et blanc, comme un spectre qui m'apparait pour voler mon image et s'évanouir dans l'espace, avec mes rires désaccordés et mes sourires faussés. Alors comme une prison de glace, les ombres me renvoient mon crâne à nu, sans visage.
Et puis j'ouvre les yeux.
Non, je ne rêve pas. Pas vraiment. Je ne fais que fermer les yeux pour les rouvrir plus tard, et c'est les images qui s'endorment dans une conscience que j'ai oubliée.
Dans le salon, la lumière un peu grisâtre du jour commence à naître. Je pars sans manger, sans un mot. Je m'échappe.
Mon frère est rentré tard, hier.
Dehors, c'est cet instant un peu étrange où la nuit refuse de partir. Les lampadaires sont éteints comme si il faisait jour, mais on n'y voit rien. Surtout, on n'entend rien. Le monde est engourdi et refuse de se réveiller.
Dans le bus, jamais personne. Jamais vraiment. Tout le monde regarde à l'intérieur. Tout le monde refuse de regarder tout le monde. Et je refuse de penser.
C'est si dur de ne pas écouter le silence. Et j'ai toujours ce goût étrange sur la langue. Toujours ce goût de nuit avortée.
Je crois que j'ai pleuré, hier. Car mon frère ne rentrait pas.
Aube ne me dit pas bonjour. Elle ne m'adressera plus la parole, juste ces regards en coin, aussi sombres que des orages. Adieu.
La journée est longue. Le repas insipide. Les gens insignifiants. Le jour refuse de se lever. La nuit pèse sur mes épaules plus lourde qu'une enclume. Je crois que je vais m'effondrer.
Je croise les gens sans rien dire, dans les couloirs, et c'est comme un roman sans histoire et qui n'en finit pas. Et qu'est-ce qu'on s'ennuie ici. Il n'y a rien à voir. Il n'y a rien à dire. Il n'y a que les pieds qui trainent sur les sols un peu luisants.
Que cette journée est longue. Elle n'a pas commencé.
Je rentre déjà. La nuit n'est toujours pas partie. Le monde est toujours engourdi. Les lèvres closes comme cousues entre elles, et à l'intérieur, cette étrange saveur de pourriture. Cette étrange odeur d'abandon.
Quand je pousse la porte, je comprends enfin pourquoi le monde est parti comme ça. Je comprends pourquoi le silence ne s'éteint pas.
La télévision est éteinte.
Il n'y a personne sur le canapé.
Je m'arrête quelques instants. À observer ce sofa vide. Ce plaid abandonné. Et le silence de ce salon. Le silence surpris lui-même d'exister. Absorbé par les murs, absorbé par cette obscurité. Le silence emprisonné. Il ne partira plus. Elle a disparu.
Et ce silence...
J'ai envie de crier mais aucun son ne peut sortir de ma carcasse. Je suis comme morte, déjà. Les yeux écarquillés et la bouche à demi ouverte. Et ce goût persistant.
Et ce silence...
Mon sac glisse de mon épaule. En tombant sur le sol, il fait un petit bruit étouffé qui ressemble à un séisme de magnitude six.
J'avance.
Je m'enfonce dans le silence. Gluant. Il s'accroche à moi. Il me noie.
Je la retrouve sur son lit. Assise. Le visage arrêté. Les mains figés. Un album photo entre les mains. Le silence. Toujours le silence. Elle a vidé sa tête pour ne pas penser à ces images, de sourires étranges qui semblent ne jamais avoir existé.
Foutu goût sur ma langue qui ne va pas partir.
Je ne veux pas voir les images, maman ! Je ne veux pas voir !... je pars. Je cours dans un fracas. Le silence part en mille morceaux et c'est la cacophonie.
Je bois des litres et des litres d'eau pour faire partir le goût. Je bois je bois je bois. Mais il est toujours là.
Et ce silence mon dieu ce silence. Il est parti. Il revient. Je vais perdre la notion du bruit et de la vie et de tout ce qui me survit.
Et ces photos qui coulent tout autour. Ces yeux. Ces regards rieurs qui ne rient plus du tout non qui ne regardent plus. Ces yeux qui ne regardent plus. Ces lèvres qui ne parlent plus. C'est fini tout ça. C'est fini.
Alors je bois je bois je bois. De l'eau glacée. De l'eau brûlante. Et puis plus vraiment de l'eau. Il est déjà tard finalement. Il fait si noir. Si noir à l'intérieur et seulement la lumière du réfrigérateur.
Sur la carrelage froid de la cuisine, mon frère me relève. Il me prend par la main, il me prend la bouteille de vin. Elle fait un drôle de bruit quand il la repose sur la céramique. Je sens sa main dans la mienne. Elle est fraîche. Si fraîche. Comme si elle n'existait pas.
Je ne vois pas ses yeux, lui non plus.
Le silence l'entoure comme une carapace de plomb. Et le silence, je l'ai avalé.
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