3. La pluie

Je dors pour ne pas vivre, et pour ne pas voir qu'il n'y a rien à regarder. Je ferme les yeux sur mes pensées, pour qu'elles n'existent jamais. Je dors toute la journée, quand il n'y a rien à faire, et c'est la nuit même en plein jour quand je gis sur le matelas un peu trop mou de mon lit, les rideaux fermés, la lumière absente.

Il est quatorze heures. J'entends des rires à travers la cloison, des vrais rires, ça m'intrigue. Je ne dors pas, mais je ne les écoute pas non plus. Ce ne sont pas mes affaires. Mais je me lève, je tire les rideaux et dehors, il pleut. Il fait froid. Il n'y a pas de lumière. J'ouvre la fenêtre pour respirer un peu cet hiver, tout pour anesthésier mes neurones. Tout pour ne pas entendre les voix étouffées de la télévision depuis le salon. J'inspire profondément la brume un peu humide, et la bruine caresse ma face. Je ne vois rien, de la ville d'en bas, il y a trop de brouillard entre eux et moi. Juste quelques cendres qui s'échappent des cheminées, et le doux son de la pluie sur les fenêtres, sur les pavés, sur les visages froissés. Ça n'a rien de très beau ni de très inspirant, mais c'est tout ce qu'il y a.

Mon frère, à côté, ouvre aussi sa fenêtre. Je ne savais pas qu'il était là, il n'est jamais là. Il y a un peu de fumée qui s'échappe, un peu de fumée âcre. J'entends les rires plus clairement, ce n'était pas les voisins. On pourrait croire qu'il est heureux, avec des amis, des cigarettes et quelques verres; on pourrait le croire et on aurait peut-être raison. Je n'en sais rien, à vrai dire.

Une fille passe sa tête dehors, je la vois dans l'angle de ma vision. C'est la fille de la soirée. Elle aussi me remarque, fait un sourire un peu gêné.

- Bonjour ! 

Je réponds de même et elle disparait. Les rires se font ensuite plus silencieux. J'espère sincèrement qu'ils sont heureux, derrière la cloison. J'espère qu'ils sont assez heureux pour écouter leurs pensées entre deux rires, et pour en faire des mots qu'ils confient comme des petits cadeaux aux autres. J'espère qu'ils ont chaud malgré l'hiver et le chauffage à dix-sept, que la fumée de leurs cigarettes ne leur gratte pas la gorge. J'espère qu'ils ne partiront pas demain, loin, avec juste un sac et les habits qu'ils portent.

Il y a trop de silence. Je ne peux pas chercher de réponses aujourd'hui, je ne sais rien, rien du tout, il y a trop de brume. Mes pensées sont trempées, un peu trop sombres, un peu glissantes qui m'échappent entre les doigts, comme la fumée, le son de la télévision dans le salon qui résonne dans ma tête.

Il faut que je parte d'ici.

Je suis dehors, avec ma veste et mes écouteurs. Juste ça. Non... non, pas comme lui. Il pleut vraiment maintenant, mon jean colle à mes cuisses et mes cheveux à mes joues, m'obstruant la vue. Il pleut alors il n'y a personne, dehors. Personne dans les parcs, personne dans les rues. Je suis seule et il a encore trop de silence, même si je monte le son. Il n'y a pas assez de vie. C'est l'hiver, c'est la pluie, qui m'emplit mais me laisse vide.

La pluie se mue en neige, le froid en glace, je sens mes mains qui tremblent dans mes poches. Finalement, ça fait du bien. La nature est encore vivante, elle, et elle souffle, elle remue autour de mon corps. J'ai comme l'impression d'être vivante, peut-être même que je souris, peut-être même que quelqu'un me regarde, je n'en sais rien, ce n'est pas grave.

Le vent n'est plus le silence, je peux rentrer. La porte grince un peu et le froid s'engouffre entre les murs, mais ma mère ne dit rien. Elle ne dit plus jamais rien. Mes yeux pleurent d'eux-mêmes. Je sais que c'est le froid mais, c'est étrange, je n'avais pas pleuré depuis longtemps. Je me demande si ce n'était pas la pluie, finalement. Il pleut sur nos vies aussi.

Dans le couloir, je croise le regard de mon frère alors que sa porte s'ouvre. J'entrevois une instant l'intérieur enfumé et les bouteilles qui trainent, et un garçon assis sur le sol, les yeux fermés, une cigarette à la main. C'est Octave, qui oublie toujours. Les prunelles de mon frère sont un peu vides, comme s'il nageait dans une mer de formol. Il fait un signe à la fille qui s'échappe, puis referme la porte.

- Re-bonjour !

Son sourire est moins gêné, un peu délié. Je ris un peu. Je me demande si elle se souvient qu'on s'est endormies en priant, elle et moi, allongées sur l'herbe fraîche. Alors elle s'en va, sans que j'aie eu le temps de lui demander quoique ce soit, et je retourne dans ma chambre, trempée, gelée et terriblement seule. Mais ce n'est pas grave. Il pleut dehors et la nature rit pour moi. 

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