18. L'envol
Il avait l'air d'un ange, le visage en clair obscur, les doigts emmêlés à la cigarette. Il avait l'air d'un ange sans ailes, les yeux fermés, les lèvres closes en un baiser mortel. Les traits découpés sur fond de nuit, il naissait de l'obscurité. Et il avait l'air d'un ange déchu, assis au bord de sa falaise. Les pieds dans le vide. Le futur abandonné, la fumée qui embrassait sa peau.
Il ne disait pas un mot, ne regardait rien. Pourtant, il ne faisait qu'un avec le monde. Le grondement des vagues contre le calcaire, plus bas, ne le troublait pas. Les éclairs qui déchiraient le ciel d'anthracite, il ne les voyait pas. Il était libre, si libre les yeux fermés et l'esprit endormi. Anesthésié.
Sa cigarette fut finie. C'était la dernière. Alors il resta quelques instants la main suspendue dans le vide, comme celle d'une marionnette, suspendue à un fil. Sa vie ne tenait qu'à un fil, et il avait préparé la lame pour le trancher. Net. Proprement. Mais pas tout de suite, non, pas encore. La cendre dessina une traînée d'obsidienne sur la roche. C'était fini.
Alors il ouvrit les yeux, les pupilles fixées à l'horizon. Je ne le voyais pas, il ne me regardait pas, mais je savais qu'il y avait cette lueur un peu hallucinée dans ses orbes. Une pointe de tristesse et de résignation enrobée de folie légère. C'était ainsi que son regard m'était toujours apparu, ainsi que personne ne le voyait vraiment. On le trouvait original, un peu étrange peut-être, mais surtout terriblement intriguant. Tellement intriguant que personne ne s'intéressant réellement à ce qu'il avait à dire.
Je m'assis à côté de lui, au bord du vide. Il me regarda avec un drôle de sourire, comme si je n'étais déjà plus qu'un souvenir qu'il observait à travers un rideau de brume. Il était déjà étranger, l'avait toujours été mais s'était définitivement détaché du monde.
Il murmura :
- Je vais partir, maintenant, tu sais.
Alors j'acquiesçai sans un mot. Je réalisai que je l'avais toujours su. Je ne me révoltai même pas contre cette idée, je commençais presque à comprendre où il allait. Et il sourit de plus belle.
Nous avons encore écouté le fracas que faisait l'écume contre la roche érodée, pendant quelques instants qui auraient pu être des siècles tant ils semblaient éternels et s'ancraient dans nos mémoires. Mais la sienne avait déjà disparu. Il avait tout oublié, dans un sourire. Il n'avait jamais autant souri.
- Ne sois pas triste, je t'en prie. Je sais que tu comprends.
J'acquiesçai, même si ce n'était pas vrai. Mais puisqu'il ne restait plus grand chose de la réalité, ça n'avait pas d'importance. La seule chose qui comptait encore c'était le temps, ces quelques secondes qui me restaient où il demeurait, à mes côtés, sur cette falaise, le vent fouettant nos visages dans la nuit, nos pieds se balançant dans le vide. Jusqu'à ce que ses lèvres remuent à nouveau, jusqu'à ce qu'il parle à nouveau à l'océan.
- Il faut que tu partes, maintenant. Je ne veux pas que tu me voies.
Un fragment de moi voulait protester, voulait rester jusqu'à la fin, jusqu'à la mort, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien que nos révoltes un peu dérisoires. Mais je le fis taire et obéis. Alors il planta son regard dans le mien, une dernière fois, en tenant mon menton dans sa main. Dans cette obscurité, je ne voyais que son être, son âme incandescente au fond de ses orbites. Je retins une larme à l'orée de ma cornée car ses yeux étaient secs, et souris un peu parce qu'il ne pleurait pas.
- Ce n'est pas un adieu.
Un papillon de nuit vint voleter entre nous. Alors, je me levai sans penser, détournai le dos, marchai vers la terre ferme, mes converses trempées par l'herbe pleine de rosée. Après quelques mètres, je cédai. Je me retournai. Un peu brusquement, pour me raccrocher à un ruban qui s'envolait dans le vent, en silence. A un avion en papier qui s'échoue dans la mer.
Au bord de l'océan, il n'y avait plus personne.
Plus rien que le vent balayant une traînée de cendres sur la pierre d'albâtre. Je les observai longtemps, sans en voir un seul détail, mais elles formaient une nuée, une constellation de nuances de gris devant mes yeux embués.
Tout me criait de le rejoindre. La nature toute entière était unie en une prière. Il n'y avait que quelques pas à faire, qu'à laisser le vent m'aspirer, placer un pied devant l'autre, puis un autre, puis courir jusqu'à tomber. C'était si simple. Je crois que c'est pour ça qu'il ne voulait pas que je reste. Il savait que je n'étais pas beaucoup plus sur Terre que lui. Qu'est-ce qui me retenait ?
Les sirènes recouvertes d'écume brillaient dans la nuit, au loin, au beau milieu de l'océan agité par l'orage. Il n'y avait que du vide entre elles et moi. Que du vide à combler.
Je restai longtemps, droite, jusqu'à ce que mes larmes sèchent avant même de couler. Je restai jusqu'à ce que les éclairs tombent à mes pieds, dans une lumière d'épiphanie. Je résistai jusqu'au bout de la nuit. Pas pour moi, pas vraiment, rien ne m'aurait demandé moins d'efforts que de partir aussi. Pas pour moi, mais pour lui qui me l'avait fait jurer d'un serment silencieux.
Ça aurait été si simple de se laisser tomber. Et de tout laisser tomber avec moi. De rejoindre les sirènes, de flotter comme un spectre le long de la crête des vagues. Rien n'aurait été plus simple. Ils étaient tous partis, avant lui. Chacun me faisant jurer de ne pas les suivre. Mais pourquoi devais-je être punie ? Pourquoi devais-je toujours être celle qui se tait, celle qui ne comprend pas, qui ne comprend rien, qu'on laisse liée au bord du précipice.
Trois mois plus tôt, trois ans plus tôt, trois siècles plus tôt, c'était mon père. C'était son sac à dos un peu déchiré d'adolescent, un tout petit sac contenant toute sa vie. Du moins, ce dont il voulait se souvenir. Pas un seul fragment de nous. Il était parti, mon père, parti lui aussi et pour ne pas revenir lui non plus. Parti avec ce même sourire étrange qui dit « tu comprendras un jour. Mais pour l'instant reste ici. ». Je lui avais répondu avec le même silence qui dit « je ne comprends rien ».
Je ne comprenais rien.
Rien que le vent qui s'agite autour de moi, la tornade qui m'emporte et me crie de lâcher prise. Et des images, des images tout autour, qui tournoient et se mêlent, le sourire de mon père, de mon frère, la porte qui se ferme, et toutes ces journées insipides et tous ces visages exsangues et flasques et toutes ces nuits à ce demander pourquoi moi je vis, quand tous les autres s'en vont. Pourquoi moi je reste. Et toutes ces étoiles qui meurent en silence dans un passé qui pleure.
Personne ne pleure ceux qui s'en vont. On se contente de continuer à vivre, de continuer à sourire et à rire sans vraiment y penser.
Alors quand le soleil perce à nouveau l'orage, je pars.
- Au revoir, grand frère.
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