17. Le matin
Le lendemain, je me rappelle. La soirée sans tâches. Pas de regrets. Mais mon frère sur sa falaise. Je me souviens.
Je sors et l'aube est étrange sur la ville. Il y a quelques clochers qui frémissent, quelques oiseaux perdus, quelques maisons vides et quelques jolies rues. L'herbe est fraîche sous mes pieds nus, toujours. Mais le soleil est vert.
Tout le monde dort encore, alors je laisse mes affaires. Juste des chaussures, pour marcher jusqu'à la mer. Et tant pis si les bus ne passent pas le dimanche. J'ai la journée entière, pour vivre autrement. J'ai comme l'impression qu'il faut autre chose que de l'oubli, pour y croire. Autre chose que de l'espoir.
La ville s'éveille sur les sentiers glacés. Je vais jusqu'à l'église, sans penser. Une image vient de me traverser, une image de la soirée. Octave et Séléné. Ils ne se sont pas touchés, pas adressé la parole. Je crois qu'ils ont enfin cessé de se laisser tomber.
L'église n'est pas vide. Il est tôt, c'est la messe. Ils ne sont pas nombreux, mais ils sont là, à baisser la tête et à chanter les mêmes cantiques, les mêmes paroles pas vraiment compréhensibles. L'église n'est pas en paix, ce matin, car ils sont venus prier sans savoir pourquoi. Comme les autres, sans doute. Parce qu'on leur a appris. On aurait du leur dire de regarder la lune, par les vitraux. On aurait du leur dire.
Mais je n'ai rien dit. Et je suis repartie.
Il y a des jours où je n'ai peur de rien. Il y a des jours, comme ça, où je sais que tout pourrait arriver. Des jours où les feux refusent de s'éteindre dans les cheminées, des jours où le vent souffle à en tomber. Et je n'ai pas peur. Pas même de l'amour, qui m'a déchirée si longtemps, que je n'oserai pas avouer pour l'instant. Pas même du soleil, qui m'a brûlé les yeux. Pas même de la mort.
Il y a des jours où je marche le long de la voie ferrée, qui n'en finit pas, qui ne mène nulle part. Je perds mon regard dans les trains qui passent, qui passent, qui passent. Et ça n'en finit pas. Leurs têtes sont contre les vitres embuées, leurs regards se perdent dans les fourrés. Il y a des jours où tout pourrait arriver. Aujourd'hui, un train s'arrête. Aujourd'hui, un train a décidé de mourir sur la voie. On dit pourtant qu'on ne meurt qu'une fois.
Le grincement des mécaniques fait fuir les oiseaux qui dormaient, doucement, dans les arbres. Un train s'arrête. Et moi, je continue d'avancer sans le regarder, le long de la voie qui ne mène nulle part. Les passagers s'agitent, je les vois dans le coin de mes yeux. Il y a des jours où ils ont toujours peur, des jours où il vaut mieux qu'il n'arrive rien. C'est toujours mieux, s'il n'arrive rien. Ça leur donne la certitude qu'ils n'ont pas besoin de grandir, de partir ou d'abandonner quoique ce soit. Pas besoin de disparaître.
J'arrive à l'avant du train et il y a cet homme, allongé sur les rails, tête contre sol et larmes qui coulent. Ses sanglots provoquent dans son corps un sursaut étrange, comme s'il n'avait pas peur. Non, pas de peur. Mais tellement de regrets. Tellement de regrets que son corps ne peut plus que se courber sous leur poids, tellement que des couteaux se plantent dans ses entrailles chaque fois qu'il respire. Tellement qu'il ne pouvait plus vivre. Tellement qu'il a oublié d'avoir peur.
Lui, je m'arrête pour le regarder. Il s'échappe de son propre corps, et c'est étrange de voir un homme comme ça, qui pleure autant. C'est étrange de voir un homme qui n'a plus peur, étrange de voir un homme qui voulait disparaître, mais qui est toujours là. Tant de larmes coulent sur ses traits émaciés, tant de cris s'immiscent dans son crâne. Il en déborde, il n'en réchappera pas. Il n'entendra pas leurs jurons, leurs expressions de passagers pressés, qui ont peur de tout. Il ne verra pas leurs visages de haine, qui refusent de comprendre la peine de l'homme qui se traîne sur les voies.
Cet homme ne me voit pas, quand je m'agenouille près de lui. Il est jeune, jeune comme moi, comme tous ceux qui sont coincés dans un temps figé qui refuse d'avancer. C'est toujours la même saison, toujours la même marée. Mais aujourd'hui, je vois des bourgeons aux branches, de la lumière sur mes trop longues manches.
Il relève son visage froissé, las, pâle et croise mon regard déphasé. Je souris.
- Je pars à la mer, tu viens ?
Alors le train repart et nous laisse sur les rails. Ce matin a un parfum de départ, d'herbe coupée et de jeune rosée. Des oiseaux osent chanter et les clochers s'émiettent de l'autre côté des fossés, derrière les gares et la vie des gens. Des autres gens. Ceux qui se pressent de vivre tant qu'il est encore temps.
Le soleil est levé, oblique, éclaire nos visages d'une lumière de crique. Les trains ne s'arrêtent plus jusqu'à midi et dans les wagons, les voyageurs sourient.
On s'arrête dans une ville où il n'y a personne. Que des rues vides et des bâtisses immenses, de pierre blanche et de brique. La grande place est déserte, quelques bancs verts espèrent, rouillés depuis des lustres. Il est des lieux qui refusent de disparaître. Je suis venue ici, il y a longtemps, je me souviens. C'était avant le quatorze juillet, avant les cerfs volants et les balcons brisés. On s'était promenés, la main dans celle de nos parents qui souriaient. Qui souriaient en nous regardant. Il y a des moments qui refusent de disparaître. On avait mangé sur une terrasse, des croque monsieurs un peu froids, en regardant les passants qui nous regardaient aussi. C'était simple. J'en viens à me demander si je n'ai pas tout inventé. Ma mère était si jeune, mon père était si là. Et Carl jouait au grand frère, en restant près de moi.
Il y a des souvenirs qui refusent de s'envoler.
Nous marchons toute l'après-midi vers l'ouest et bientôt le soleil nous tourne le dos. Le vent se lève, c'est la tempête chaque fois qu'un train nous dépasse. Mon compagnon de voyage n'a pas prononcé un seul mot depuis que nous sommes partis. Et puis dans un autre village, il s'est assis. Sur un de ces bancs à l'ombre des peupliers, où personne ne s'assoit plus jamais. Les pupilles pleines, le regard irisé, il m'a sourit et je suis repartie, avec cette certitude étrange qu'il ne m'attendrait pas. Il avait l'air soudain plus vieux, plus sage, comme s'il avait vécu milles vies avant celle-ci. J'aurais juré l'avoir entendu dire qu'il était fier de moi. Moi, sa fille.
Le corps plus léger qu'une feuille qui tombe, je longeai encore longtemps les voies ferrées. Je commençai bientôt à courir. Il y avait le sel, il y avait la houle. Le bruit des vagues, des mouettes et de la foule, venue accueillir le printemps.
C'était le soir quand je suis arrivée sur la plage. Toujours la même plage. Toujours le même océan grisé. Le ciel y répandait un rouge plus bleu que l'azur, un rouge plus froid que le feu.
Je retrouvai Carl où je l'avais laissé. Sur la falaise de craie.
Je retrouvai Carl, penché au dessus du vide, translucide dans la lumière acide, fumant une cigarette.
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