16. L'oubli
Une drôle de soirée. Un gars qui penche, sur la piste de danse. Un gars qui sourit, puis qui pleure, puis qui sourit encore. On n'y comprend pas grand chose. Et dans le fond, tout le monde s'en fout. Une drôle de soirée, et quelqu'un a mis une drôle de chanson sur la stéréo. Personne connaît les paroles et les rares qui s'en rendent encore compte râlent pas mal. Et puis y a cette fille, là, qui chante chaque phrase. Ma mémoire me rappelle qu'elle a le visage de la Lune, son nom et sa couleur. Séléné est là, à cette soirée réelle qui me ramène, de force, sur les sentiers battus. On n'entend pas sa voix, on voit juste ses lèvres bouger. Enfin, je vois. Parce que cette fille-là, personne ne la voit. Ils sont trop occupés à remplir leurs verres, à s'effondrer contre les murs, à fumer leurs cigarettes. Ils ne la voient pas, elle, qui danse pas vraiment, qui chante en fermant les yeux. Octave, dans un coin, qui réfléchit presque, comme si rien ne s'était passé depuis la première soirée.
Et puis je me dis, elle est jolie, cette chanson.
Elle est jolie, cette fille.
Mais ça, ça je l'oublie vite. Il y a des choses que je ne préfère pas penser. C'est trop compliqué, trop étrange, trop inquiétant. C'est bien plus facile d'écouter la chanson qui cogne contre les murs et de regarder ce gars qui penche, sur le côté, sans trop s'en soucier. Il me regarde, lui, avec sa tête qui tangue. Je suis frappée par la tristesse de ses yeux. Il y a quelque chose, quelque chose qu'il ne dit pas, dans ses sourires. Quelque chose qu'il dit quand il pleure et que personne n'écoute. Et il me sourit, avec ce regard triste, là, et je ne sais plus quoi faire. Je devrais aller me resservir un verre, je devrais aller respirer un peu les fumées, là, derrière la porte vitrée. Il n'y a plus grand monde à l'intérieur. Qu'est-ce que je fais encore là ? Ce garçon, je l'ai reconnu. C'est un garçon des églises, un garçon des nuits troubles. Il disparaîtra bientôt, lui aussi. Et personne ne l'a jamais vu.
Alors je sors. Dehors, il y a toujours la musique, cette jolie chanson que personne ne connaît. J'ai l'impression de l'avoir déjà entendue. Où est-ce que c'est mon cerveau qui s'en souvient, d'une minute auparavant ? Le temps n'a plus grand chose à voir avec la réalité. Dehors, il fait froid. Les autres parlent et rient. Et je ne sais plus sourire, moi. Je pense juste à cette chanson, là, à l'intérieur. Cette chanson que je connais pas mais qui est quand même vraiment chouette. Et cette réalité étrange, où les gens qui ne dansent pas ne pensent qu'à danser, où ceux qui dansent ne pensent à rien. Tous ces gens qui sourient, qui rient, qui ne dansent pas. Il y Aube, au fond du jardin, qui a tout oublié. Elle y croit encore, à la beauté des âmes.
Ils me sourient encore, et puis moi je retourne à l'intérieur. A la porte, il y a cet autre gars, qui me dit avec un regard inquiet de ne pas faire quelque chose que je regretterai demain. Demain ? Il n'y a pas de demain. Pas pour l'instant. Il fait encore trop nuit voyons. Alors, je rentre. Et puis, je ne le connais pas. L'ai-je déjà vu ? Il y a le visage de la conscience. Et j'ai tout oublié. Hier, c'était la mer, mais c'était il y a des millénaires déjà. Tout ça n'est plus rien. Un frère qui me dit de vivre et moi je ne sais pas comment faire.
Il y a toujours cette chanson, qui n'en finit pas. Ou alors est-ce qu'elle passe en boucle ? Ou est-ce le temps englué ? J'en sais rien et puis de toute façon, on s'en fout de la chanson.
Je m'approche du gars qui penche. Ça fait déjà quelques heures qu'il a enlevé sa chemise, quelques heures qu'il n'est plus lui-même. Quelques heures qu'il penche. Je sais même pas s'il se souviendra de quoi que ce soit, et je me sens presque coupable. Je vois trop clair. C'est trop compliqué.
Je vais me servir un verre. Et alors la fille s'approche. Séléné. Je sais que c'est elle, mon cerveau le sait mais moi, je ne la reconnais pas. Je la regarde pas, trop occupée à chercher la vodka. Je retrouve bientôt la bouteille mais j'ai perdu mon verre. Tant pis, je bois au goulot. J'ai toujours trouvé que le goût était meilleur, si goût il y a. Ça brûle doucement ma gorge, jusqu'au cœur. Dans ma tête je compte mon courage et j'oublie de compter les gorgées. Ça fait beaucoup de gorgées, juste assez de courage. Alors je pose la bouteille. J'entends un soupir, mais je la regarde pas. Je te regarderai pas, compris ? Elle était nulle ta chanson, Séléné. Je ne sais même plus qui tu es.
Le gars qui penche est toujours au milieu de la piste. Il danse un peu, il sourit beaucoup, beaucoup trop. Je crois qu'il penche un peu moins, ou c'est moi qui penche maintenant. Mais quand j'approche il me propose une cigarette. J'ai une drôle d'impression. Je marmonne quelque chose comme un oui et le suis quand il monte à l'étage. En fait, il cherche juste sa veste. Je n'ai aucune idée de sa couleur, alors j'attends au pied de l'escalier. Il revient un peu après avec sa veste sur les épaules, rien que sa veste. Alors je le suis dehors. Il allume une cigarette et un instant à la lueur de la flamme du briquet son visage paraît encore plus triste. Il a arrêté de pencher. Il redevient Octave ou mon frère ou je ne sais plus qui encore. Il n'y a plus vraiment d'identités, de simplicités et de noms. J'ai tout oublié.
Il prend quelques bouffées, et la cendre dévore la cigarette. Ça lui donne un drôle d'air, un peu mystérieux, comme les acteurs dans les films. Il a une certaine classe, mais il a plus sa chemise alors là tout de suite il doit juste avoir froid. Il me la tend, sa cigarette, et je la prends. Je ne la porte pas tout de suite à mes lèvres. Il y a un éclair, quelque part, et un mince bruit de tonnerre. Je devais vivre, je crois. C'est ce qu'il m'a dit, mon frère, au bord de la falaise. Il faut vivre. Alors je lui rends sa cigarette sans le regarder, car il n'a plus de yeux et plus vraiment de corps. Ce sont des ombres, dehors, qui dévorent les rêves bleus. Pourquoi suis-je revenue déjà, je ne sais plus. Cette réalité-là est de celles qui s'oublient. Et j'ai tout oublié.
Désolé, qu'il dit. Mais personne ne l'entend. Il ne penche plus, il a sa veste sur le dos et il a repris sa cigarette. Il me sourit avec son drôle de sourire. Désolé, encore. Et là il rit doucement. Il a un joli rire. C'est fou comment on peut arriver à se mentir.
Alors je fais rien et je retourne à l'intérieur. Il y a toujours cette fille, et toujours cette chanson. Je pense qu'elle l'a remise, et personne ne rentre danser. Ils ont tort, elle est chouette, cette chanson. Elle est chouette, Séléné. Alors j'avance, et je danse aussi. Les mots viennent à mes lèvres sans que j'y pense, elles sont vraiment bien ces paroles.
Elle est vraiment jolie, cette fille.
Je ne sais pas trop pourquoi, mais je commence à penser que je l'embrasse, elle. C'est plutôt beau, comme image. Y a une larme qui coule, sur ma joue. Je sais pas trop d'où elle vient. Je crois que c'est le regret et la peur. Cette fichue peur de m'approcher, de faire un pas dans leur direction. Vas y parle. Vas y ose. Ne gâche pas tout. Elle est belle, cette chanson. Il faut vivre, c'est mon frère qui l'a dit. Je crois qu'il a raison, il a toujours raison, Carl.
Mais il n'est pas reparti avec nous. Il est resté sur la falaise et il n'a pas froid.
Elle sourit si fort que je crois que je vais sourire aussi. L'instant d'après, elle m'embrasse et moi j'oublie que c'est compliqué. Cet instant n'est pas un éphémère, cette fille n'est pas éphémère. Certaines choses sont destinées à rester.
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