14. La neige
Je sais pas combien de temps on est restés là, tous les deux, à regarder les pétales tomber à par terre. Un à un. Et puis une foule entière. Il a dit quelque chose comme est-ce qu'on doit vraiment laisser les arbres mourir ? et moi j'ai souri sans répondre. Ce n'était pas une vraie question. Je ne crois pas que c'était une vraie question. Mais c'était joli, comme pensée, alors j'ai souri.
Est-ce qu'on doit vraiment laisser les autres disparaître ?
On s'est arrêtés dans une petite station-service pas tellement fréquentée et un peu sinistre. Et la nuit commence à tomber, mais il y a ce cerisier, là, près des pompes à essence, qui est coincé en été. Alors je crois qu'on va rester là, on va dormir dans la voiture près de l'arbre qui se meurt. Ce sera presque beau, car plus rien n'est vraiment beau ces jours-ci. Il y a trop d'odeurs tristes, trop d'odeurs qui se perdent dans l'air et disparaissent sans rien dire.
Alors on dort sur les sièges qu'on n'a pas pris la peine de pencher. On éteint l'auto radio avant de dormir, parce qu'on repart demain. Mais je sais que dans nos esprits vides il y a cette même mélodie douce des pétales qui s'écrasent sur le sol glacé.
On se réveille sous une drôle de lumière, pâle et pourtant trop forte. Il a neigé, dehors, et ça fait comme un fin tapis nacré. J'ai un sourire sur le visage en ouvrant les yeux, un sourire qui vient de nulle part mais qui me réchauffe, à l'intérieur. Le cerisier a perdu toutes ces fleurs, cette nuit, et il les a enterrés sous la terre blanche. Ce que ça peut être beau, on ne l'imagine pas.
Octave dit qu'il faut quand même repartir, qu'on a pas de temps à perdre. Je sais qu'il a raison mais je laisse fondre mon sourire avec plus d'une once de regret.
Samedi, on est samedi. Il faut qu'on le trouve aujourd'hui. On devait aussi le trouver hier, mais hier, c'était différent. Ce soir, on est invités, tous les trois.
La mer n'a jamais été aussi loin dans mes souvenirs. La neige recommence à tomber sur l'autoroute sans vie, vers midi. Je me rends compte alors que je n'ai même pas faim. Ce n'est pas bien grave, on mangera plus tard. Ou alors on ne mangera jamais. Et cette voiture continuera de rouler vers l'horizon courbe et saupoudrée de blanc. Et tout le monde nous oubliera. Et la soirée se déroulera quand même, sans que personne ne se rende compte de notre absence. Qui sait, elle est peut-être même déjà passée.
Qui sait, on a peut-être déjà disparu.
On sort de l'autoroute désertée sous un soleil oblique, dans la lumière pâle des jours sans réelle chaleur, sans réelle couleur. Les arbres sont morts et les pétales ont chanté leur dernière chanson. On sort de l'autoroute et, de l'autre côté, il n'y a pas plus de vie. Octave est un peu fatigué, on s'arrête un instant au milieu des champs. Ou on s'arrête quelques heures. Peut-être même que les astres ont déjà terminé leur ronde.
On s'arrête près d'un cimetière couvert de neige immaculée, comme dans les films. C'est toujours l'hiver, dans les cimetières. Et on rentre, parce qu'il n'y a pas grand chose d'autre à faire. On déambule sans but dans les allées, lisant du coin des yeux les inscriptions, les noms effacées et les dates floues. Les fleurs sur les tombes sont gelées et les plaques funéraires renversées sur le marbre. Certains monuments sont brisés, par le temps ou par les tempêtes, et c'est d'une tristesse infinie cette pierre défoncée, ces portes déchaussées.
Un moment, je songe à ce que je ferais si je découvrais sur la pierre le nom de mon père. Je me demande si je pleurerais, si je serais soulagée de savoir que dans une certaine réalité, il n'est pas demeuré complètement inconnu au monde. Je me demande. Ressentirais-je quoique ce soit, poserais-je sur le marbre une fleur synthétique ou un chrysanthème pourpre. Il n'y aurait pas de date, aucune inscription et un seul nom, pâle et hésité. Même dans la mort, sa réalité ne serait pas flagrante. Il a disparu de la surface de la terre, des registres et des cartes. Il a disparu, qu'est-ce que je m'imagine encore ?
Sur ma gauche, Octave m'appelle. Il murmure mon nom avec une drôle de note dans le souffle, comme une hésitation ou un fragment de peur. J'approche. Il a écarté avec sa main gelée quelques flocons au dessus d'une pierre fissurée, grise et pas tellement lisse. Je regarde le nom puis je détourne les yeux, la certitude plantée dans le crâne que je n'aurais jamais du le voir. Pas encore.
Alors Octave ne dit rien et ne murmure plus. On repart tous les deux dans un silence que seuls viennent troubler les flocons qui s'échouent sur nos crânes.
Je n'ai jamais aimé les cimetières. Trop d'émotions, trop de regrets qui n'ont même pas lieu d'être. Trop de simulacres d'amour, de simulacres de certitudes froissées. La vérité c'est qu'il n'y a plus rien, la vérité c'est que tout disparait. Les souvenirs s'évaporent. Les noms s'effacent des pierres et les pierres s'enfoncent dans la terre. Et personne ne revient. Personne ne revient jamais visiter les morts, tout le monde veut juste une bonne conscience et quelques bonnes âmes à son propre enterrement. Tout le monde veut les fêtes, tout le monde veut les bières en terrasse et les étés sur les plages. Tout le monde veut être invité à la grande ronde universelle.
Certains disparaissent pour de bon. Et d'autres disparaissent en eux-mêmes. Où suis-je ?
Je suis revenue. Mes pensées sont revenues. On a pris un tel détour pour aller à la mer. Mes pensées sont revenues dans leur surplus torrentiel. Mes souvenirs aussi, et le temps courant. Je dois crier maintenant, je dois courir aussi. Le temps m'a rattrapé et il n'a pas de pitié.
Je veux retrouver Carl. Qu'on fasse un nouveau cerf-volant, qu'il s'envole entre les mouettes, entre la pluie.
La neige cesse de tomber quand le moteur démarre.
J'aurais aimé embrasser Séléné.
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