13. L'auto-radio
Il y a la pluie orange, sur mon visage froid. Comme une pluie de lumière sur mon corps noyé dans la masse, noyé dans les gens. Le long du trottoir, une voiture s'arrête. J'avais presque décidé de retourner dans la vie. J'avais presque décidé que tout redeviendrait normal. Quelle blague. Mon crâne brûle trop, et le vertige prend possession de mes membres à chaque pas. Mon corps n'est plus apte à la vie. Mes pensées ont pris une drôle de forme, celle des obsessions entrecoupées de longs silences.
Le long du trottoir, une voiture s'arrête.
La vitre est un peu sale. Dans la poussière, les lumières se réfractent. Dans la buée, elles se diffractent. Elles sont oranges, dans la nuit, dans cet hiver infini. Elles sont oranges et c'est un peu comme si le Soleil pleurait, lui aussi.
Octave pousse un soupir. Un long soupir. Et c'est comme si c'était son âme toute entière qu'il expirait. Les yeux baissés. La mine creuse. Et c'est comme si c'était son âme toute entière qui l'avait abandonné. Il n'y a plus vraiment de lumières dans ses pupilles ternes, plus vraiment de souvenirs dans sa boîte crânienne. Octave pousse un soupir, et me regarde. Il tente un espèce de sourire. Mais enfin, pourquoi faire. On a laissé la réalité dans l'allée d'une église. On a laissé la réalité et, à vrai dire, on ne comprend plus grand chose.
Bon, on y va ?
Le moteur rugit doucement, un peu fatigué. A la radio, il y a ce trompettiste plutôt connu, mais dont on oublie toujours le nom. C'est une belle matinée d'hiver, le ciel est clair et le froid mordant. Les étudiants ont passé au dessus de leur manteau des écharpes en laine. Ils courent sur les passages piétons, leurs écouteurs dans les oreilles, et tout le monde écoute la même musique.
J'ai laissé ma mère dans la cuisine. Elle est là, elle est bien revenue. Sa mémoire lacunaire, son teint cireux et ses tartes brûlées. Peut-être qu'il aurait mieux valu qu'elle demeure disparue. C'est terrible à dire, peut-être, mais elle n'est qu'un fantôme revenu à la vie. Ce n'est même pas ma mère, ce n'est même pas ma mère depuis que son mari est parti. Dans la mer, qu'il voulait se noyer. Je crois bien qu'il y est resté. Il est un peu étrange, son visage, dans la lumière bleutée des aurores sous-marines.
Bon, on y va. On y va où ? Chercher Carl. Mon frère. Son fils. Non, pas leur fils. Plus leur fils non plus. Carl. Mon frère. Qui a disparu depuis leur dernier baiser dans la cafétéria, après leur dernier meurtre. Sur mon téléphone, il y a dix-sept appels manqués. Peut-être que Séléné s'inquiète. Ce n'est pas un peut-être. Mais Séléné n'aurait pas sa place dans cette voiture lancée vers le vide, Séléné est encore accrochée à la Terre, Séléné pense encore que l'on va bien. Que l'on oublie pas. Que l'on ne disparait pas. Séléné est doucement tuée par un amour trop grand pour ses yeux trop aveugles. Séléné n'aurait pas eu sa place dans cette fiction ratée. Elle est un coup du destin, une perte collatérale. Un peu comme ce simulacre de mère qui attend sagement que ses enfants reviennent. Peut-être vaut-il mieux pour elles ne plus être mêlées à cette affaire.
Bon, on y va. On sort de la ville, on sort de tout ce en quoi on croit. Alors, on est où ? Ce n'est pas Octave qui me répondra. On va vers l'Est. On suit le Soleil. C'est tout ce qu'on sait faire. Suivre la lumière qui nous aveugle et attendre que ça fasse un peu moins mal. C'est Carl, aussi. Ses yeux qui savent, sa voix douce, sa main glacée. C'est mon frère, la lumière.
- Bon, on va où ?
Octave me regarde avec une sorte d'espoir. Le meilleur espoir qu'il puisse avoir, lui qui s'est perdu à l'intérieur. Le meilleur espoir qui puisse briller dans ses pupilles timides, renfermées.
- À la mer.
On doit aller voir l'océan. On doit aller sentir le sable frais sous nos doigts. On doit laisser le vent nous souffler les réponses aux grands problèmes. C'est le meilleur espoir. C'est le seul qu'on a.
Alors Octave redémarre la voiture qu'il n'a pas arrêtée. On prend les grandes routes, celles où l'on roule si vite que le monde devient flou. On est en contre sens, leurs phares anti-brouillard nous brûlent les yeux. Il n'y a pas grand monde pour aller à la mer le vendredi matin.
Vendredi matin. J'y repense, je suis invitée demain soir... Chez Aube. Que fait-elle maintenant que son grand amour a disparu ? Je ne suis pas certaine qu'elle en ait quoique ce soit à faire. Je ne suis même pas sûre qu'elle s'en soit aperçue. Elle ne sait pas grand chose, Aube, dans son halo de lumière, un peu superficielle.
Je m'emmitouffle dans ma longue écharpe et me recroqueville sur le siège passager. J'ai enlevé mes chaussures, je mets mes pieds nus sur le tissu. Les bras autour des genoux. Je me mettais toujours ainsi quand on partait en vacances. On y retourne aujourd'hui, n'est-ce pas ?
C'est là que tu es allé, grand frère ? Là où tu m'avais emmenée quand le silence était beaucoup trop fort, quand maman s'était aussi envolée. Maman est revenue, tu sais. Et il y a une drôle d'odeur de cramoisi dans la cuisine.
C'est là que tu es allé, n'est-ce pas ?
Je tripote un peu l'autoradio. La station de jazz passe une sorte de journal. Une météo hivernale, des manifestations contre la fermeture d'une usine, des menaces nucléaires. Rien de bien nouveau. Le monde est si loin de nous. Il n'y a personne sur la route, et on longe les talus un peu brouillés.
Je retrouve la vieille radio de mes parents. Celle qui passe du rock un peu alternatif et du disco, et tout ce qui a pu se produire entre les deux. Je reconnais même la chanson, et Octave aussi, si j'en crois son visage qui s'ouvre. Qui s'éclaire un peu.
- Radiohead, il murmure.
Oui, voilà. C'est ça. Mon père aimait beaucoup cette chanson, je me souviens.
There’s a little child running around this house
And he never leaves, he will never leave
- And the fog comes out from the sewers.
Octave chante. Enfin, il souffle, il respire et ça fait comme une mélodie qu'on fredonnerait avant de mourir. Et c'est comme un dernier espoir. Un soleil orangé qui refuse de disparaître derrière la brûme glacée. Un soleil pâle qui refuse de mourir. Quelques notes claires sur une tempête étouffée.
Et peut-être, alors. Peut-être qu'on pourrait ne pas disparaître.
It glows in the dark.
La voiture lancée sur l'autoroute déserte. Les collines un peu vertes tout autour, qui forment une harmonie de gris. Et la voix du chanteur qui s'étrangle pour ne pas s'éteindre.
Carl, je crois qu'il y a de l'espoir.
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