12. Le sourire

Alors que le Soleil pointait au dessus des faîtages, j'ai poussé avec la paume de ma main la porte de l'entrée. Le verrou était mis, mais pas dans la gâche. Le paillasson était trempé. Alors même que je refusais de réfléchir, une pensée me transperça de part en part comme un javelot. Une terrifiante lance me réduisant à une ruine.

Ce n'était pas possible.

Elle n'avait pas le droit de revenir, pas maintenant, alors que Carl avait disparu, elle n'avait pas le droit. Et puis personne ne revenait. Personne ne revient jamais. Jamais.

Mais j'ai poussé la porte, et elle était là. Dans la cuisine, vêtue d'habits qu'elle n'avait pas mis depuis de nombreuses d'années, depuis la disparition de son mari. Elle faisait cuire des oeufs dans une poêle un peu rouillée, et leur douce odeur se répandait dans le salon. Alors j'ai cru que la nuit avait empli la réalité, que je ne savais même plus reconnaître le réel après trop d'errance et de phrases insensées. Avant qu'elle ne me voie, si c'était seulement possible, je fuis dans le couloir. Dans la salle de bain.

Même là, l'odeur des oeufs brouillés pénétrait les murs.

L'eau est chaude. Bien plus chaude qu'à l'ordinaire. Je la laisse traîner sur ma peau, sur mon visage, dans mes yeux jusqu'à ce que ma vue soit obstruée. Alors j'abaisse mes paupières, si lourdes, et tente une pensée. Une seule au beau milieu du vide. Ce n'est pas possible. Il y a des choses que le monde ne permet pas. On disparaît comme ça, on passe la porte et elle ne s'ouvre plus jamais. C'est ainsi. Ça avait toujours été ainsi.

Je ne sais pas si j'ose sortir du couloir. Je ne sais pas si j'ose, voir. Penser. Perdre la réalité. Mais elle y est déjà, la mère. Elle vient réveiller ses enfants pour l'école, avec sa douce voix. Elle vient les sortir de leur lit, mais les enfants se sont enfuis. Les lits sont vides. Les fenêtres sont ouvertes. La réalité.

- Maman ! Je suis là ! 

Elle ressort de la chambre de mon frère, une étrange expression sur ses traits. Je ne sais plus qui elle est, si elle a disparu, si elle est revenue, ou si elle n'est qu'un fantôme, une illusion de mon esprit. Mais elle sourit, et je frissonne. Je tremble, comme soufflée d'un grand vent. Ce n'est pas possible.

Elle est là.

- Ah, tu es là ! Tu ne sais pas où est passé ton frère ? 

- Si, il a dormi chez Octave, ne t'inquiète pas.

- Mais oui ! Où avais-je la tête ? 

Cela faisait des années que je n'avais pas entendu le son de sa voix, des années que je n'avais pas vu son visage. Des années qu'elle n'était plus que cette épave étrange ne quittant le canapé qu'une ou deux fois dans la journée. Elle avait disparu.

Mais qu'est-ce qu'elle fait là ?

J'ai l'étrange sentiment d'être immobile, incapable d'esquisser un mouvement, au beau milieu d'un balai d'âmes perdues qui viennent, reviennent et disparaissent. Le temps n'a plus aucune réalité. Les mots n'ont plus aucune réalité. Mon père pourrait traverser le mur et m'embrasser pour me dire bonjour. Je ne serais même pas surprise. Plus rien n'a de sens, si quoique ce soit en a eu un jour. Entraînée dans un torrent d'événements, je suis ballottée dans tous les sens.

Suis-je le pilier qui supporte toute la structure ou ne suis-je qu'une appendice, un bibelot que l'on peut déplacer à sa guise ? La seule chose que je peux désirer à présent est de disparaître à mon tour, de me fondre dans la masse terne des murs de cette maison étrange, ou dans la ferraille jaunie des bus de ville. Est-ce quelqu'un partira à ma recherche, quand je serai perdue dans les vents, dans les courants contraires ? Est-ce que je reviendrai sans mémoire et sans réalité comme ma mère ? Est-ce que je disparaitrai à jamais comme mon père ? Est-ce que m'évanouirai sans prévenir comme Carl ?

Même le futur n'a plus de réalité. Comment peut-il y avoir un avenir ? Elle est là. Peut-être. Mais pourquoi ? A-t-elle senti un vide à combler ? Il n'y avait plus rien. Plus rien que la lumière pâle de la Lune sur les murs de l'église, plus rien que ce banc vert où des larmes ont coulé. Il faudrait tout revoir, tout comprendre, les événements contraires qui se frappent et tentent de s'emboîter. Les grands vides.

- Maman ? 

Elle se retourne et je vois sa tête dans l'encadrement de la cuisine. Ses cheveux sont décoiffés et un peu gras. Une chaussette jaune. Une chaussette bleue. Et la porte refermée sur le vide, le verrou tiré avant le mur.

- Qu'est-ce qu'il y a, ma chérie ? 

- Tu ne m'avais pas dit que tu revenais. 

Sa mine se froisse, elle a l'air soudain contrariée.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? J'étais...

- Tu n'étais pas là hier. 

Il y a un bruit de ferraille. Je crois qu'elle a lâché les couverts sur le carrelage de la cuisine. Ça fait un petit bruit de cloche, comme si l'on brisait à nouveau un objet fissuré.

- Mais si voyons ! Je... J'ai...

Des larmes commencent à couler sur son visage de cire. J'ai le visage impassible. J'existe si peu. Je comprends si peu. Elle cache ses yeux fermés de ses deux paumes abîmées. Son dos coule sur le mur, ses genoux fléchissent jusqu'au sol.

- Maman, Carl a disparu. 

Quand elle relève la tête, son regard est vide. Plus vide encore que cette maison de poussière, plus vide que nos souvenirs illuminés.

- Carl ?

- Mon frère.

- Ton frère...

- Ton fils.

- Mon fils... Je n'ai pas de fils. Comment pourrais-je avoir un fils ? 

- ...

Le chant des mouettes. La fraîcheur des embruns. Le murmure des vagues.

On étouffe dans nos parkas jaunes, nos écharpes trop serrées. Nos mains, sur les fils, sont gelées. Mais les cerf-volants pirouettent entre les goélands, sous le vent, et nos rires fusent, s'échappent jusqu'aux balcons, sur le remblai.

De là-haut, maman nous regarde en souriant. Et le tableau est parfait. L'emprunte de nos bottes en caoutchouc qui s'étalent sur le sable gris, nos cerf-volants qui s'entrecoupent joyeusement. Papa, derrière nous, riant avec nous, souriant avec nous.

Pitié, que cela dure longtemps.

Le cerf-volant orange et jaune chute longuement dans l'eau. Aussitôt, papa s'y élance. Il est fort, il est grand, il court plus vite que le vent. Carl et moi l'encourageons de nos cris depuis la plage et, dans l'eau glacée, il a délaissé son anorak. Le cerf-volant a vite dérivé. On ne le voit plus derrière la crête des vagues, mais on continue de crier. De crier plus fort. Toujours plus fort.

Soudain, Carl se retourne et je l'imite. Le balcon est vide. Maman a disparu, elle aussi. Et le silence nous assaille. Froid. Glacial.

Et nous n'avons pas de parkas, pas de bottes, pas d'écharpes. Ce n'est pas l'hiver, ce ne sont pas les mouettes. C'est le quatorze juillet, le cerf-volant échoué est une cendre. Une cendre écarlate.

Tout est détruit. 

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