11. Le regard
La Lune est partie et le Soleil a lavé le ciel. L'église s'est trouvée inondée de lumière, inondée de chaleur et de pensées contraires, alors je suis partie. Car dans mon cœur c'était toujours l'hiver et l'hiver c'était toujours l'absence, toujours les arbres nus et les astres pâles, toujours le grand vide entre la falaise et la mer blanche.
Je suis partie mais je ne suis pas rentrée. Je ne suis pas allée au lycée. Le temps s'était arrêté, les portes restées entrouvertes et les clefs en suspension dans l'air, sans vouloir tomber. Le Soleil s'est levé. Le Soleil s'est levé et la Lune s'est enterrée dans ses rétines. Pas un instant il ne m'a regardée, et je ne sus jamais s'il m'avait vue. Son regard avait été volé.
Je ne suis pas rentrée. Alors j'ai marché, les pieds toujours nus et l'âme idéale. J'ai marché dans le quartier en éveil, sur une route sans lumière. Ce n'était pas la nuit, ce n'était pas le jour. C'était l'aube et celle-ci s'était perdue, s'était oubliée elle-même.
Je ne sais même pas s'il m'a vue, le garçon vénérant la Lune. Le Sélénite. Mais au fond, qu'est-ce que ça change ? Je n'ai pas senti son regard, il ne m'a pas sentie, moi. J'étais à peine là. Et il y avait la Lune, derrière le vitrail. La grande Lune et puis moi toute petite, moi qui ne sais rien et moi qui marche sans rien dire. Il priait lui, il allait dans la nuit chercher la lumière la plus claire. Il allait dans la nuit, seul, et je l'observais.
Je me suis ennivrée de son regard perdu. Son regard dans l'espace, plein de passion, plein de peine. Son regard qui disait, qui disait, qui ne disait rien vraiment, mais qui hurlait l'existence sous sa forme la plus pure. L'existence sans autre sens que la vie elle-même.
La vérité, c'est que je suis presque sûre qu'il n'a jamais existé.
... Si vérité est.
Mon regard est vide. Je le traîne tout autour de moi, là où il n'y a plus personne. Là où même les flaques refusent de croupir. Là où la Lune ne brille jamais. Mon regard est vide et il frôle le vide. Ça tourne en rond. Ça tourne en rond. Ça tourne en rond. Ça tourne en rond. Ça tourne en rond.
Ça tourne pas rond.
Il n'y a plus grand chose. Il n'y a plus grand chose car il n'y a plus personne. C'est toujours la même fin, le silence qui s'installe et mes voix qui se bousculent dans l'âme. Elles crient, elles murmurent sans arrêt, elles se détruisent l'une et l'autre, elles se superposent, elles ne s'harmonisent pas. Elles sont là. Dès qu'il n'y a personne. Dès que la télévision et l'autoradio sont éteints. Dès que leurs voix égales s'évanouissent dans le silence trop lourd. Dès qu'il n'y a plus d'autre regard que le mien dans le miroir.
Et j'ai si peur de le voir.
J'ai si peur quand la nuit tombe et qu'il n'y a personne. Et il n'y a plus personne. Plus personne pour les faire taire. Personne pour les étrangler. Personne pour chanter.
Il a une belle voix mon frère. Il avait une belle voix je crois. Une belle voix et il chantait comme un roi, sans le savoir vraiment. Alors sa voix était douce et ses yeux se fermaient, quand il pensait qu'il n'y avait personne pour l'entendre. Et puis j'aimais bien reproduire ses mélodies préférées avec ma guitare jamais accordée. La guitare de mon père. Il n'y jouait jamais.
La guitare aussi me regarde. Dans un coin. Pleine de poussière. Elle m'accuse. Elle m'accuse si fort et je sais qu'elle a raison. C'est de ma faute. C'est de ma faute et c'est facile. Mais regardez ce regard dans le miroir et prouvez moi que je n'ai pas raison. Prouvez moi que vous n'avez pas peur.
Vous ne pouvez pas. Personne ne peut. Il est si vide qu'on y tombe lorsqu'on ne fait pas attention. On y tombe et on y tombe longtemps, ou si peu, mais le temps s'allonge comme sous l'eau. Comme dans le noir.
Son regard n'était pas vide. Il était plein d'amour. L'amour. Vous y croyez vous ? C'est une drôle de religion pour celui qui s'assoit sur le sol des églises. Un drôle de dieu. L'amour... Il paraît que Séléné aime Octave. Il paraît que c'est pour ça qu'elle meurt pour lui. C'est un peu triste l'amour. C'est une maladie. Et ça lui dévore les poumons.
J'arrive au lycée. Je ne sais pas comment mais ça n'a pas d'importance. Mes pieds sont nus, mes mains glacées. J'ai quitté le monde des vivants, cette nuit, et j'y reviens lentement. Sur un banc, en tailleur, je regarde le Soleil diffracté dans l'eau grise, en plein de petites étoiles. Le Soleil je l'ai suivi, mais il a disparu. Il y a trop de brouillard. Il y a trop de fumée.
La sonnerie retentit quelques temps après. Et puis les élèves sortent, en grappes, en riant ou en ne disant rien du tout. Et puis leur flot tarit. Et puis j'attends encore.
Séléné sort seule, le regard baissé, démêlant ses écouteurs. Je reste immobile, incapable de bouger, sans ressentir le droit de lui adresser la parole. Il faudrait que je lui dise pourtant.... Il faudrait.
Elle me voit. Elle me voit et vient s'assoir sur le banc sans que son visage n'ait changé de ton.
- Ils ne sont pas venus aujourd'hui.
Son regard tombe dans les flaques et semble se noyer. Sa voix est trop grave pour s'envoler. Je peux presque entendre son cœur, si lent, derrière le tissu épais.
- Je ne les ai pas vus depuis avant-hier.
Ici la voix tremble un peu, pâlit, penche sur le côté. Mais je suis incapable de tomber. Les gens disparaissent, parfois. Et moi je reste. Ça ne changera pas.
- Comment peux-tu ne rien dire ? Pourquoi tu ne dis jamais rien ! C'est ton frère putain ! C'est Octave ! Pourquoi tu dis rien merde ! Dis quelque chose !
Sa voix devient un cri, un cri si frêle qu'il peine à me frapper. Et les larmes coulent de ses yeux. La pluie s'abat sur Séléné, qui n'a pas vu assez de disparus.
Elle halète longtemps, incapable de prononcer un nom de plus. C'est ses poumons qui se déchirent dans sa cage thoracique. C'est son cœur qui s'y noie sans silence et sans rage. Sa voix n'est plus douce quand elle parle à nouveau. C'est la peine qui hurle sans air.
- Toi non plus, tu n'es pas venue.
...
- Tu ne vas pas bien, c'est ça ?
...
Quand j'entre dans l'église, ce soir-là, la Lune n'est pas prête. Les bancs sont froids, la pierre est froide mais le ciel est vide. Le ciel est rouge. Le ciel est une orange sanguine. La Lune refuse encore de saigner et de vivre.
J'attends en tailleur sur un banc. Un autre banc. Mais je n'attends personne, ici. C'est trop triste d'espérer. J'attends le ciel et j'attends la nuit. Mais je n'attends rien.
Je vais rentrer, ce soir, car il ne pleut plus. Mais avant... avant... je vais fermer les yeux. Un peu. Devant cette chapelle qui semble éternelle. Éternelle quand tout le reste disparaît. Éternelle au beau milieu des éphémères. Et puis devant mon regard clos, devant mes pupilles claires, viennent les lumières. Qui viennent. Repartent. Et comme ça, c'est presque beau.
- Je n'aime pas cette histoire de résurrection.
C'est Octave qui parle. Je le sais et quand j'ouvre mes yeux, il est là, bancal, et seul.
- Quand même, c'est un peu n'importe quoi, non ? Le gars était fils de charpentier soit. Il se fait crucifier soit. Mais la résurrection ? Il faut avouer que c'est un peu absurde cette histoire ! Non ?
Un silence. Ses yeux virevoltent tout autour, des crucifix aux statues de plâtre.
- T'aurais pas vu mon frère, Octave ?
- Carl ? Non... je le cherche je crois. Je sais plus trop. Mais il vient là des fois. Carl. Il est beau, nan ? Je l'aime bien moi ton frère.
- Et Séléné ?
- ...Séléné ?
Son regard d'illuminé me transperce de part en part. Comme s'il avait plein de tristesse, plus de tristesse que quiconque, qui refusait de sortir. Trop de tristesse là où j'avais mon vide. Comme si ce nom, il l'avait enfoui trop loin en lui-même.
- Séléné...
Je n'ai jamais vu un tel regard. Comme s'il n'était qu'une boule de peine brute qu'on aurait trempé dans la haine - la haine de lui-même et d'un monde bien trop net. Et cela je ne le voyais pas. Je ne l'avais jamais vu. Octave c'était le feu, la fumée et les cendres sur un tableau trop sombre pour la vue des humains beaux et bons.
- Octave, t'aurais pas vu mon frère ?
- La dernière fois que je l'ai vu, c'était hier soir. Il était là. Assis devant le vitrail bleu.
...
Ça ne pouvait pas être lui. Ça ne pouvait pas être lui.
Ce n'était pas lui.
...
- Je l'aime bien, Carl.
- Moi aussi.
Mais je l'ai perdu.
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