10. La Lune
Une route. C'est la nuit. Il y a des lumières jaunes et des lumières brèves, et des lumières qui se reflètent sur les vitres des voitures. Il y a un peu de froid, des bonnets et des écharpes, quelques flaques où vient mourir la pluie.
J'attends sur le trottoir, au milieu des autres et de leurs parapluies trempés. Et puis c'est le bus. Le silence du moteur. Le murmure des écouteurs. Et puis c'est une autre route. La même nuit. Je descends.
Le bus repart en roulant dans les flaques. Un silence part et laisse place à un autre. Face à moi, il y a Aube. Elle a l'air d'avoir froid, elle aussi. Elle s'approche de moi, ses yeux d'une étrange couleur, un drôle de visage, comme poussiéreux, comme un peu éteint. On dirait qu'elle a pleuré, beaucoup. Elle a sans doute pleuré. Elle a le regard un peu rouge et les rêves oubliés, quand elle fixe ses iris dans les miens.
- Je ne t'en veux pas. Mais tu aurais pu me le dire, que j'avais aucune chance avec ton frère. Jamais je n'aurais pensé...
Elle a une petite voix que je ne lui connais pas. Une petite voix qui s'etrangle. La vérité, c'est que je ne la connais pas. Ce visage est peut-être le sien. Le vrai. Celui de la nuit, celui des lumières vacillantes.
La vérité, la vérité... quand le rideau se ferme, les spectateurs la choisissent.
J'enlève un écouteur par politesse, mais je ne suis même pas sûre de devoir lui répondre. Elle est comme les autres, elle fait des conclusions. Si elle savait tout, si elle ne connaissait rien qu'une fraction de la vérité... elle partirait. Je le murmure au vide.
- Ce n'est pas vrai.
Je ne l'ai même pas pensé. Pas vraiment. Mais elle me regarde d'un air interloqué. Ce n'est pas vrai ? Qu'elle me pardonne, que j'ai eu tort ? Puis, comme si elle comprenait ce que moi-même j'ignore, elle me sourit faiblement. Elle n'est pas comme les autres. Elle est les autres.
- Tu veux venir samedi ? Je fais une soirée pour me changer les idées.
J'ai envie de rire. Se changer les idées... pour oublier mon frère. Quel drôle de monde. Je suis épuisée par toutes ces histoires au faux goût d'amour. Il ne se passe rien du tout. Il n'y a rien du tout. Et il ne restera rien. Alors j'acquiesce parce que ça ne change rien.
Une route. C'est la nuit. Il y a moins de lumière et la maison est morte. Le petit papier bleu gît toujours sur la table de l'entrée, et les chaussures de travail de mon père sont toujours sur le paillasson. Ça fait si longtemps. Il n'y a personne. Et ça si fait longtemps.
Je vais directement dans ma chambre, sur mon lit, par habitude. Les habitudes. Tout reprend. Il y a la télévision éteinte, la mer et puis le vide, mais tout ça a à peine existé. Il y a eu la vie, un instant, mais elle a tout repris sans remords.
Dans ma chambre, sur mon lit, il fait froid. Pas le froid d'hiver. Le froid de la solitude. Le froid de l'incertitude. Le froid de la mort et la mort quand la vie est partie. Le froid du grand vide.
Le froid des phrases qui rentrent dans l'esprit et qui s'entrechoquent contre les parois, qui se bousculent, se renversent, se blessent et ne ressortent plus. Le froid des phrases qui viennent mourir en criant.
Tu n'existes pas.
Tu n'aurais jamais du exister.
Alors tu n'es pas là.
Et si tu pleures
Et si tu cries
Et si tu meurs
Personne ne viendra
Et c'est bien mieux comme ça.
C'est fou comme tout le sens repart vite, le sens de la vie, de la mort, et de toutes ces choses dont on parle sans arrêt. Toutes ces choses qu'on subit en silence comme si c'était une victoire. La mer, les galets se sont enfuis. Le vent dans les cheveux, la voix de l'auto radio contre nos âmes franches. C'est fou comme ça part vite. Aussi vite qu'un baiser. Aussi vite que l'on disparaît, quand la porte claque.
- T'as de la chance, tu sais, d'aller si bien.
- Fous moi la paix.
Et les phrases qui tournent. Qui tournent. Dans le passé. Dans le futur. Et dans tout le reste. Toutes les phrases dans la gorge. Toutes les phrases qui se noient dans la vraie mer, la mer qui tue. La mer sous les feux d'artifice, qui flamboie, qui brûle.
- T'as de la chance toi, tout va bien.
Une route. C'est la nuit. Et il y a Séléné qui me tue en toute innocence. Et le pire c'est que je ne peux rien lui dire. Je ne peux rien dire. Il n'y a rien à dire. Nous ne sommes rien. RIEN.
Je vais tellement bien que je ne sais plus parler. Tant de bonheur ne peut pas s'exprimer par des mots, tu comprends ?
Tant de bonheur...
La fenêtre. La fenêtre et un soupir. Le soupir de la nuit. La nuit contre ma peau. La nuit contre ma bouche. La nuit contre mes dents. Et la nuit que j'avale, c'est le néant. Il a un goût de fleur, qui se fâne et pleure, sous la pluie des cimetières. Il a un goût d'ennui, de temps gâché, de pensées trop fortes et de neige séchée.
Pourquoi tu ne sautes pas ?
Ah ça. Ça. La grande question de l'existence. Pourquoi on ne la tue pas tant qu'on le peut encore ? Pourquoi on laisse les marques sur nos peaux, la marque des ongles dans la paume, la marche des cris sur la gorge. La marque des nuits sans odeur et sans cri. Qui hantent. Pourquoi se laisse-t-on vivre ?
Je n'ai pas de réponse, pas de vérité, car la nuit est partie. Et la nuit, c'est mon frère, qui n'a pas de blanc dans ses yeux. Mon frère qui ne revient pas, ce soir. Et moi, moi qui regarde les étoiles s'enfoncer vers le vide.
Une route. C'est la nuit. Et je sens le bitume sous mes pieds nus. Qu'est ce que je fais là ? Je ne sais pas. Je ne sais pas. Plus de questions, par pitié. Je ne sais plus rien. C'était la nuit et les lumières, la nuit d'hiver. Et puis même le néant a disparu. Et puis c'est compliqué de suivre, la vie, quand le sens est parti. La vie le suit. Tout le suit. Tout disparaît dans un silence qui n'ose rien.
Une route. Une route et c'est toujours la même. Toujours la même folie. Et de chaque côté, les pavillons. Les lumières sont allumés. Les enfants font semblant de dormir. Les parents ronflent devant la télé. Et mes pieds nus s'écorchent près des flaques. Et je n'ai pas de regret. Et je n'ai rien.
Ma vie s'écrit sur une cendre de douleur. Et je n'y comprends rien. Laissez-moi brûler en paix. Je n'ai pas besoin de le demander. Il n'y a personne. PERSONNE. Personne dans la maison, personne dans l'esprit, personne dans le monde tout entier, qui se consume et qui pleure, mais il n'y a personne pour pleurer, non personne pour vivre car tout le monde est tombé dans la mer qui hurle car personne n'est né, non personne n'est, personne n'est Mort.
Le souffle manque. Le souffle manque et le cœur s'étouffe sans un cri, sans un son, le cœur tombe sur un sol froid et sourd. Mes pieds sur le bitume. Mes pieds. Moi. La réalité, peut-être... la réalité de personne. La réalité qui hurle. Qui hurle. Qui hurle. Et qui s'enfuit comme le reste. Comme la vie.
Personne.
Qui es-tu ?
Je suis entrée dans l'église. Le sol était froid, plus froid encore que la route et la nuit. Les bancs étaient froids, les livres étaient froids. Les bougies étaient consumées et, cendres, retombaient sur le côté. Il n'y avait plus de route. Il n'y avait plus de lumière. Il n'y avait pas... personne.
Il y avait ce garçon un peu jeune, un peu pâle, un peu humain, et il regardait le chœur. Il avait les yeux ouverts et les lèvres closes. Il avait le cœur calme comme les cathédrales. Il avait les pieds nus comme ceux d'un nouveau né.
Son regard se posait sur le crucifix au fond de l'église. Mais il le traversait, de part en part, et le vitrail bleuté lui même ne pouvait l'arrêter.
- La lune est magnifique ce soir, non ?
-...
Je ne suis pas rentrée cette nuit là. Je me suis assise à ses côtés, comme des années plus tôt à côté de Séléné, en tailleur sur le marbre plus froid encore que la rosée. Et j'ai tenté de voir la lune, la sienne, celle qui brille même dans les lumières de l'hiver. J'ai tenté de ne plus rien voir que cette Lune. J'ai tenté de ne plus rien sentir que cette Lune.
Tout va bien.
Peut-être que le soleil ne se lève pas demain.
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