06 | ÇA PLANE PAS POUR MOI
Jules hésita longuement entre se laisser mourir de faim et de soif sur le parquet de sa chambre, ou se laisser mourir nulle part ailleurs. La chaleur l'épuisait et toute son énergie semblait avoir quitté son corps. Les volets fermés et les yeux vissés sur le plafond, il comptait les petites étoiles fluorescentes fixées à celui-ci.
Sa mère mit fin à son dilemme en déboulant sans frapper, ses longs cheveux blonds rassemblés en un chignon lâche et son corps frêle vêtu d'un kimono en soie.
— Tu peux aller me faire deux-trois courses ? Demanda-t-elle.
— Pourquoi moi ? Geignit Jules en roulant sur le ventre.
— Je bosse sur mon mémoire et Duck se repose. Allez, tu ne fais rien, là !
Jules aurait voulu rétorquer que si, il faisait quelque chose, justement. Il était très occupé à s'apitoyer sur son sort d'adolescent malheureux, mais sa mère lui fourrait déjà dans les mains une liste brouillonne et quelques francs. À contrecœur, il enfila ses fidèles baskets toutes usées et s'élança d'un pas traînant dans les ruelles.
L'unique épicerie du coin était tenue par la famille de Morgan depuis trois générations. Il était d'ailleurs le seul du groupe à vivre au village à l'année. Tous les autres venaient seulement pour les vacances. Jules se demandait à quoi les lieux ressemblaient, dans le froid de l'hiver, quand les rayons du soleil et de leurs rires ne réchauffaient plus les rues.
Lorsqu'il arriva devant la boutique en pierres beiges, Albin, le frère aîné de Morgan, rangeait un étalage de melons sous l'auvent vert. Ils avaient la même tignasse rousse et les mêmes tâches de rousseurs qui parsemaient l'entièreté de leur corps. Albin faisait des études d'architecture quelque part dans le centre du pays mais revenait durant les grandes vacances pour donner un coup de main à sa famille.
— Salut, Jules. Morgan est en haut, indiqua-t-il en lui accordant à peine un regard.
— Il travaille pas ?
— Non. Il est en repos, ce feignant.
Jules hocha la tête et s'éclipsa à l'intérieur. Leur mère pianotait sur la caisse enregistreuse tout en papotant avec un client. Son sourire donnait toujours l'impression d'être tellement grand qu'il pourrait déborder de son visage. Elle fit signe à Jules qu'il pouvait prendre les escaliers de l'arrière boutique, dissimulés derrière un rideau de perles. Il grimpa quatre à quatre les marches et déboucha dans le petit appartement. L'espace était étroit mais propre et bien rangé. À travers les fenêtres, la mer scintillait sous le soleil de midi.
De la musique s'élevait au bout du couloir, guidant Jules jusqu'à la chambre que Morgan partageait avec son frère. En poussant la porte, il assista alors à un curieux spectacle. Son ami sautait dans tous les sens en agitant la tête de haut en bas, une cravate accrochée dans ses boucles.
— I am the king of the divan ! Hurla-t-il, en se frappant la poitrine.
Jules hésita à émettre un bruit pour indiquer sa présence.
— Ça plane pour moi ! Ça plane pour moi, moi, moi, moi, moi !
Jules ne put contenir bien longtemps un rire et Morgan arrêta tout, pris sur le fait. Rouge de honte, il baissa le volume de la radio.
— Je.. je devais m'entraîner avec mon ukulélé, s'expliqua-t-il piètrement.
— Ouais, sûrement.
— Je t'assure !
Morgan récupéra son instrument ainsi qu'une partition et s'assit en tailleur sur son tapis rouge et jaune pour illustrer son propos. Jules l'imita, l'observant gratouiller ses cordes.
— Qu'est-ce que tu fais là, d'ailleurs ?
— Je venais faire des courses alors je me suis dis que j'allais passer te faire un coucou.
— Ouais, bah toque la prochaine fois.
— J'veux bien mais est-ce que tu m'entendras ?
Pour toute réponse, Morgan lui balança un oreiller à la figure. Jules tomba en arrière dans un éclat de rire, sous le regard irrité de l'autre.
— Alors, qu'est-ce que tu nous joues ? Demanda-t-il en reprenant sa respiration.
— Je m'entraîne à Is this love parce qu'Eli est tellement amoureux de Bob Marley que ça a déteint sur moi.
Elijah avait une passion pour ce chanteur qui lui venait de son oncle, un disquaire féru de reggae qui lui avait légué nombre de disques et une manie de le citer partout. Jules prit la partition entre ses doigts et la parcourut rapidement des yeux. Morgan joua quelques accords maladroits, les sourcils froncés de concentration.
— Et toi alors ? S'enquit-il en ajustant les mécaniques. La guitare ?
— J'ai un peu laissé tomber, en ce moment.
— Dommage. T'es doué.
Jules haussa les épaules et fit mine de s'intéresser aux comics qui traînaient sur le sol, feuilletant paresseusement l'un d'eux. Morgan ne lâcha pas l'affaire.
— L'été dernier, au bal de juillet, t'avais joué un morceau. C'était quoi, déjà ?
— And I love her, des Beatles.
Morgan lui jeta un regard de compassion que Jules évita royalement. Ce soir-là, il avait interprété cette chanson en regardant Méloé droit dans les yeux. Sa voix trop grave ne collait pas à la musique et ses doigts moites avaient écorchés nombre de notes, pourtant elle l'avait embrassé pour la première fois une heure après ça.
— T'avais eu pas mal de succès, tenta Morgan. Tu ne voudrais pas réessayer ?
— Tu rigoles ? C'est demain, le quinze. Je suis absolument pas prêt.
— Pourtant t'avais vraiment un truc, mec.
Mal à l'aise, Jules chercha à changer de sujet. Il se mit à tripoter les lacets de ses baskets.
— C'est cool que ton frère soit rentré, non ? T'es plus tranquille avec la boutique.
— Tu parles. Il est toujours sur mon dos ! Et voilà que je suis un glandeur, que je sais pas tenir les comptes, que je suis trop lent, trop négligent.. Alors que c'est moi qui reprends la boutique ! MOI ! Lui, il veut simplement faire ses stupides études de bobo et se barrer loin d'ici.
Il posa son ukulélé, n'ayant visiblement plus la tête à jouer, et s'allongea sur le dos, bras croisés sur le ventre. Ses cheveux s'éparpillèrent autour de lui comme un soleil.
— J'sais même pas, si j'en veux, de cet endroit, continua-t-il plus doucement.
Jules adopta lentement la même position que lui, sa tête collée à la sienne. Ils entretenaient d'habitude ce genre d'amitié un peu bourrue et détachée, sans jamais échanger sur leurs sentiments.
— Des fois, j'en ai marre de ce patelin, se confia Morgan. Le seul truc qui me retient ici, c'est les étés avec vous. Mais quand vous partirez faire vos études, que vous aurez votre vie à vous, alors personne ne viendra plus.
Jules aimerait dire que non, que pour toujours l'été se ferait dans leur bulle coupée du monde. Mais au final, il n'était même plus sûr. Pendant un instant, il voulut serrer Morgan dans ses bras. Partager ses peurs et ses peines avec lui. Lui dire que lui aussi il était terrifié de grandir, terrifié de laisser son petit monde derrière lui. Mais Jules était comme tous les garçons de dix-sept ans, idiot. Alors il se releva, un sourire stupide aux lèvre.
— Ça plane plus pour toi, on dirait.
— P'tit con.. Tu vas faire quoi toi, après le lycée ?
— J'en sais rien. Une année sabbatique, peut-être, pour voyager. Réfléchir.
Jules se laissa retomber sur le sol. Le silence plana sur leurs réflexions. Morgan saisit sa gameboy qui trainait plus loin sur le tapis.
— Mario ?
— Carrément.
Ils évitèrent une fois de plus de parler de ce qui les terrorisaient.
Quelques heures plus tard, en remontant chez lui, un sac en papier craft dans les bras, Jules passa devant l'hôtel. C'était un charmant bâtiment en pierres ocre, avec du lilas aux balcons et des guirlandes sur la devanture. Pendant un instant, il voulut se poster à l'entrée, puis demander la profession de chaque jeune homme qui en sortait. Le premier qui répondait prof, il lui en foutrait une, pour sûr. Pour Naémi. Puis il se ravisa et reprit son chemin, les poings serrés.
Quand il arriva, sa mère tapait à la machine à écrire, assise à la table de la cuisine, une jambe remontée contre sa poitrine et un crayon coincé entre les dents. Ses lunettes de repos pendaient sur le bout de son nez et menaçaient de tomber. Jules posa un peu brutalement le sac de provisions sur la table. Elle releva à peine les yeux.
— Déjà rentré ?
— Je suis parti y a trois heures.. Y avait plus de sucre, en tout cas.
Si elle avait écouté, elle n'en montra aucun signe, continuant de taper sans relâche sur l'outil encombrant. Jules roula des yeux et gagna sa chambre sans plus de cérémonie, s'allongeant à la place qu'il avait occupée quelques heures plus tôt, avec la même lassitude. Mais son regard fut immédiatement attiré par sa guitare, rangée dans un coin de la pièce. Il n'y avait pas touché depuis le départ de son père. À vrai dire, il n'avait pas touché à grand-chose depuis le départ de son père. Tout lui semblait fade.
Après un instant d'hésitation, il se leva pour saisir l'instrument. Sans conviction, il se mit à effleurer les cordes, fouillant dans sa mémoire à la recherche d'accords. L'air qui lui vint en premier écorcha son cœur au passage. Jules ne l'avait pas joué depuis des années. Ses doigts grattèrent les cordes avec plus d'entrain, jusqu'à former une mélodie facilement reconnaissable. De sa voix rauque et basse, il accompagna la musique de son enfance.
— Close your eyes, have no fear. The monster's gone, he's on the run and your daddy's here..
Ses yeux picotaient mais il refusa les larmes. Il joua plus fort, avec une colère et une vigueur qui déformaient la douceur de la mélodie, la rendant presque méconnaissable. Il voulait détruire tout ce que son père s'était évertué à lui apprendre. C'était que du vent, des mensonges joliment déclarés. Jules revivait toutes les fois où il l'avait tendrement bordé, chantonnant ces paroles comme berceuse, et détruisait le tableau de ses souvenirs à grands coups de pinceaux.
— Beautiful boy, c'est ça ?
Il arrêta soudainement de jouer, relevant vivement la tête. Duck se tenait dans l'embrasure de la porte, il ne l'avait même pas entendu arriver.
— Quel gâchis sa mort à Lennon.. T'étais tout gamin, encore, mais ça avait retourné le monde entier !
Jules sentit, sans même savoir pourquoi, la colère monter. Une rage qui se décuplait à chaque mot que Duck prononçait. Il serra le manche de sa guitare et les cordes s'enfoncèrent douloureusement contre ses doigts.
— Continue de jouer ! Y a quelques fausses notes, mais ça me plaît bien.
Duck avança jusqu'à s'asseoir sur le lit. Jules se leva immédiatement, comme si il s'était brûlé. Il laissa la guitare tomber sur le sol et sortit de la chambre, fuyant le regard surpris de Duck. À nouveau il dégringola les escaliers et s'enfuit dans les ruelles. Il n'avait pas la force de parler avec lui, de se dire qu'à chaque fois qu'il jouerait ce morceau, ce ne serait plus son père qui viendrait l'interrompre.
En quelques minutes, il fut sur la place du port, sans savoir où aller ensuite mais sans pour autant ralentir le pas.
— Jules ?
Il jeta un coup d'œil prudent derrière son épaule. Ambroise avançait vers lui avec cet air nonchalant qui lui collait à la peau.
— Où tu vas comme ça ? Demanda-t-il en s'arrêtant à sa hauteur.
— Nulle part, répondit Jules en haussant une épaule.
— Tu m'accompagnes à la librairie ou tu es attendu nulle part ?
— Non, c'est bon.
Ambroise reprit sa marche et Jules suivit le mouvement. Il continuait de fixer ses pieds, agacé d'avoir surréagi de la sorte avec Duck.
— Où est ce que tu étais passé, ces derniers jours ? Demanda-t-il.
— J'avais du travail.
— Tu travailles ?
— Oui.
— J'savais pas. Où ça ?
Ambroise tourna à l'angle de la rue commerçante légèrement bondée. Les badauds s'arrêtaient devant les vitrines. L'odeur de friture s'élevait d'un minuscule restaurant où la file s'allongeait. Ils entraient bientôt dans la librairie et Ambroise n'avait toujours pas répondu. Jules comprit qu'insister était inutile.
La clochette tinta lorsqu'ils poussèrent la porte. L'espace était étroit et faiblement éclairé. Les étagèrent semblaient sur le point de s'effondrer sous le poids des livres. Le libraire leva les yeux du journal régional. Jules remarqua avec surprise qu'il datait de mai 64.
— Salut, Ambroise.
— Salut, Lucien.
Le libraire était étonnamment jeune. Dans les souvenirs de Jules, il avait une touffe de cheveux blancs et des lunettes en écaille ringardes.
— Comment ça va ? S'enquit Ambroise.
— Bien, merci. Et toi ?
Jules les regarda discuter en silence. Il ne savait pas qu'Ambroise le connaissait. Ou qu'il connaissait qui que ce soit ici. Il se surprit à espérer qu'ils ne soient pas proches.
— Tu viens, Jules ?
Ambroise avançait déjà entre les rayons. Il s'empressa de le suivre.
— Le secret, c'est d'aller tout au fond de la boutique. Sinon tu ne trouveras que des polars avec une intrigue évidente ou des romans d'amour mielleux. C'est ce que veulent les touristes, ne pas se prendre la tête. Et nous qu'est-ce qu'on veut ?
— Bah.. ne pas se prendre la tête ?
Ambroise lui donna une pichenette sur le front en secouant la tête. Il s'accroupit sur le parquet poussiéreux et inspecta les livres qui s'alignaient sur l'étagère la plus basse. Bien le genre de bouquins que Jules n'effleurerait même pas du regard, mais il se laissa quand même tomber sur le sol. Une lampe de chevet en tissu rouge posée sur une pile de dictionnaires diffusait une lueur étrange.
— Je veux connaître le monde, expliqua Ambroise. Pas toi ? Si je ne peux pas voyager partout alors je le ferai à travers les témoignages des autres.
— Mais t'es déjà allé à plein d'endroits.
— C'est pas assez.
Ambroise saisit un petit carnet avec une couverture en cuir bleu usée. Jules fit la moue.
— J'habite la même ville depuis ma naissance et je passe tous mes étés au même endroit depuis à peu près treize ans. Qu'est ce que je suis à côté de toi ?
— Il n'est jamais trop tard pour commencer.
— Pourquoi ça t'intéresse tant ?
— Le monde est si vaste. Tout est différent de partout et fantastique à sa manière. Je ne peux pas juste rester immobile face à la beauté de notre planète.
— Tu parles comme le gars dans La Planète Miracle, sur Antenne 2, là.
— Je n'ai pas de télé chez moi.
— Bah, tu rates pas grand chose.
Ambroise avait toujours une mèche qui lui tombait devant les yeux. Il soufflait pour la faire partir et elle revenait avec encore plus de vigueur. Jules eut envie de la glisser derrière son oreille.
— Des recherches sur la civilisation Mésopotamienne, précisa Ambroise en feuilletant le carnet. Il y a leur alphabet. C'est marrant d'essayer de déchiffrer.
Jules n'avait pas vraiment la même notion du terme « marrant » apparemment. Il regarda autour de lui à la recherche d'une occupation quelconque mais ne trouva rien d'autre que des centaines de livres. Ambroise choisit un ouvrage de plus et l'ouvrit au milieu.
— Et du coup.. commença Jules. Ce Lucien et toi, vous êtes amis ?
— Amis ? Non quand même pas.
Jules en fut bizarrement soulagé.
— Son grand père devient trop vieux pour gérer la boutique alors il travaille cet été pour s'entraîner à la reprendre, lorsqu'il aura fini le lycée.
— Ah, c'est pour ça.
— On discute juste quand je viens. Il s'intéresse beaucoup aux anciens mystères de la région, tout ça.
Jules comprit mieux le journal daté de plus de vingt ans en arrière. Il baissa les yeux vers ses doigts un peu écorchés par la guitare et pensa soudain au lendemain.
— Dis, Ambroise.
— Mmh ?
— Y a le bal de juillet, demain. Tous les étés, la ville en organise deux. Y a de la musique et de la bouffe gratuite. Tu veux venir ?
Ambroise fit courir ses doigts sur la tranche du livre, concentré. Jules piqua un fard.
— Enfin, je propose pas ça pour que tu sois mon cavalier ou quoi, hein ! Trop bizarre. On est des mecs tous les deux.
Ambroise posa ses yeux sur lui avec un petit air amusé.
— Je sais, Jules, t'inquiète pas. Et c'est gentil de proposer mais comme je te l'ai dit, je n'aime pas ce genre de soirée.
— Dommage.
Une petite partie de Jules s'en trouva soulagée. Il voulait encore garder Ambroise rien que pour lui, pas le présenter à ses autres amis.
Il s'appuya contre une étagère, soudain épuisé. Ambroise continua de lui parler tout bas, de sa voix nuit d'août. L'Inde, le Pérou, le Vietnam roulaient sur sa langue au fil de ses récits, berçant doucement Jules.
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