03 | LES FANTÔMES NE SONT JAMAIS EN RETARD

Pendant une minute qui sembla durer des heures, Jules resta immobile, n'osant esquisser un geste. L'inconnu semblait éprouver le même ressenti. Ils se toisèrent un instant en chien de faïence. Jules fut d'abord méfiant. Qui d'autre que lui ou un dangereux tueur en série pourrait se balader ici en pleine nuit ? Il hésita entre rebrousser chemin ou faire un pas vers le possible danger. Mais l'ennui eut raison de lui.

Il s'approcha à petites enjambées prudentes.

— Bonsoir ! Lança-t-il d'un ton enjoué.

Le garçon en face n'eut aucune réaction et se contenta de le regarder fixement, ses mains enfoncées dans les poches de son pantalon léger. Jules s'arrêta à un rocher de lui.

— Toi aussi t'as du mal à dormir ? Demanda-t-il avec un demi-sourire.

Ils étaient bien plus proches maintenant, et malgré la faible luminosité, Jules put deviner des cheveux bruns et épais ainsi qu'une peau mate. Le garçon haussa les épaules en détournant le regard.

— On peut dire ça comme ça.

Sa voix était chaude et grave comme une nuit d'août trop agitée. Jules fut bien content d'avoir quelqu'un à qui faire la conversation, aussi étrange la situation soit-elle.

— T'es en vacances ici ?
— Pas vraiment.
— Oh.. t'habites dans le coin, alors ? T'es au village ? Je t'ai jamais vu avant alors tu..
— Non plus.

L'inconnu n'esquissait pas un sourire. Il gardait son visage neutre et fermé. Jules resta perplexe. Il examina son aura floue et sa peau bleutée par la luminosité. Une idée farfelue s'insinua soudainement dans sa tête.

— Est-ce que tu es un genre de fantôme qui apparaît à minuit ? Demanda-t-il avec un sérieux surprenant.
— Pardon ?
— Un fantôme..
— Pourquoi tu dis ça ?
— Bah, je sais pas moi. T'es là tout seul au milieu de la nuit. Et puis tes réponses sont bizarres.
— Toi aussi, j'te ferais dire.
— Oui, mais moi j'ai pas l'air aussi flippant.

L'inconnu eut un sourire narquois. Il humecta pensivement ses lèvres ourlées.

— Tu m'as démasqué.. C'est vrai que je hante ces rochers depuis un siècle.
— Mmh. Naufragé ?
— Non. Assassiné.
— Au couteau ?
— Ouais. Couteau de pêche.

Le garçon fantôme leva un bras gracile et indiqua les vagues qui se jetaient contre les rochers pointus en contrebas. Des bracelets en fil colorés s'amoncelaient autour de son poignet.

— Là. Il m'a poignardé dans le dos puis m'a poussé dans l'eau. On n'a jamais retrouvé mon corps.
— Une vengeance ?
— Non. J'en savais simplement trop sur eux et leurs petits secrets.

Jules hocha gravement la tête. L'air se rafraîchissait et même si il grelottait, l'autre garçon ne sourcillait pas. Il s'assit sur son rocher en serrant ses bras autour de lui et, après un instant d'hésitation, le fantôme l'imita silencieusement.

— Je m'appelle Jules, au fait, dit-il après un instant de silence.
— Ambroise.
— Ambroise.. Ça sonne bien.

Ambroise eut un sourire. Il avait l'air bien moins effrayant à présent. Il avait un léger accent et Jules se demanda d'où il venait. Ce qu'il faisait ici, à cette heure là.

— Il est tard, fit remarquer Jules. Ma mère doit sûrement s'inquiéter.
— Tu vas rentrer ?
— Non. Parler avec un fantôme c'est bien plus interessant.
— Forcément.

Ambroise leva son visage vers le ciel d'encre et pointa les étoiles du doigt.

— On les voit bien d'ici. Tu vois les trois, là ? À droite de la Lune.
— Oui.. Je crois.
— Ce sont les trois des étoiles les plus brillantes du ciel d'été. Altaïr, de la constellation de l'Aigle, Véga, de la Lyre, et Deneb, du Cygne.. On les surnommes les Trois belles de l'été.

Jules plissa les yeux avec concentration et hocha la tête pour montrer qu'il écoutait.

— D'ici fin juillet, on pourra voir les étoiles filantes des Perséides. C'est un spectacle à ne pas manquer. Et là..

Jules se laissa bercer par son récit. Le grain de voix d'Ambroise avait quelque chose d'apaisant.

— Comment tu sais tout ça ? Demanda-t-il.
— Bah.. j'suppose qu'on a du temps à perdre, quand on est mort, répondit Ambroise avec sarcasme.

Jules papillonna des yeux quand un objet pointu s'enfonça dans sa joue droite. Hébété, il se redressa et regarda autour de lui pour apercevoir un petit garçon en sandales s'éloigner en courant, un bâton à la main.

— Il est pas mort, maman ! Hurla-t-il en rejoignant sa mère, engoncée dans une chaise pliante.

Jules fronça les sourcils. Il ne se souvenait pas s'être endormi. Encore moins sur le sable, avec la mer qui menaçait de noyer ses chaussures à n'importe quel instant. Le soleil n'était pas très haut et la plage encore vide : il devait être aux alentours de huit heures. Instinctivement, son regard se dirigea vers les rochers. Il se demanda si la veille n'était qu'un rêve, ou si il avait vraiment rencontré ce mystérieux garçon. Puis ses yeux se posèrent sur le ciel et il repensa aux étoiles filantes des Perséides.

Il mourrait de faim et son dos le faisait terriblement souffrir alors il prit le chemin de la maison. Les yeux vissés sur ses baskets, les mains dans le poche, il remonta le village. Sur la place, les matelots tout juste revenus de pêche matinale hurlaient les même phrases accrocheuses en boucle. « Il est bon mon poisson, il est frais ! Jeune homme ! Une truite ? ». Lorsqu'il eut refusé trois fois et eut finalement atteint sa ruelle, le vacarme s'apaisa. La porte de sa maison grinça légèrement. Il retira ses chaussures du bout des orteils et les envoya valser dans le vestibule.

— Jules ?

Sa mère déboula du salon en furie. Jules eut un mouvement de recul.

— Où étais-tu ? On ne t'a pas vu depuis deux jours ! Tu n'es pas rentré à la maison une seule fois.
— Si, hier. Vous n'étiez juste pas là.
— Tu ne peux pas partir sans donner de nouvelles !

Jules roula des yeux et la contourna pour gagner la cuisine. Elle le suivit dans le couloir, agitant les bras avec consternation.

— Je suis passée chez Elijah, sa mère m'a dit que tu n'étais pas avec lui. On était sur le point de partir à ta recherche.

Jules ouvrit le frigo et avala une longue gorgée de lait à même la bouteille. Elle détestait habituellement cette manie mais semblait trop en colère pour s'en rendre compte.

— On était morts d'inquiétude !
— Putain mais arrête avec ce « on » ! C'est qui on ? Toi ? Duck ? Aucun de vous n'en a rien à foutre ! Même pas un petit peu.
— Comment tu peux dire ça ?

Jules eut un ricanement amer. Des rougeurs se formaient dans le cou de sa mère.

— Oh, mais tu sais très bien. Cite moi une seule fois où tu as pris du temps pour moi, hein ? Quand j'étais petit ?
— Tu sais très bien que je devais terminer mes études et..
— Et après, alors ? Pendant ton année sabbatique ? Ah non c'est vrai.. T'étais trop occupée à fêter ça en te bourrant la gueule.
— Jules. Tu dépasses les bornes.
— Et ton travail ? Bien sûr, une carrière c'est important. Plus important que son propre gosse.
— Jules.

Sa mère s'accrochait au comptoir pour ne pas chanceler. Jules la fixait de toute sa hauteur, ses lèvres étroitement serrées. Pendant un instant il n'y eut rien qu'une rancœur venimeuse qui embrouillait son esprit.

— C'est papa qui a tout sacrifié. Tout le temps ! Pour toi, pour moi. Et t'en as jamais rien eu à foutre ! C'est facile de te tourner vers moi maintenant, hein ? Tout le boulot à été fait. Bah sache une chose, je t'ai jamais considérée comme une mère. Jamais ! Alors tout ce que tu peux dire ou penser, garde le pour toi.

Il vit les yeux bleus de sa mère se briser comme du verre mais il n'eut pas la force de se sentir mal. Il quitta la pièce à pas lourds, des larmes de rage s'accumulant derrière ses paupières.

Jules ne bougeait pas. Il avait passé la journée à fixer sa couverture en patchwork, ses paumes égratignées par les rochers, son ombre sur le mur qui évoluait au fil du temps, son bureau vide, les poissons clown sur ses rideaux, la tâche de peinture sur le tapis. Dans la chambre d'à côté, il avait entendu les sanglots de sa mère pendant de longues heures, puis les murmures rassurant de Duck, et enfin, plus rien. Le silence. Ce terrible silence qui venait quand le désespoir engloutissait tout, même la tristesse.

Il avait faim, soif, sommeil. Mais il était incapable de faire quoi que ce soit. Même dormir semblait une tâche impossible. Son père lui manquait. Il voulait sentir ses joues rugueuses contre les siennes, se terrer dans ses bras comme un enfant se cache du grand méchant loup.

Le soleil se glissait derrière les toits des maisons quand Jules se décida finalement à se lever et à quitter sa chambre. Dans le couloir, il regarda une seconde de trop la porte de sa mère avant de dévaler les escaliers. La cuisine était sombre mais pas encore assez pour allumer les lumières. Assis à califourchon sur le rebord de la fenêtre, le regard sur le carré d'herbe jaunie qui leur servait de jardin, Duck fumait un joint. La fumée s'échappait dans le ciel rose.

— Tu penses pas que tu as exagéré avec ta mère ? Demanda-t-il en l'apercevant.
— Et ma mère justement, elle sait que tu fumes ce genre de merdes ?

Duck laissa échapper un rire. Jules avait du mal à saisir le comique de la situation.

— Toi et moi on sait tous les deux poser des questions qui fâchent, hein ?

Il fit des ronds avec sa fumée. Jules ouvrit les placards à la recherche d'un bol et du paquet de céréales.

— Tu sais que tu peux pas lui en vouloir toute sa vie, hein ? T'es un grand garçon maintenant, passe à autre chose.
— De quoi tu te mêles ? Cingla Jules. Franchement Duck, t'as déboulé dans notre vie y a un mois à peine, tu prends la place de mon père et tu donnes ton avis sur des situations que tu ne comprends même pas. Pourquoi t'irais pas plutôt faire un tour très loin, là où je pourrais plus voir ta sale gueule ?

Duck abdiqua docilement. Il finit tranquillement son joint avec un sourire amusé accroché à ses lèvres gercées. Cette façon de ne se soucier de rien agaça Jules encore plus. Il avala ses céréales en silence. Quand il eut terminé, il posa le bol dans l'évier et quitta la maison sans plus d'indications. Il avait du mal à croire que cet endroit autrefois empli de rires et de douceur lui semblait aujourd'hui si sinistre. Comme une maison inconnue par laquelle il serait entré par effraction, tentant désespérément de voler un bonheur qui ne pouvait lui appartenir.

Les volets verts de chez Elijah étaient fermés pour garder l'intérieur frais : signe qu'ils étaient partis pour la journée. Jules marcha donc jusqu'à la plage. Encore. Il aurait voulu parler à quelqu'un, mais qui ? Jules n'avait jamais aimé se confier à ses amis. Il tenait à la façade décontractée qu'il offrait à tout le monde. S'ouvrir aurait voulu dire devenir plus que ce beau garçon un peu populaire, drôle quand il le faut, sans prise de tête.

Jules n'était pas prêt à devenir quelqu'un.

Être quelqu'un, c'était trop de détails, trop de questions, trop de fêlures.

Il se dirigea instinctivement vers les rochers. Ambroise n'était personne, après tout. Ambroise ne le rendrait pas réel.

                          Jules patienta encore longtemps. Pendant une heure, il s'était laissé flotter dans l'eau calme, tout habillé, les bras écartés pour rester à la surface. Il avait essayé de repérer les étoiles qu'Ambroise lui avait montrées, la veille. Puis, frigorifié, il était remonté sur les rochers et avait laissé sécher ses affaires trempées sur la pierre encore chaude de soleil. Et il avait attendu.

Minuit sonnait ses cloches quand une voix rauque et amusée retentit entre le bruit des vagues.

— Encore là ? Lança Ambroise.
— T'es ponctuel, commenta Jules.
— Les fantômes ne sont jamais en retard.

Ambroise s'assit près de lui et ses os craquèrent dans le mouvement. Il haussa les sourcils devant l'air fermé de Jules.

— T'as l'air bizarre. Tout va bien?

Ambroise le regardait avec intensité, comme si ils se connaissaient depuis des années. Jules se sentit nu sous ses yeux émeraudes et se tortilla avec gêne.

— Pas trop. Je me suis disputé avec ma mère. C'était la première fois.
— Oh. Vous êtes si fusionnel ?

Jules fut secoué d'un éclat de rire. Ambroise le regarda avec étonnement.

— J'ai dit quelque chose de drôle ?
— En fait, oui. Mais tu ne pouvais pas le savoir.
— Explique moi.
— Ça risque d'être long.
— On a toute la nuit.

Jules inspira lentement et lui raconta tout. Comment son père et sa mère s'étaient rencontrés, alors qu'elle venait de commencer ses études. Leurs yeux plein d'amour qui n'avaient pas su voir les problèmes, du moins pas ceux de cette grossesse accidentelle. Son enfance loin de sa mère trop jeune, trop frivole. Trop éloignée de ses responsabilités. Sa proximité avec son père, accentuée par celle qu'il n'avait jamais eue avec sa mère. Comment, dévasté par leur divorce, il avait décidé de partir loin. Très loin sans emmener Jules. Comment il s'était alors retrouvé seul, avec une parfaite inconnue.

— Si on ne s'est jamais disputé, c'est que notre conversation a jamais dépassé le stade du bonjour, conclut Jules avec un sourire doux-amer.

Il n'avait pas cessé de tripoter ses lacets dans une mécanique angoissée.

— C'est peut-être un bon signe, commenta Ambroise en haussant une épaule. Vous retrouvez une dynamique mère-fils normale.

Jules lui lança un regard furibond.

— Mais j'en veux pas, de cette dynamique mère fils ! J'ai.. j'ai passé toute ma vie à essayer d'attirer son attention mais maintenant que je l'ai.. maintenant que je l'ai, je sais plus quoi en faire.

Il étouffa un cri de rage dans ses paumes de mains et Ambroise réprima un petit rire.

— Tu crois pas qu'il serait temps de lui en parler ?

Jules ouvrit et ferma la bouche à plusieurs reprises avant d'adopter une moue boudeuse.

— Qu'est-ce que ça va changer, de toute façon ?
— Pas tout, c'est certain. Mais sûrement votre futur commun. Si tu ne dis rien, alors tu finiras certainement par t'éloigner complètement, et elle, par abandonner. C'est vraiment ce que tu veux ?
— J'sais pas.. Tout est confus dans ma tête.
— C'est OK. T'es pas obligé d'être sûr dès maintenant.

Jules le regarda longuement. L'espace d'un instant, il avait oublié qu'il avait rencontré Ambroise seulement la veille. Une proximité étrange s'était installée entre eux. Comme si toute une vie s'était écoulée depuis. Comme si ils étaient deux bons amis séparés depuis cent ans.

— Tu crois qu'on était amis dans ma vie antérieure ? Demanda Jules, la joue appuyée contre son genou. Peut-être qu'avant ta mort, j'étais dans le corps de ton meilleur pote.
— J'en doute. Mon meilleur ami était un des plus puissants mercenaires de la région.
— Eh bah ? Ça m'irait plutôt bien, non ?

Jules gonfla le biceps et Ambroise répondit par un rire.

— T'as perdu tous tes muscles pendant le transfert, non ? Gloussa-t-il.

Jules le gratifia d'un regard noir, puis se laissa doucement influencer par le rire communicatif d'Ambroise.

— Plus sérieusement, tu faisais quoi avant que j'arrive ? Tu devais te faire drôlement chier, à passer tes nuits seul.
— Mmh. Tu sais de là où je viens, y a toujours du bruit. Alors le silence d'ici il me fait du bien.
— Et tu viens d'où ?

Ambroise ne répondit pas. Il se leva et descendit prudemment les rochers vers la mer. Jules le rejoignit d'un bond, glissant presque sur la paroi couverte d'algues visqueuses. Les crabes fuirent dans un fourmillement lorsqu'ils approchèrent. L'eau remonta lentement et engloutit leurs chevilles. Jules voudrait qu'il n'y ait plus que ça. Le sel et la nuit.

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