Chapitre 9. L'informateur.
J'ai vieilli...
Pour une immortelle, ce genre de pensée était étrange. Après tout, jamais la moindre ride, le moindre cheveux blanc ne viendrait altérer son apparence demeurée inchangée depuis près de neuf siècles...
Pourtant, Erzsébet ne put s'empêcher de songer cela en voyant son reflet dans le fragment de miroir brisé adossé contre le mur face à elle. Ce n'était pas tant qu'il y avait des signes de cette vieillesse sur son visage, plutôt qu'elle la devinait dans tout le reste. Dans ce qu'elle ressentait face à cette image d'elle. Elle avait vieilli.
Depuis la chute de son nid, elle avait pris cruellement conscience du poids des années, des décennies, des siècles qui pesaient sur elle, s'accumulant au long de cette immortalité. Auparavant, le temps se comptait en victoire, en bataille, en moment de gloire. Désormais, chaque jour apportait son lot de fantômes venant s'accrocher désespérément à elle pour lui rappeler que les secondes s'égrenaient, toujours plus nombreuses, depuis qu'elle avait tout perdu, ou presque. Depuis qu'ils étaient tous morts par sa faute. Elle avait vieilli et elle n'était plus la même qu'autrefois. Elle ne le redeviendrait jamais. Revenir dans son ancienne demeure, où tout était en ruine, même un simple et maudit miroir, le lui rappelait sans la moindre pitié. Son seul espoir était que tout change une fois sa vengeance accomplie.
Secouant la tête, elle chassa ces pensées. D'un geste expert, elle prenait soin de tresser ses longs cheveux roux et de les ramener en chignon au bas de son crâne, piquant ce dernier avec des épingles afin de maintenir la masse raide de sa chevelure.
« Tu vas quelque part ? s'enquit une voix masculine derrière elle.
L'immortelle se figea un instant à l'entente de sa question. Dans le reflet, elle pouvait voir Tamàs la regarder faire, avec méfiance. Assis sur la chaise, il jouait avec les fioles d'huile résineuse, le liquide verdâtre luisant étrangement à la lueur des bougies.
— Nous allons ! corrigea-t-elle, se concentrant sur sa propre image dans la surface brouillée.
— Je n'ai pas l'intention de tenir la chandelle si tu t'apprêtes à rejoindre je ne sais quelle conquête... ou pire ! Ton ombre verte...
Elle se retourna d'un coup vers lui à la mention de l'Ombre, le fusillant du regard. Elle ne pouvait s'empêcher de réagir chaque fois que son comparse évoquait le mystérieux individu. Impossible pour elle d'oublier la discussion qu'ils avaient eu, il y a une nuit de cela, ni le contact de sa paume dans la sienne. Elle avait l'impression de sentir son fantôme flotter entre ses doigts, comme un vide insoutenable qui se dérobait chaque fois qu'elle cherchait à s'en saisir.
Elle n'aimait pas ce que Tamàs sous-entendait. Elle n'aimait pas du tout.
— Ce n'est pas un ou une amante que je cherche, réfuta-t-elle en grimaçant. Nous allons nous faire de nouveaux amis.
— Depuis quand recherches-tu des amis ? Je ne te suffis plus ?
La moue boudeuse et chagrine qu'il affichait faillit lui arracher un rire. Elle éprouvait une soudaine envie d'ébouriffer ses mèches blondes dans tous les sens. Au lieu de quoi, elle rétorqua :
— Depuis qu'il existe d'autres enfants du sang potentiellement intéressés par un petit régicide.
L'expression malicieuse de son compagnon s'évanouit aussitôt, remplacée par une soudaine incrédulité.
— Les renégats ?
— Tu as toujours été le plus intelligent de mes enfants ! Mon préféré ! ronronna-t-elle, moqueuse.
Elle dut se mordre la lèvre pour ne pas rire alors qu'il levait les yeux au ciel. Il n'avait pas l'air d'apprécier son sarcasme.
— Menteuse. Comment diable penses-tu pouvoir trouver des renégats ? En te baladant au milieu des mortels et en appelant à tout va ? Si Vincente lui-même n'a pas mis la main sur eux pour s'en débarrasser, tu penses faire mieux ?
Il n'avait pas tort évidemment. Les enfants du sang qui cherchaient à disparaître, comme elle l'avait fait elle-même plus d'un siècle plus tôt, savaient très bien comment s'y prendre. Le monde était vaste, très vaste en dehors des terres de la nuit. Les immortels l'avaient longtemps arpenté avant que l'appel de la couronne du sang ne les réunisse dans la cité écarlate. Cependant, elle disposait d'une information... intéressante. Sans se départir de son rictus, elle secoua la tête.
— D'abord, tu me sous-estimes et ça me blesse. Ensuite, tu sais très bien qui détient une telle information...
Si jusque-là Tamàs semblait plutôt dubitatif face au plan de sa créatrice, lorsqu'il réalisa ce qu'elle entendait par là, il changea de tout au tout.
— Tu te moques de moi ? Tu veux y retourner ?
L'indignation et la colère s'étaient embrasés dans son regard. Ainsi qu'une lueur de désespoir. C'était presque fascinant de voir ses traits angéliques blêmir comme s'il venait de voir tous ses frères et sœurs revenir à la vie sous ses yeux.
Erzsébet s'en voulut un instant d'avoir pu penser une telle chose.
Pauvre enfant...
Elle allait définitivement le tuer à coup d'inquiétude...
— Tu vois une autre solution ? J'ai parfaitement foi en tes capacités et je sais ce dont je suis capable, mais ça ne sera pas suffisant. Pas contre autant d'enfants du sang et Marchesi. Il nous faut des alliés.
— Tu as ton Ombre non ?
Son ombre... C'était vraiment étrange de parler ainsi du gardien des bois. Sa poitrine s'échauffait d'une curieuse façon, et elle ne pouvait s'empêcher d'esquisser un léger rictus. Secouant la tête, elle soupira :
— Je pensais t'avoir mieux enseigné l'art de la guerre, mon enfant. Ce n'est pas parce que nous possédons déjà une arme qu'il ne faut pas en acquérir d'autres. Sinon à quoi nous serviraient nos lames en argent puisque nous possédons déjà des griffes et des crocs ?
L'argument fit mouche.
— Il ne te dira jamais rien sans quelque chose en retour, marmonna-t-il, mécontent.
S'il n'appréciait déjà pas ce qu'elle venait de lui annoncer, la suite allait à coup sûr lui déplaire. Elle devait absolument l'amadouer. Le manipuler. Erzsébet se surprenait à devoir employer des techniques auxquelles elle n'avait pas eu recours depuis.... et bien depuis la chute de son nid et sa décision radicale de changer. Empruntant un ton cajoleur, elle susurra :
— Oh, mon magnifique idiot... C'est pour ça que j'ai exactement ce qu'il désire.
— De quoi...
Il s'interrompit brutalement face au regard insistant qu'elle posait sur lui. C'était lui. Il était la seule chose que l'informateur pouvait convoiter et qu'elle était capable de lui offrir. Elle ne rajouta rien, se contentant de lui sourire tendrement. Face à elle, il s'enflamma littéralement, perdant toute maîtrise de lui-même.
— Tu n'y penses pas ?
Elle tiqua. Ses griffes tapotant contre la table en bois, elle dévoila ses canines dans une étrange expression.
— Oh que si. Et tu vas devoir t'y résoudre.
— Et si je refuse ? s'insurgea-t-il, les yeux écarquillés.
— Tu ne peux pas.
Elle s'était exprimée calmement, mais avec une froideur qui tranchait avec le sourire qu'elle continuait à afficher. Le fils du sang la dévisagea quelques secondes. Erzsébet éprouva une certaine fascination pour le désespoir qui se laissait lire allègrement sur ses traits. Elle pouvait presque deviner les rouages de son esprit s'activer intensément, à la recherche d'un moyen de la raisonner. Mais il la connaissait trop bien.
— Il va me faire payer ! grogna l'homme, maîtrisant à peine sa colère.
D'une certaine façon, la rousse le comprenait. Nul n'aimait se sentir utiliser. Mais elle n'avait pas le choix. Seuls ils n'y arriveraient jamais. Et Dimitri ne livrerait jamais cette information sans une immense contrepartie. Sur ce point, Tamàs avait raison et il était probablement celui qui connaissait le mieux ce vieux renard rusé. Elle balaya d'un geste sa contestation.
— Si tu arrêtais de briser des cœurs sur ton passage...
— Ce n'est pas de ça...
— Je m'en fiche, interrompit-elle.
Faisant volte-face, elle se reconcentra sur le reflet que lui renvoyait le débris de miroir au mur. Se contorsionnant, elle resserra les lacets dans son dos, entreprenant de les nouer. Cela ne l'empêcha pas d'entendre l'immortel se lamenter, oscillant entre le ressentiment et le tragique :
— Quelle mère indigne ! Prête à vendre son propre fils...
Ses gestes se figèrent l'espace d'un instant, son regard bloqué sur son image. Elle n'avait pas l'air seulement plus vieille, mais aussi fatiguée. Tellement fatiguée. Et le poid qui pesait sur sa poitrine semblait s'être alourdit plus encore.
Ces quelques mots la touchèrent bien plus qu'elle ne l'admit.
Désolée mon enfant. Mais tes frères et sœurs réclament du sang et ce n'est qu'ainsi que je pourrais l'obtenir.
— Il faut bien que tu serves à quelque chose, lâcha-t-elle du bout des lèvres d'un ton nonchalant qui dissimulait son trouble. Ne me fais pas perdre mon temps ou ce n'est pas Dimitri que tu devras affronter.
— Qui d'autre ? Toi ?
Une part d'elle voulut se sentir offensée par ce ricanement provocateur. Puis elle se rappela qu'il y a moins de deux siècles, cela aurait même été très probable. Elle n'aurait pas hésité une seule seconde à soumettre en combat la moindre étincelle de rébellion parmi ses enfants.
Tant de temps s'était écoulé depuis... Si la elle d'autrefois la regardait aujourd'hui, elle ne se reconnaîtrait pas.
Elle secoua la tête de gauche à droite.
— Non. Vincente. Il ne va pas rester sans rien faire.
Les épaules de son interlocuteur s'affaissèrent face à cet argument et son air défiant vacilla. Elle avait raison. Comme toujours.
Soudain, il se retrouva derrière elle. Ses mains remplacèrent celle de la jeune femme, entreprenant de lacer à sa place les cordons récalcitrants. Cette soudaine proximité ne la perturba pas. Après un siècle et demie de cavale partagé uniquement entre eux-deux, ces gestes du quotidien, un quotidien intime, s'étaient ancrés en eux et dans leurs habitudes. Mais malgré l'attention particulière qu'il lui portait, le fils du sang ne put s'empêcher de râler à son oreille, d'un ton pourtant peu convaincu :
— Je te déteste.
Ses lèvres frémirent, esquissant un léger sourire à l'entente de cette phrase. Dans le reflet, il ne la regardait pas, concentré sur sa tâche, ses traits tordus par une moue qu'il avait à coup sûr hérité d'elle. Dans ces instants où Tamàs se révélait plus vindicatif, plus boudeur, c'était elle qu'elle revoyait en lui. Rejetant la tête en arrière, fermant les yeux, elle finit par répondre dans un souffle :
— Moi aussi.»
Je me déteste.
C'était un étrange sentiment, constant, qui se mariait si bien à la culpabilité... Pas aussi fort que sa haine pour Vincente Marchesi, ça non ! Mais c'était tout de même là, tapis au fond de son cœur et elle avait dû s'y habituer au cours de ce dernier siècle.
Après tout, la haine était un sentiment que les enfants du sang connaissaient bien mieux que l'amour...
*
La cité écarlate était bien moins magique en plein jour qu'au cœur de la nuit. Son éclat ne ressortait véritablement que dans l'obscurité et même si les enfants du sang ne craignaient guère la lumière du jour - contrairement à ce que les romans mortels qui les évoquaient pouvaient suggérer - le calme régnait dans les rues. De toute façon, les journées étaient pâles et courtes dans les Terres de la nuit. Sa capuche rabattue sur son crâne pour dissimuler sa chevelure reconnaissable entre mille, Erzsébet évitait tout de même les axes les plus empruntés pour se faufiler dans les ruelles, Tamàs sur ses talons. Les quelques immortels qu'ils croisaient ne leur prêtaient pas attention. Et c'était tant mieux. Elle ne tenait pas à se lancer dans une énième course poursuite.
Il serait bien plus difficile pour elle de respecter son vœu si tous les enfants du sang décidaient de l'attaquer pour satisfaire leur souverain...
Cette fois, elle fit exprès d'emprunter une autre route que celle qui menait à la fontaine. Ce lieu était certes magnifique et intrigant, mais elle y avait croisé une fois le couple maudit, et elle préférait ne plus prendre de risque. Et puis il lui paraissait si étrange, si... dissonant avec le reste de la cité écarlate qu'elle ne parvenait jamais à contenir le sentiment qui serrait sa poitrine chaque fois qu'elle ne faisait même qu'y songer.
« Que comptes-tu faire après avoir récupéré ces noms ?
L'interrogation de son compagnon à ses côtés l'arracha à ses pensées. Comme à son habitude chaque fois qu'ils revenaient dans la Cité écarlate, le jeune homme ne s'était pas privé de faire sentir son mécontentement. Cependant il arborait à présent un air sérieux et sincèrement curieux. Au fond de ses poches, elle serra le poing avant de soupirer :
— Avec un peu de chance, Vincente n'apprendra pas tout de suite ce que nous faisons et n'enverra pas des assassins nous suivre dans le monde des mortels pendant que nous cherchons nos nouveaux amis !
Il acquiesça, pensif.
— Nous pouvons gérer des assassins mais si c'est lui-même qui se déplace...
— Espérons que nous n'en arriverons pas là et qu'il ne jouera pas les troubles fêtes.
Lui ou Esmeray, c'était les deux plus grandes menaces. Elle pouvait gérer n'importe quel autre enfant du sang à condition d'avoir les bonnes armes mais le roi du sang et sa mystérieuse compagne lui donneraient du fil à retordre.
— Et espérons aussi que Dimitri ne vende pas l'information ! rajouta-t-elle, esquissant un sourire.
L'immortel n'était pas dupe. Dimitri était un marchand de secret. Si Vincente payait le prix, il lui dirait tout ce qu'il voudrait. Rien ne leur assurait qu'ils ne seraient pas attendus à la frontière des terres de la nuit, là où, loin de leur mystérieux protecteur vêtu de vert, il leur faudrait peut-être lutter à mort pour leur vie. Mais c'était loin d'être le seul obstacle qu'ils auraient peut-être à affronter.
— Et comment penses-tu convaincre ces... renégats de te rejoindre dans ta mission suicide ?
Elle ne répondit pas. Au lieu de quoi, tandis qu'ils s'engouffraient dans une nouvelle ruelle, aboutissant à un cul-de-sac, elle annonça, atone :
— Nous arrivons.
Devant eux, au fond de l'allée sombre, se trouvait la boutique de l'informateur. De jour comme de nuit, il était difficile d'imaginer que derrière les portes de cet atelier qui paraissait en mauvais état pouvaient s'acquérir les secrets les plus dangereux des deux mondes, mortels comme immortels.
Alors qu'ils atteignaient le seuil, elle sentit son compagnon se tendre derrière elle, sa démarche ralentissant. Erzsébet retint une grimace. Elle ne pouvait passer à côté du maelstrom d'émotions qui agitaient son fils et qu'elle percevait, malgré elle. Frustrations, remords, appréhension. Il bouillonnait. Tamàs était bien capable de tout gâcher.
— Tiens toi tranquille, avertit-elle dans un souffle. Et suis le plan.
— À vos ordre, majesté.
Il cracha presque le dernier mot, sans chercher à dissimuler sa colère. L'immortelle tiqua. Sa main se suspendit quelques secondes au-dessus de la poignée et elle tenta de juguler la pointe de remords qui transperçait sa poitrine.
Elle faisait ça pour venger ses enfants.
Tout ça, c'était pour ses enfants.
Vengez-nous, mère !
Sa main s'abattit sur le battant, poussant la porte. Le petit carillon retentit. À sa grande surprise, Dimitri se trouvait derrière le comptoir, occupé à trier de curieux artefacts pour les déposer précieusement dans des petites boîtes. Les rares rayons de soleil qui parvenaient à traverser les fenêtres poussiéreuses se reflétaient sur le métal. La rousse reconnut parmi ces objets des bijoux vieux de plusieurs siècles en provenance de royaumes qui avaient aujourd'hui disparus, avalés par la course du temps et la marche de l'histoire.
Informateur et receleur d'objets divers et variés. Les talents du fils du sang étaient nombreux.
Relevant la tête pour darder sur elle ses yeux de fouine doré, l'homme afficha aussitôt un grand sourire avant de susurrer :
— Princesse ! Quelle charmante surprise ! Je ne pensais pas que tu oserais t'aventurer à nouveau parmi nous.
Elle s'arrêta un instant sur le seuil, abaissant sa capuche.
— Et pourquoi pas ?
— Parce que notre souverain veut ta sublime tête.
Le coin des lèvres de la femme trassaillit tandis qu'elle retenait un sourire. Ce n'était pas une grande nouvelle. Secouant la tête, elle haussa les épaules.
— Comme beaucoup avant lui, c'est l'effet de mon charme. Mais passons, je ne suis pas venue seule cette fois.
Sur ces mots elle se décala d'un pas tandis que Tamàs entrait à son tour dans la petite boutique. La mine fermée, il avait enfoui les mains dans ses poches mais elle était certaine qu'il devait serrer le poing si fort que ses phalanges devaient être blanches. Fusillant sa créatrice du regard, il ne salua pas le propriétaire des lieux. Ce dernier, en revanche, le dévorait littéralement de ses yeux écarquillés. L'expression qu'affichait l'informateur avait changé du tout au tout. Il était passé de son habituel air malin et affable, hypocrite à souhait, à la plus pure des stupéfactions. Ses mains étaient figées au-dessus du comptoir alors qu'il s'était entièrement interrompu dans ses gestes. La princesse du sang était incapable de deviner ce qui, de la joie ou de la colère, animait l'éclat qui brillait au fond de ses yeux, mais lorsque l'immortel finit par reprendre ses sens, sa voix vibra étrangement tandis qu'il s'esclamait :
— Tamàs Hercegnő ! En voilà une surprise.
— Dimitri... Cela faisait longtemps.
Les derniers mots du blond retombèrent dans un silence pesant. Son interlocuteur esquissa un léger un rictus indéchiffrable. Erzsébet assistait à cet étrange spectacle, sans savoir si elle devait s'en amuser ou au contraire éprouver de la pitié pour les deux hommes. Elle se sentait presque de trop. Se raclant la gorge, elle finit par mettre un terme à cette parodie de discussion où chacun ne savait plus où se mettre.
— Vous fêterez vos retrouvailles plus tard... J'ai un marché à passer avec toi Dimitri.
— Je sais me montrer reconnaissant envers mes amis... Un tel prix mérite une information précieuse. Dis moi ce que tu souhaites savoir et tu le sauras ! Peut-être désires-tu en apprendre plus sur un certain spectre qui hante les bois ?
Elle avait ouvert la bouche, prête à répondre mais la dernière insinuation du brun l'avait coupée dans son élan. Un frisson dévala son échine et elle fronça des sourcils.
— Comment sais-tu pour le spectre ? interrogea-t-elle un peu vivement.
Le sourire de l'informateur s'agrandit plus encore - elle ne pensait pas cela possible - et il lança, désinvolte :
— Le trio infernal n'est plus qu'un duo. Il n'y a qu'une seule personne capable de détruire un fils de Marchesi. Ainsi que de désarmer sa si charmante compagne.
La rousse tiqua à la mention de cette dernière. Son orgueil vibra comme la corde d'un instrument qu'on viendrait de pincer et elle ne put s'empêcher de corriger :
— Je suis celle qui a combattu et mis à terre Esmeray.
Elle se rappelait encore de la force de l'étreinte de la fille du sang, de son bras qui l'étranglait presque, de ses griffes qui la menaçaient... et surtout du parfum de son sang si envoûtant, si divin. Oui, il s'agissait d'une véritable guerrière, bâtie pour la lutte. Elle avait failli perdre. Mais ça n'avait pas été le cas. Elle avait eu le dessus sur la brune.
— Voilà qui ne me surprend pas, s'esclaffa Dimitri. Tu n'as après tout pas besoin de l'aide de cette créature qui n'est ni mortelle, ni un enfant du sang, ni quoique ce soit de connu...
Évidemment, il cherchait à piquer son intérêt. Son manège n'était même pas discret. Le pire, c'était qu'une part d'elle tombait allègrement dans le piège. Elle avait tant de questions qui demeuraient sans réponse. Depuis que l'Ombre avait surgi au milieu de cet incendie - alors que son monde s'écroulait autour d'elle et qu'elle était prête à livrer sa chair et son âme aux flammes - pour l'en arracher celle-ci n'avait plus jamais cessé de songer à elle. À cette silhouette surgie de nulle part, drapée de vert, et bravant la fureur du brasier comme s'il ne s'agissait que d'une illusion. Derrière la folie du chagrin et l'amertume du regret, cette énigme n'avait jamais réellement quitté ses pensées. Et maintenant qu'elle l'avait retrouvée, elle ne se sentait pas plus avancée. Tout ce qu'elle savait c'était qu'elle avait trouvé un allié. Un allié auquel elle se sentait profondément et étrangement liée.
Cependant, malgré toute sa curiosité, malgré son désir ardent de peut-être en savoir plus, de soulever enfin un peu ce masque blanc... Elle ne pouvait pas. Elle était venue pour une chose bien précise. Sa mystérieuse sauveuse pouvait bien attendre encore un peu.
S'avançant vers le comptoir alors que Tamàs restait près de la sortie, comme s'il n'avait qu'une seule envie, fuir le plus loin possible, elle soupira :
— Je ne suis pas venue pour en savoir plus sur l'Ombre.
La surprise marqua aussitôt les traits pâles de son interlocuteur.
— Ah non ?
Lentement, elle hocha la tête. S'appuyant contre le comptoir, elle se pencha vers l'homme pour murmurer, d'une voix si basse que seul lui pouvait l'entendre :
— Donne-moi les noms des Renégats et dis-moi où je peux les trouver.
Dimitri fronça aussitôt des sourcils. Les lèvres pincés, il recula d'un pas, comme pour se soustraire au regard inquisiteur intense qu'elle venait de poser sur lui, et marmonna :
— Voilà soudain un bien téméraire jeu... Téméraire... et dangereux.
À son expression soudain sombre et au presque imperceptible geste de recul qu'il avait effectué, elle n'avait pas besoin d'être voyante pour deviner son hésitation, voire un refus à venir.
Erzsébet s'y était attendue. Cependant, depuis son retour, ses plans avaient par deux fois échoué. Elle ne pouvait se permettre un nouvel échec ni de perdre encore trop de temps. Elle avait besoin de cette information ou bien cela reviendrait à chercher une aiguille dans une botte de foin. Cette fois, elle était venue préparée. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire conciliant avant qu'elle ne susurre, glaciale :
— Vois-tu, Tamàs n'est là que parce que je le lui impose. Si tu ne me donnes pas ce que je veux, nous disparaissons tous les deux et ta prochaine occasion de mettre la main sur ton cher et tendre ne viendra que si tu oses affronter le spectre des bois.
Elle ignora le soupir agacé de son fils derrière elle, demeurant concentrée sur l'informateur qui tiqua face à la menace. Un instant ses yeux dorés glissèrent derrière la princesse, comme s'il cherchait quelque chose. Une ombre passa sur son visage émacié avant qu'il ne reporte son attention sur elle. Un immense sourire, resplendissant et hypocrite étirait à nouveau ses lèvres tandis qu'il s'exclamait, tragiquement :
— Son altesse est dure en affaires...
Elle tapota contre le buffet de ses longs ongles, lui adressant un clin d'œil.
— Je sais que je suis ta cliente préférée.
L'homme ne répondit pas, se contentant d'hocher la tête avec une raideur qu'il peinait à dissimuler. Au lieu de quoi, il disparut l'espace de quelques instants dans l'arrière boutique, laissant les deux immortels seuls. Erzsébet préféra ne pas se tourner vers Tamàs, sentant le regard brûlant et assassin de celui-ci posé sur sa nuque, si intense que s'il l'avait pu, il l'aurait la transpercée. Elle préférait rester concentrée, affichant toujours son masque d'impassibilité parfaite quand Dimitri revint. Il tenait dans ses mains une petite enveloppe cachetée. Avant de la tendre à la rousse, il expliqua :
— Un groupe se cache dans une des villes aux frontières des Terres de la Nuit. Ils haïssent Vincente autant que toi princesse, peut-être plus.
— Ça m'étonnerait.
Elle n'avait pu empêcher de rétorquer vivement, levant les yeux au ciel. Mais face à elle, l'informateur haussa un sourcil.
— Tu n'es pas la seule à qui il a causé un immense tort, soupira-t-il. Marchesi a tué les princes et princesses du sang qui ne se sont pas inclinés face à lui. Parmi ces renégats tu trouveras des enfants du sang qui ont perdu leurs créateurs, des orphelins, mais aussi des amants brisés, qui ont perdu l'être qu'ils aimaient...
Elle encaissa un instant la critique. Il n'avait pas tort. Un deuil était un deuil. Quelle différence entre le chagrin d'une mère et celui d'un amant ? Lorsqu'un enfant du sang aimait, véritablement, bien au-delà du simple désir, c'était de toute son âme, tout son être. Un cœur brisé pouvait l'être éternellement et aspirer à la plus terrible vengeance. Lentement elle acquiesça.
— Alors ils voudront peut-être me rejoindre dans ma quête...
— Peut-être.
Dimitri lui tendit finalement le papier. La princesse du sang s'empressa de s'en saisir avant de le faire disparaître dans ses poches.
— Comment se fait-il que tu n'aies jamais vendu cette information à sa majesté ? s'enquit-elle, changeant de sujet.
— Il ne me l'a jamais demandé.
Traduction : il n'avait jamais craint ces quelques indociles qui préféraient errer aux frontières des terres de la nuit ou parmi les mortels tels des vagabonds. Après tout, ils n'étaient rien de plus que des créatures condamnés à une immortalité qui les obligeait à se nourrir de sang. Cela pouvait cependant changer s'il apprenait qu'elle s'y intéressait.
Maintenant qu'elle avait obtenu ce qu'elle souhaitait, l'immortelle ferait mieux de ne pas perdre plus de temps. Inclinant la tête en signe de remerciement, elle lâcha du bout des lèvres :
— Je vous laisse.
Tournant des talons, elle se dirigea vers la sortie. Au moment où elle passa à côté de son fils, celui-ci lui saisit un instant le poignet comme pour la retenir. Dans ses prunelles luisait un éclat à la fois enragé et résigné. Erzsébet se dégagea de son emprise, sans écouter son cœur se serrer dans sa poitrine. Après tout, revenir dans les Terres de la Nuit signifiait affronter tous les fantômes qu'ils avaient pu laisser derrière eux. Et puis, mieux valait un ancien amant délaissé qu'un roi du sang déterminé à la détruire...
Elle sortit de la boutique, la porte se refermant derrière elle au bruit du léger carillon.
La fraîcheur de l'air emplit aussitôt ses poumons. Un instant, elle ferma les yeux, s'adossant au mur. La liste serrée au creux de sa paume, elle n'osait la déplier ici, en pleine cité écarlate. Ça avait été plutôt facile finalement. Le véritable défi ne viendrait qu'ensuite. Tamàs avait raison sur un point : convaincre les renégats serait plus difficile. S'opposer à Vincente revenait presque à se lancer dans une mission suicide.
Ses pensées se perdirent dans les souvenirs d'autrefois : sa défaite, l'incendie, la perte de son nid... Toutes les images tournaient encore et encore, et en leur cœur, il y avait toujours ce maudit fils du sang, aux délicates boucles brunes et au sourire cruel. Elle revoyait sans peine la première fois où celui-ci s'était retrouvé devant elle, réclamant sa reddition. Elle lui avait ri au nez. Comment ce tout jeune immortel d'à peine deux siècles pouvait-il oser la menacer elle, la princesse du sang qui imposait peur et respect ? Bien vite, les rires s'étaient transformés en larmes et en cris.
Quelle idiote...
Elle n'aurait su dire combien de temps exactement s'écoula. Le carillon la ramena sur terre au moment où le blond sortit de la boutique à son tour. L'expression fermée et boudeuse qu'il affichait ne laissait aucun doute sur le déroulé de ces retrouvailles. Si c'était la vengeance que Dimitri recherchait, alors il s'était bien vengé. La mâchoire crispée du fils du sang en disait long. Et bien qu'elle haïssait voir ses enfants souffrir, Erzsébet ne put s'empêcher de lui glisser, avec une pointe de mesquinerie :
— Je t'avais dit de ne plus briser de coeurs sur ton passage. Tu l'as mérité.
— Je t'ai dit que c'était pour une dette, rétorqua-t-il en marmonnant, hostile.
Un éclat de rire lui échappa, faisant vibrer sa poitrine. Cette mauvaise foi était absolument délicieuse et elle ne pouvait s'empêcher d'appuyer dessus.
— Pas à moi, mon enfant. La dette n'était qu'une excuse de la part de Dimitri pour te poursuivre après que tu l'aies abandonné... Tu n'étais pas très fidèle ni solide comme amant.
Il lui jeta un regard en coin, dévoilant ses canines dans une expression amère avant de contre-attaquer :
— Venant de toi... As-tu seulement déjà aimé ?
— Je t'aime.
Elle avait répondu avec simplicité, haussant un sourcil. Le fils du sang la dévisagea quelques instants avant de soupirer. S'adoucissant quelque peu, il reprit, avec moins de véhémence :
— Je ne parle pas de ça, Erzsébet. As-tu déjà aimé quelqu'un comme tu aimais le pouvoir, la gloire, la mort ? Ou plutôt, plus que tu ne les aimais ?
En presque dix siècles d'existence, elle avait connu de nombreuses histoires. Passionnelle pour la plupart. Plus tendre pour quelques rares. Mais toutes étaient bien vite arrivées à leur terme lorsque l'appel de l'ambition et de la guerre avait retentit. La princesse du sang n'avait eu que deux priorités : sa couronne et son nom.
Elle garda le silence.
Tamàs avait compris. Secouant la tête, il soupira, son regard fuyant un instant vers la silhouette du palais qui se découpait au sommet de la cité écarlate.
— Andràs disait que j'avais beau être capable d'aimer à de multiples reprises, je n'étais pas capable d'être fidèle.
L'immortelle pencha la tête sur le côté en l'entendant mentionner son frère jumeau. Il le faisait si peu, et toujours à mi-voix, en passant, tel un courant d'air. Et elle, elle n'osait jamais insister. Après tout, c'était de sa faute si Andràs était mort. C'était de sa faute s'il avait perdu son double, sa moitié... Les deux fils du sang étaient si semblables... ils avaient les mêmes traits, le même sourire, la même voix... Une voix qu'elle entendait chaque nuit, dans ses pires cauchemars, appeler encore et encore au milieu de l'incendie "Tamàs". Mais ce dernier ne se trouvait pas dans le manoire quand Vincente avait tout détruit. Contrairement à Andràs...
Vengez-nous, mère !
Le blond ne la regardait pas, ses yeux perdus sur le ciel gris. C'était tant mieux. Elle ne voulait pas qu'il se rende compte de son trouble. Il en était hors de question. Il était déjà bien trop au courant de tout ce qu'elle pouvait ressentir, malgré elle. Secouant la tête, elle s'enquit, narquoise :
— Parce que les enfants du sang ne s'embarrassent pas de ces questions ridicules ?
— Parce que notre fidélité et loyauté ne pouvaient aller qu'à une seule personne.
Sur ses mots il se tourna vers elle, dardant ses prunelles étincelantes sur elle. Bon. Elle avait compris le message.
— Maintenant c'est de ma faute si ton frère et toi vous amusiez à séduire tout ce qui passait ? s'indigna la princesse du sang, se raidissant.
Son ton avait dû changer, devenir plus grave ou plus sec car le jeune homme leva aussitôt les mains en signe d'apaisement avant de grimacer.
— Non. Range tes griffes s'il te plait. Je sens encore celles de Dimitri dans ma chair.
Il esquissait une légère moue qui lui donnait l'air d'un chiot malheureux. Comme s'il allait parvenir à l'apitoyer... Elle avait soudain envie de lui asséner une tappe à l'arrière du crâne. Cependant une petite voix lui souffla qu'il avait sûrement déjà eu assez à gérer en l'espace d'une journée, à cause d'elle.
— Bien fait, grogna-t-elle tout de même avant de se détourner. Allons-y.
Sans attendre, elle s'engouffra dans une nouvelle ruelle, désireuse de fuir le plus vite possible cette maudite cité. Mais soudain, son comparse l'interpella, d'une voix douce :
— Erzsébet...
— Quoi encore ?
L'immortelle fut surprise de découvrir soudain l'expression sérieuse du blond, balayant toute autre émotion.
— Vincente ne nous suivra pas dans le monde des mortels, affirma-t-il, grave. Nous aurons tout le temps qu'il faut pour chercher et convaincre nos... nouveaux amis.
— Comment peux-tu en être certain ?
— Je me suis arrangé pour que Dimitri ne revende pas cette information.
Pardon ? Elle ne s'était guère attendue à cela. Ses sourcils se froncèrent tandis que l'incompréhension s'emparait d'elle.
— Comment t'y es-tu pris ? le pressa-t-elle, hébétée.
Soudain, à sa grande surprise, la moue boudeuse et renfrognée que le blond affichait depuis un bon moment maintenant s'illumina, se métamorphosant. Un sourire confiant et malicieux étira ses lèvres tandis qu'il lui adressa un léger clin d'œil. La princesse du sang se figea, une étrange chaleur se diffusant dans sa poitrine jusqu'à atteindre son cœur. Elle avait l'impression d'avoir été éblouie par le soleil. Depuis combien de temps son fils n'avait-il pas souri ainsi ?
Une autre vie...
C'était comme s'il ne lui en voulait plus, comme si aucun nuage n'était jamais venu assombrir ses traits angéliques et son caractère toujours positif et solaire. Sa gorge se serra, nouée par un sentiment qui ressemblait bien trop à de la nostalgie. Mais elle n'eut pas le temps de s'appesantir dessus.
Tamàs passa devant elle, prêt à reprendre la route pour rentrer chez eux. Mais au passage, il se pencha vers elle et glissa à son oreille :
— J'ai mes propres secrets ! Et tu n'as pas payé pour que je te les dévoile... »
Aucun doute n'était permis : dans une autre vie, lui et l'informateur auraient été faits l'un pour l'autre.
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Hello, hello !
Erzsebet semble vouloir poursuivre sa lancée et continuer à se faire de nouveaux amis 🙃 même si elle prête à employer des moyens un peu moins sympa pour y parvenir et que son cher compagnon en fait (encore) les frais !
Qu'en avez vous pensé ?
Le flou concernant Tamas et Dimitri est purement volontaire, mes personnages on leurs petits secrets et ne veulent pas forcément vous les confier alors... à vous d'imaginer ce que vous voulez 😇
J'espère que ce chapitre vous a plu !
Le prochain chapitre est probablement l'un de mes préférés, préparez vous pour un très (très) gros flash-back ! 👀
À bientôt,
Aerdna 🖤
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