Chapitre 8. 'Anya'*
Le jour s'était levé depuis peu, les rayons du soleil éclairant désormais le palais de la Cité Écarlate. Mais rien ne parvenait à rompre la morosité des pensées et l'ombre des ressentiments qui assaillaient Esmeray Waqt.
Elle s'était retrouvée dans les bois seule, les hommes de main de Vincente n'ayant pas pris la peine de chercher sa dépouille avant de rentrer la queue entre les pattes au bercail. D'une certaine façon, elle les comprenait : chaque seconde de plus passée à le faire patienter ne faisait qu'augmenter la rage qu'il devait ressentir.
Lorsqu'elle était enfin rentrée, elle avait entendu les enfants du sang qui montaient la garde discuter à voix basse du retour de Paolo et Dario et de ce qu'il s'était passé après qu'elle avait perdu conscience. Elle n'avait même pas attendu la fin du récit et était montée directement dans la salle du trône. Elle savait que Vincente l'y attendait. Désormais, les portes se trouvaient devant elle, closes, et elle cherchait le courage de les franchir.
Elle savait ce qui l'attendait.
Ils l'avaient tous déçu.
Elle l'avait déçu.
« Ne me fais pas patienter, Bella ! résonna soudain un grognement sombre.
Évidemment, il avait perçu sa présence. La brune serra les poings, prenant une profonde inspiration, avant de pénétrer dans la salle. Au fond de celle-ci, assis sur un siège imposant, l'immortel la toisait de ses prunelles dorées, si lumineuses derrière les mèches corbeau qui tombaient négligemment devant son front. Du bout de ses ongles tranchants, il tapotait contre l'accoudoir. Son expression avait beau être impassible, tout en lui criait au monde la colère qui l'habitait.
Et pour preuve de celle-ci, les deux frères gisaient au sol, les jambes brisées. Ils avaient accepté leur punition pour leur échec. C'était à son tour désormais.
Elle passa face aux fils du sang sans leur prêter la moindre attention avant de s'agenouiller devant le trône, tête baissée.
— Je suis désolée...
Elle n'eut pas le temps de dire quoique ce soit de plus. Une douleur fulgurante paralysa sa joue, coupant sa voix et son souffle. Elle encaissa le choc, vacillant sur le côté, les lèvres si pincées pour ne pas laisser échapper le moindre son qu'elle sentit son propre sang dans sa bouche.
Sans qu'elle ne s'en aperçoive, Vincente s'était levé et se trouvait désormais devant elle, des flammes dansant dans ses prunelles cruelles.
Il l'avait giflée, toutes griffes sorties.
Les entailles profondes sur ses pommettes brûlaient atrocement. Mais pas autant que lorsque la princesse du sang l'avait poignardée un peu plus tôt cette nuit. Elle se rappelait sans peine la façon dont celle-ci était finalement parvenue à se débarrasser d'elle alors qu'elle la tenait à sa merci, perçant de ses ongles pointues la peau si délicate de son cou, la blessant, faisant couler son sang...
Elle l'avait mérité.
Elle avait échoué.
— Tu es censée être celle sur laquelle je peux me reposer, Bella, rugit Vincente. Si tu m'es inutile, alors à quoi bon ?
Ces derniers mots l'électrisèrent toute entière. Inutile... Non ! Elle n'était pas inutile. Un sentiment profond de détresse s'empara d'elle. Elle devait se défendre. Il fallait qu'elle lui explique, qu'elle le convainque...
— L'Ombre est intervenue, Vincente, argua-t-elle d'un ton suppliant, luttant pour articuler malgré la douleur qui paralysait son visage. Qu'étais-je censée faire quand même toi tu ne peux l'affronter ?
Un rire méprisant lui répondit.
— Selon ces deux-là, Erzsébet Hercegnő s'est débarrassée de toi avant que l'ombre n'intervienne.
Elle tiqua à l'entente de ces mots. Le regard acerbe que l'immortelle jeta aux frères Marchesi était empli d'une telle haine qu'ils se recroquevillièrent sur eux-même. L'air à moitié satisfait qu'ils affichaient à travers la douleur s'évapora aussitôt. Elle le leur ferait payer, quoiqu'il advienne.
Elle courbait peut-être l'échine devant son amant, mais face eux en revanche...
Le roi du sang se pinçait désormais l'arrête du nez, secouant la tête, affichant une expression de dépit et de désespoir. Quelle comédie !
— Je t'ai surestimée, finit-il par soupirer d'un ton soudain conciliant et hypocrite. C'est ma faute. Après tout, tu n'es qu'une simple fille du sang. Que peux-tu face à cette garce de princesse et cette ombre de malheur ?
Malgré ce qu'il semblait vouloir laisser entendre, il n'était pas du tout en train de s'excuser. Au contraire, chaque parole qu'il prononçait se voulait être un nouveau clou enfoncé dans le cœur de la "simple fille du sang" qui bouillonnait intérieurement. Jusqu'à l'insulte ultime, lorsqu'il finit par lâcher, avec dédain :
— Erzsébet aurait fait une bien meilleure compagne que toi. Dommage qu'elle s'entête.
Ces mots et ce qu'ils provoquèrent en elle étaient plus douloureux que toutes les gifles qu'il avait pu lui donner. Elle avait l'impression qu'un serpent avide venait de planter ses crocs en elle pour ne plus la relâcher. Le serpent de la jalousie. Une vague de panique envahit la fille du sang qui releva brutalement la tête. Dans ses prunelles luisaient une rage sans fond qu'elle ne prit même pas la peine de cacher.
À cette vision, l'immortel esquissa un léger sourire, satisfait.
— Relève toi, mon amour.
Elle obéit aussitôt.
D'un geste de la main, il la força à pencher la tête sur le côté, exposant la joue qu'il avait atteint de ses griffes. Le sang en coulait, dévalant sa mâchoire pour goutter sur les bords du bustier de la brune. Du bout des doigts, il en recueillit une goutte avant de la porter à ses lèvres.
Une grimace étira aussitôt ses traits et il esquissa une légère moue. Soudain, son expression changea du tout au tout. D'un ton mielleux et radouci, il soupira :
— Je n'aurai pas dû dire ça. Tu es celle qu'il me faut.
Esmeray acquiesça avec raideur, son cœur se contractant douloureusement dans sa poitrine.
— Je ne te décevrai plus... assura-t-elle, rauque.
— Je le sais.
Malgré le ton cajoleur qu'il avait emprunté, elle ne passa pas à côté de la menace sous-jacente. Cependant, Vincente reprit aussitôt, d'un ton plus détaché :
— Il est évident que c'est à moi de me débarrasser de cette petite emmerdeuse. Mais je n'y arriverai pas sans ton aide.
La brune tressaillit. Il avait besoin d'elle... Il le disait lui-même... Que ferait-il sans sa précieuse seconde, celle qui se tenait à ses côtés depuis tant de temps...
— Tu peux compter sur moi. Je te le jure.
— Et sur quoi le jures-tu, bella ?
Elle releva brusquement la tête, plongeant son regard dans celui du fils du sang. L'assurance et l'intensité qu'il y lu le surprirent presque tandis qu'elle murmurait, grave :
— Sur notre amour.
Un instant, il frémit. Avant que ses lèvres ne s'étirent en un rictus fier. Se penchant en avant, il fondit sur la femme tel un vautour sur sa proie, l'embrassant. Elle répondit aussitôt au baiser. Cependant, il finit par se détacher. Il ne semblait plus ni en colère, ni déçu. Il affichait seulement cette nonchalance et cette douceur mielleuse et séductrice habituelles. Comme s'il ne venait pas de faire payer à ses sbires et à sa compagne leur échec de façon cuisante... La joue de l'immortelle continuait à pulser, douloureusement, comme si on y appliquait constamment un tisonnier. Il l'ignorait.
— Bien, tout est réglé dans ce cas, s'esclaffa-t-il. Allons-y. »
D'un geste de la main, il l'invita à le suivre. Dans ses prunelles d'ordinaire froides et dures luisait une lueur chaleureuse et envoûtante qui semblait appeler à se laisser consumer. Aussitôt, elle esquissa son sourire le plus charmeur, lui emboitant le pas, prête à lui rappeler pourquoi c'était elle qui se tenait à ses côtés. Prête à lui rappeler pourquoi il ne devait penser qu'à elle et à personne d'autre.
Alors qu'elle passait à côté de Paolo, Esmeray n'hésita pas une seule seconde à donner un coup de talon dans la jambe brisée qui formait un angle douteux de ce dernier. Le grognement mêlé au gémissement plaintif qu'il laissa échapper lui arracha un sourire. À en croire l'expression amère et furieuse qu'il affichait, la mâchoire crispée, il se retenait de l'insulter en présence du roi et amant de la guerrière.
Alors qu'elle suivait ce dernier, ses pensées s'envolèrent vers les bois et vers cette immortelle aux cheveux de feu contre laquelle elle avait combattu. Elle se rappelait la force qu'elle possédait, le parfum qu'elle dégageait à chaque mouvement, et celui de son sang quand elle était parvenue à érafler sa peau et à la blesser...
Cette pensée parut éveiller la douleur qui grignotait son flanc depuis que la dague en argent s'y était enfoncée. Un frisson brûlant parcourut son être entier et elle esquissa un rictus carnassier.
S'il fallait qu'elle ère toutes les nuits dans ces bois pour mettre la main sur cette chère petite princesse, alors elle le ferait.
Tout par amour.
*
Il était une fois...
« Anya !
La voix lui parvint comme à travers un brouillard. Erzsébet se pinça l'arrête du nez, cherchant à chasser le vif mal de tête qui tambourinait à ses tempes. Emitoufflée dans une fourrure qui avait jadis appartenu à un gigantesque loup noir, elle commençait à se lasser de tout cela. Sous ses yeux, deux hommes se faisaient face. Ils s'affrontaient sans la moindre pause depuis ce qui leur semblait être une éternité. Leurs griffes étincelaient, tachées d'un liquide rouge et poisseux, et leurs respirations rauques résonnaient, hachées.
Une petite fille débarqua dans la cour. Dans une splendide robe de poupée couleur crépuscule, elle semblait ne rien ressentir du froid hivernal qui avait pétrifié les bois aux alentours dans un manteau de givre. Mais avant qu'elle ne puisse atteindre celle qu'elle appelait mère avec tant d'enthousiasme, deux bras puissants l'arrêtèrent fermement. Elle leva ses grands yeux dorés vers l'homme qui se tenait sur le côté. Il lui souriait, affectueusement, mais sous ses boucles blondes angéliques, son regard était dur comme la pierre.
— Vous feriez mieux de ne pas y aller tout de suite, Eszter. Mère pourrait bien arracher des yeux sur le champ.
— Tu exagères Andràs ! s'esclaffa un nouveau venu, copie conforme de celui qui avait empêché la fillette d'avancer.
— Tu crois ? Elle affichait le même regard quand nous avons combattu pour la première fois pour elle. Dois-je te rappeler ce qui s'en est suivi ?
— Toi, tu n'as presque rien eu. Tu as toujours été meilleur guerrier que moi. Presque tous mes os ont été brisés.
Le premier soupira.
— Tamàs...
Cependant, il s'interrompit brutalement. Un regard aussi perçant qu'un trait de flèche venait de se poser sur eux, leur intimant le silence. Erzsébet s'avança d'un pas en direction des deux fils du sang qui étaient en train de combattre. Sa voix rauque claqua dans les airs, glaciale :
— Cessez.
Aussitôt, les combattants se figèrent. Le coup d'œil qu'ils échangèrent suffit à leur assurer qu'ils étaient tous deux conscients de la tempête qui allait s'abattre sur eux.
— C'est ce que vous appelez vous battre ? ricana la princesse du sang, moqueuse. C'est ce que vous appelez détruire un ennemi jusqu'à marquer de son sang le champ de bataille ? À ce rythme, la seule chose que vous finirez par tacher c'est le nom des Hercegnő.
— Pardonnez-nous, mère.
D'un geste vague de la main, elle balaya les excuses, ses prunelles perçantes toisant ses enfants.
— En ce moment même, si je pouvais vous faire vomir mon sang pour vous faire redevenir de pathétiques mortels, je le ferai.
Un instant, les deux immortels craignirent qu'elle n'essaie vraiment de le faire et de les vider du précieux liquide qui coulait dans leurs veines.
— Tu penses qu'elle va leur briser les os ou les obliger à embrasser de l'argent ? s'enquit nonchalamment Tamàs.
Andràs haussa les épaules. Peu importe ce qu'elle choisissait, cela serait douloureux. Cependant, la souveraine immortelle affectionnait particulièrement la seconde option sur un champ de bataille, lorsqu'elle faisait enfin plier ses ennemis. C'était à la fois douloureux et humiliant. En ce qui concernait son nid, elle ne poussait pas le vice jusque là, se contentant souvent de la première alternative.
Une mère tendre et aimante...
Eszter tiqua. Cela ne l'amusait plus du tout. Elle s'ennuyait. Se libérant de la poigne qui la maintenait, elle se faufila entre les jumeaux, s'avançant vers sa créatrice.
— Anya ! l'interpella-t-elle à nouveau.
L'air dur de l'immortelle vacilla l'espace d'un instant lorsque son attention se posa sur la perturbatrice, et un sourire vint même faire frémir la commissure de ses lèvres.
Erzsébet avait un faible pour Eszter. Elle avait trouvé cette dernière il y a près d'un siècle, laissée pour morte dans une ruelle miteuse, non loin d'un bordel. Sûrement la fille d'une des prostituées qui y officiaient. De son sang, elle l'avait sauvé pour en faire une immortelle et l'avait emmenée dans son nid.
Elle accueillit l'enfant dans ses bras, la soulevant contre sa hanche. Elle avait beau atteindre la taille d'une gamine d'une douzaine d'années, la force de son anya était suffisante pour supporter un homme dans la force de l'âge.
— Anya, mes frères m'ont emmenée en ville aujourd'hui.
— Est-ce là que vous avez acquis cette nouvelle robe Eszter ?
— Oui ! Elle a la couleur de vos cheveux. Aimez-vous ?
Erzsébet ne répondit pas tout de suite. Ses sens lui jouaient des tours. L'air sentait la fumée, apre, acre. Pourtant rien ne brûlait... Ignorant cette désagréable odeur de cendre, la rousse hocha la tête distraitement. Son esprit s'était déjà éloigné des rubans rouges et des perles brodées.
— Anya, irons-nous au bal ?
Le bal... Un seigneur mortel voisin qui lorgnait un peu trop sur les domaines qu'elle possédait hors des Terres de la Nuit lançait une réception. La dame Hercegnő avait reçu une invitation.
Oui, elle avait à faire au bal...
Lentement ses lèvres s'étirèrent en un sourire carnassier, dévoilant ses canines pointues.
— Moi oui, vous, seulement si vous me démontrez que vous avez bien retenu ce que Tamàs et Andràs vous ont appris la dernière fois.
Un instant, la jeune fille lança un rapide coup d'œil aux jumeaux qui se tenaient tout prêt. Son expression changea du tout au tout pour aborder un rictus vindicatif, plus mauvais. L'ange s'était transformé en diablotin. Lentement, elle acquiesça.
— Voyez-vous ces deux-là ? s'enquit Erzsébet en lui désignant les deux combattants toujours au milieu de la cour. Ils sont encore jeunes et nouveaux. Montrez-leur ce que signifie combattre en mon nom.
— Oui, mère. »
Redescendant sur terre, Eszter s'avança vers le centre de la cour toujours dans sa robe de poupée couleur crépuscule. Couleur sang. L'idéal pour que ce dernier ne se voit jamais. La princesse du sang la regarda s'éloigner, fière. Elle aimait cette petite. Elle aimait aussi ses autres enfants évidemment. C'était pour eux qu'elle se montrait si dure, si cruelle. Pour eux, pour son nid. Pour qu'ils puissent tous rester ensemble, pour toujours.
Soudain, l'odeur de brûlé la prit de nouveau à la gorge, plus prenante, plus amère encore. Elle cilla.
Ce n'était pas normal.
« Mère, est-ce qu'un jour, moi aussi, je pourrai aimer ? »
L'enfant se jeta sur les deux nouveaux nés, faisant preuve d'une agilité surprenante. Mais la rousse ne vit rien de la suite du combat, ni de sa violence. Un éclair rouge aveugla son champ de vision, comme si tout s'embrasait autour d'elle. Son cœur rata un battement.
Le sol se déroba sous ses pieds tandis qu'un hurlement déchira l'air, chargé de cette lourde fumée étouffante.
« Anya ! »
Erzsébet se redressa en sursaut, une main sur le cœur.
Les ténèbres l'accueillirent dans une étreinte qui glaça son être entier. Son souffle était court, sa respiration ahanée résonnant dans la petite dépendance de son domaine, rompant le silence de la nuit. L'air s'engouffrait dans ses poumons, frais, vide de toute fumée acre. Tout autour d'elle était immobile, figé, calme. Au-dehors, la nuit était tombée. Ce n'était qu'un rêve...
Par réflexe, elle se tourna vers Tamàs, étendu à ses côtés. L'homme dormait toujours, ses yeux demeurant clos malgré un léger frémissement. Dans la pénombre, son visage semblait détendu, lisse, vierge de tout souci. Elle, en revanche, avait l'impression que les battements affolés de son organe vital dans sa poitrine allaient finir par briser ses côtes.
C'était un miracle qu'elle ne l'ait pas réveillé. D'ordinaire, ses agitations nocturnes et ses cris étouffés n'épargnaient jamais le fils du sang. Jamais. Cependant, elle devait reconnaître que cette fois-ci, le rêve avait été différent des autres, beaucoup plus clair, net, réaliste. Au lieu des flash cauchemardesques et des hurlements fantomatiques de ses défunts enfants qui l'appelaient à l'aide, l'appelaient à la vengeance, elle venait de revivre une scène du passé. Et la fidélité de cette dernière était plus que déroutante. Pour peu, elle aurait pu douter d'avoir seulement rêvé. Nauséeuse, elle en venait presque à regretter ses songes horrifiques habituels. Ils étreignaient moins son cœur de cette nostalgie douce-amère qui était en train d'embrumer son esprit.
Anya... Voilà un mot qu'elle n'entendrait probablement plus jamais de toute sa si longue et maudite existence.
Les regrets la prenaient à la gorge, de concert avec la culpabilité, et elle leur préférait largement la rage folle et la soif de vengeance qu'elle ressentait d'ordinaire à ses éveils.
Il fallait croire que son retour sur les Terres de la nuit ne semblait pas vouloir épargner sa santé psychique...
Tamàs bougea à côté d'elle, poussant un grognement sourd. Un lourd soupire s'échappa d'entre ses lèvres charnues avant qu'il ne lui tourne le dos. La princesse du sang se figea, les images de son rêve lui revenant en mémoire. Elle se rappelait l'expression de son fils dans son sommeil, l'éclat sanguinaire dans son regard, la cruauté de ses traits... Tant de choses qu'elle n'avait pas vu depuis si longtemps. Sans s'en rendre compte, elle tendit la main vers lui, effleurant du bout des doigts les boucles blondes qui s'étalaient sur leur oreiller de fortune.
Elle se rappelait également le sourire qu'il avait adressé à son frère jumeau, chaleureux, resplendissant, sincère. L'amour fraternel le plus saisissant qu'il soit.
Son geste se suspendit et elle recula. Je suis désolée... Les mots se bousculaient sur le bout de sa langue mais elle était incapable d'en prononcer aucun. Sa tête tournait et sa gorge se serrait jusqu'à l'en étouffer. Elle devait sortir de là !
Sans faire le moindre fruit, elle se releva. Sa jupe ample retomba sur ses mollets et elle rajusta rapidement sa chemise défaite sur ses épaules. Elle ne prit pas la peine d'enfiler ses bottes, passant même à côté de sa dague. Voilà qu'elle oubliait à présent les enseignements qu'elle avait suivi bien des siècles plus tôt pour devenir la guerrière sanguinaire réputée qu'elle était, dont la première règle consistait à ne jamais, jamais, sortir désarmée.
Sitôt dehors, une bourrasque fraîche vint caresser son visage, agitant sa chevelure rousse ébouriffée, effleurant la peau de ses épaules dénudées. Mais ce n'était pas suffisant. Elle avait toujours l'impression de ne pas pouvoir respirer correctement. Les branches craquèrent sous ses pieds nus tandis que ses pas la menaient jusqu'aux ruines de son château.
Passant sous la grande arche qui en marquait jadis l'entrée, elle laissa ses doigts courir le long des pierres écroulées. Le brouillard s'était levé et dans la nuit, tout semblait difforme, projetant des ombres ça et là. Le lieu paraissait complètement abandonné et malgré tout, à chaque pas qu'elle faisait, elle avait l'impression de le revoir comme il avait été jadis, comme il avait été dans son rêve. Ce dernier ne voulait pas laisser son esprit en paix.
« Les fantômes ont beau ne pas exister, ils peuvent se montrer plutôt coriaces...
Erzsébet fit vivement volte-face, écartant les doigts, ses ongles caressant l'air. Mais elle se figea avant de se détendre, reconnaissant l'imposante silhouette qui se tenait perchée au sommet d'un des murets à moitié effondrés. Son long habit vert flottait autour d'elle dans le vent.
Elle était là...
Exactement comme un siècle et demi plus tôt, au sein de son château. Ou plutôt, sur les ruines de celui-ci. La situation avait quelque chose de... frappant. Presque cocasse. La fille du sang esquissa un sourire, sans se retenir et croisa les bras, relevant le menton pour toiser le nouveau venu.
— Que fais-tu là ?
— Tu as oublié ça.
L'ombre lança l'objet volumineux qu'elle tenait entre ses mains d'un geste habile. Malgré la faible lueur du clair de lune, impossible de distinguer cette chose qui fonçait vers elle. Erzsébet la rattrapa de justesse avant de froncer des sourcils. Il s'agissait de la jarre qui contenait le pétrole. Ses yeux s'écarquillèrent et elle releva brusquement la tête vers le muret, pour dévisager celle qui venait de lui rapporter ce qu'elle pensait avoir perdu. Elle ouvrit la bouche, pour la remercier, dire quelque chose... mais aucun son ne s'en échappa. Elle fut devancée.
— Tu en auras probablement besoin pour brûler tes fantômes...
Il n'y en avait qu'un qu'elle voulait réduire en cendre et il hantait depuis trop longtemps son bonheur et ses chances de rédemption. Mais cela, elle ne le dit pas à voix haute.
Resserrant contre elle la jarre, l'immortelle finit par croasser, sans dissimuler son incompréhension :
— Pourquoi m'aides-tu ? Hais-tu Vincente à ce point ?
L'inconnue secoua la tête.
— Je ne le hais pas.
Sa voix était posée, dénuée de la moindre émotion. La princesse du sang peinait cependant à y croire. Elle avait vu la violence avec laquelle elle avait tué Davide, et la façon dont elle s'était interposée entre les renégats et les sbires du roi du sang. Si ce n'était pas ça...
— Alors quoi ?
— Il se dresse entre moi et quelque chose qui devrait être à moi. Il m'empêche de l'obtenir.
Le ton de l'étrange voix avait changé, soudain légèrement plus sombre et plus amer. Ce n'était qu'une faible variation mais il n'échappa pas à la rousse qui fronça des sourcils. De quoi pouvait-il s'agir pour que ce spectre vert reste dans cette forêt pendant plus d'un siècle ? S'avançant vers le muret, elle bascula la tête en arrière, toisant son interlocuteur malgré sa position en contrebas.
— J'ai vu les dons que tu possèdes, Ombre. Tu pourrais aisément le battre.
Un petit rire lui répondit.
— Crois-tu ? Peut-être bien...
C'était même certain. Vincente Marchesi pouvait être aussi puissant qu'il le voulait, capable de dévier les lames d'argent de la princesse du sang et de réduire le nid de cette dernière en cendre, mais pouvait-il vraiment faire face à une créature capable de magie ? L'ombre était puissante, suffisamment pour le tenir loin de ces bois.
— Alors pourquoi n'avoir rien fait ?
— Tu souhaites tant que ça que j'agisse ? Je risquerai de te voler ta vengeance alors...
Erzsébet tiqua. Une part d'elle se serait délectée de voir le roi du sang éparpillé en mille morceaux par ces racines meurtrières. Mais alors, elle n'aurait pas vengé ses enfants. Il fallait que ce soit elle qui fasse couler le sang. Elle en avait besoin. Son orgueil le lui commandait. Ses enfants le lui réclamaient. Oui, l'ombre lui volerait sa vengeance. Toutefois, il y avait quelque chose qu'elle ne comprenait pas.
— En quoi cela te regarde-t-il ? s'enquit-elle, fronçant des sourcils. Pourquoi attendre ?
— Si j'agissais moi-même, les conséquences risqueraient d'être pires encore.
Cela sonnait comme un avertissement malgré le caractère nébuleux de ces mots. L'immortelle aurait voulu en savoir plus, l'interroger. Pourquoi les conséquences seraient pires ? Qui pourrait s'interposer et punir une telle action ? Mais elle n'avait pas besoin d'être douée de prescience pour savoir que sur ce point, jamais elle n'obtiendrait de réponse. Elle préférait changer de sujet et se montrer moins ambitieuse.
— La nuit de l'incendie, tu as dit que tu m'avais enfin retrouvée, se souvint-elle. Mais nous ne nous sommes jamais vues avant cela.
Ce n'était ni tout à fait une affirmation, ni vraiment une interrogation. Cependant, elle cherchait une confirmation, incapable de se défaire de l'étrange présentiment qui s'emparait d'elle à chaque fois.
— Non, jamais.
— Et je ne crois pas te connaître.
Cette fois, elle en était certaine. Avant cette fatale nuit, elle n'avait jamais vu cette ombre verte. Celle-ci acquiesça.
— En effet.
Décidément, avec ces réponses laconiques, elle n'allait pas aller bien loin.
— Et toi ? insista-t-elle. Me connaissais-tu ?
— De nom seulement. Tu es célèbre, princesse du sang.
Elle voulait bien le croire. Au temps de sa gloire, sa réputation avait longtemps traîné dans le monde des immortels, de nid en nid. Elle imposait suffisamment de crainte pour que les autres princes et princesses du sang y repensent à deux fois avant de chercher à l'affronter.
Quoiqu'après sa défaite face à Vincente, elle aurait aussi pu être célèbre pour son échec et l'humiliation cuisante qu'elle avait vécu. Quoi de plus palpitant qu'une telle déchéance...
Mais il n'y avait pas que cela. Elle en était certaine. Ce n'était pas juste sa renommée de meurtrière et mercenaire impitoyable qui lui devait cette aide si inattendue.
Étonnement, alors qu'elle aurait dû être agacée de ne pas obtenir les réponses qu'elle désirait tant, ce n'était pas le cas. Une part d'elle devait s'être résignée à patienter. Secouant la tête, elle ne put s'empêcher de s'esclaffer.
— Tu ne m'expliqueras rien, n'est-ce pas ?
— Célèbre et intelligente... ronronna l'ombre.
Erzsébet resta un instant muette de surprise. Venait-elle réellement de... plaisanter ? Elle en était certaine : elle n'avait pas halluciné ni ce ton taquin ni la pique malicieuse qu'il accompagnait. Contrairement à leur première véritable conversation, la nuit dernière, son mystérieux sauveur semblait avoir abandonné l'aura qui le faisait passer pour un spectre. Il paraissait presque... humain. Amical.
Cette soudaine complicité la fit tiquer et elle avança encore d'un pas.
— Sommes-nous alliés dans ce cas ?
Toujours perchée sur les pierres, l'ombre se pencha en avant, la tête inclinée sur le côté, comme si elle réfléchissait. Elle ressemblait à un corbeau, ne put s'empêcher de penser la rousse, les deux fentes noires de ses yeux lui rappelant le regard miroitant de l'oiseau.
— Qu'est-ce que j'y gagne ? finit-elle par demander, posément.
— Lorsque j'aurais détruit Vincente, tu récupèreras ce qui est à toi.
C'était un pari un peu risqué, la princesse du sang en convenait. Elle n'avait aucune idée de ce dont il pouvait s'agir. Mais cela importait peu. Tout ce qui comptait, c'était que cette étrange créature aux pouvoirs immenses l'aide. Après tout, tout ce que, elle, elle cherchait, c'était la mort de son vieil ennemi. Une fois cela fait, l'autre pourrait bien tout prendre.
Dans un premier temps, aucune réponse ne suivit sa proposition. L'ombre était curieusement muette. Mais son interlocutrice n'était pas prête à laisser tomber, loin de là. Elle obtiendrait les réponses qu'elle désirait en temps voulu mais avant cela, elle voulait s'assurer de cela au moins.
— Alors ? Qu'en dis-tu ?
Elle s'exprimait avec assurance et confiance, tendant sa paume en direction de la silhouette. Ne pas pouvoir lire les expressions de cette dernière derrière son masque la désarçonnait quelque peu bien qu'elle n'en laisse rien paraître. Réfléchissait-elle ? Grimaçait-elle ? Souriait-elle ? Impossible à dire. Et le silence s'éternisait.
Jusqu'à ce que soudain, elle le rompe, d'un ton étrange, et cette fois Erzsébet était certaine qu'elle souriait :
— D'accord. Alliés. J'attends de voir cela.
L'ombre glissa sa main gantée dans celle tendue.
À ce contact, l'immortelle frémit. C'était une poigne solide, forte, et pourtant douce. À mille lieux du toucher d'un spectre. Alors qu'elle l'avait déjà senti, il y a si longtemps, elle ne put quand même pas s'empêcher de tout de même être surprise par cette main faite de chair.
Des picotements remontèrent de sa paume le long de son bras, la saisissant toute entière. Une part d'elle ne voulait soudain plus lâcher prise et curieusement, l'autre en faisait de même, serrant avec douceur ses doigts. L'instant parut durer une éternité alors que dans sa poitrine, Erzsébet sentait son cœur battre bizarrement, comme il ne l'avait jamais fait. Elle en oubliait son rêve, comme si l'étrange feu qui s'emparait d'elle en brûlait les derniers souvenirs, elle en oubliait les ruines, la nuit, le froid, Vincente... Il n'y avait plus qu'elle et cette ombre sous le clair de lune.
Alliés...
Soudain, des bruits de pas électrisèrent son instinct et lâchant la main, elle fit volte-face. Cependant, reconnaissant la silhouette qui émergeait de sous l'arche au clair de lune, elle se détendit aussitôt.
— Tamàs ? »
Il s'avançait vers elle, l'air encore un peu endormi mais soulagé, comme s'il l'avait cherchée. Cette scène en évoqua soudain une autre, plus lointaine, à la rousse. Un étrange pressentiment l'étreignit soudain.
Ignorant son enfant, elle se tourna vers le muret. Comme cette terrible nuit, un siècle et demi plus tôt, l'ombre avait disparu à l'arrivée du fils du sang, ne laissant derrière elle que du néant.
*"mère" en hongrois
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Chapitre qui aurait aussi pu s'appeler "red flag ambulant", que ce soit dans la relation de couple ou dans celle mère-enfant... Anyway !
Il était une fois une princesse du sang qui traitait ses enfants comme son armée et, malgré tout l'amour qu'elle leur portait, était très loin de se montrer tendre avec elle ! Le rêve d'Erzsébet vous laisse un petit aperçu de celle qu'elle a pu être pas le passer et qu'elle s'efforce de ne plus être. Qu'en avez-vous pensé ?
Et tandis que Vincente accepte très mal la défaite de son amante, Erzsébet vient de se faire une alliée aussi intrigante que puissante...
J'espère que ce chapitre vous a plu et merci pour votre lecture. 🥰
À bientôt,
Aerdna 🖤
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