Chapitre 7. L'Ombre verte.

Tamàs s'avança d'un pas, sa main refermée autour du manche de son poignard. Réagissant à l'instinct, Erzsébet l'interrompit, ses doigts s'emparant de son poignet pour l'immobiliser et le ramener derrière elle. La pression qu'elle exerçait sur lui s'accentua, comme pour lui communiquer silencieusement de se tenir tranquille.

« C'était peu prudent de venir par ici, princesse du sang.

La forêt parut s'agiter autour d'eux et les deux immortels auraient pu jurer voir les racines serpenter encore au sol, aux pieds de la silhouette. Il ne suffisait que d'un frémissement des souches pour que la mort sanglante et brutale de Davide se déroule à nouveau sous leurs yeux, rappel de la menace qui planait sur eux. Pourtant, l'ombre verte ne bougea pas, demeurant immobile, sans avoir l'air de vouloir attaquer. Et la princesse du sang elle-même ne se sentait pas en danger en sa présence. Après tout, c'était la deuxième fois qu'elle lui sauvait la vie. Elle ne pouvait s'empêcher de repenser à cet incendie qui ravageait tout, ses enfants, sa vie, son château, d'où elle l'avait tirée..

— Erzsébet nous ferions mieux d'y aller... grogna le blond derrière elle, tendu.

Elle tiqua. Son cœur se serra douloureusement dans sa poitrine, comme si une poigne de fer se refermait autour de lui. Sans qu'elle ne puisse l'expliquer, son être entier se braquait à cette idée. Non ! S'ils partaient maintenant, l'ombre risquait de disparaître. À nouveau. Elle avait attendu trop longtemps, plus de cent-cinquante ans pour obtenir ses réponses, pour comprendre !

Un instant, elle se tourna vers son comparse, sans dire un mot. Elle ne savait pas vraiment ce qu'elle cherchait en lui, ce qu'elle cherchait à lui dire. Son regard se posa sur l'entaille sanguinolente qui barrait le bras s'accrochant à elle. Il avait besoin de se reposer le temps que cette plaie se referme. Heureusement, ils venaient de se nourrir. Elle-même sentait sa chair fourmiller là où le couteau s'était enfoncé dans son épaule. Faisant fi de la douleur, elle repoussa légèrement le blond avant de souffler, avec douceur :

— Tu peux y aller, Tamàs. Rentre.

— Quoi ?

Lentement, elle le relâcha, recula d'un pas.

— Je dois lui parler, murmura-t-elle.

Le blond la dévisageait, comme si elle venait de perdre la tête, sans esquisser le moindre signe de s'en aller. Quant à l'ombre, elle demeurait immobile, silencieuse, au milieu de la clairière. Mais la princesse du sang ressentait sa présence avec plus d'acuité que jamais. Elle craignait qu'à la moindre seconde qui passe, elle ne finisse par disparaître, comme un courant d'air, comme un éclair, comme elle était arrivée... Le moindre craquement de branche, le plus petit souffle du vent lui faisait redouter de se retourner pour ne découvrir que du vide. Tendue à l'extrême, elle finit par perdre patience et sa voix se fit plus dur tandis qu'elle assénait :

— C'est un ordre !

Le jeune homme ouvrit la bouche, prêt à protester mais se figea, arrêté par l'éclat tranchant qui luisait dans les prunelles dorées de sa créatrice. Il hocha la tête avec raideur avant de souffler, difficilement :

— Fais attention... s'il te plait...

Elle acquiesça, comme pour promettre. Tout pour qu'il s'en aille. Ce qu'il finit par faire. Leur tournant le dos, ses doigts toujours crispés autour du manche de sa dague, il s'engouffra dans les fourrés, en direction du sentier qu'ils avaient quitté lors du combat.

Alors qu'il disparaissait entre les arbres, la voix rauque et chuchotante de l'ombre retentit derrière elle.

— Ils ont raison, tu n'aurais peut-être pas dû revenir. Quand tous pensaient que tu étais morte, tu étais plus en sécurité. On ne chasse pas à mort les fantômes...

Elle fit volte-face, toisant ce masque blanc qui semblait gris dans la pénombre. Les arabesques dorés paraissaient presque briller, tout comme les motifs sur le long manteau vert. Le calme était de retour dans la forêt, comme si rien ne s'était passé. L'aurore commençait à pointer au loin son museau ensanglanté, mettant fin à cette nuit interminable. Mais au cœur de la clairière, l'ombre elle paraissait toujours autant irréelle, nimbée de cette étrange aura.

Erzsébet comprenait qu'on puisse prendre cette mystérieuse créature pour un spectre. Elle comprenait toutes les rumeurs. Ce qu'elle ne comprenait pas en revanche c'était... Pourquoi ?

— Pourquoi m'avoir sauvée ?

L'individu se détourna légèrement, rabattant un pan de tissus face à lui, avant de lâcher, presque méprisant :

— Je n'aime pas quand les enfants de Vincente viennent sur mes terres.

— Je ne parlais pas de maintenant.

Elle s'exprimait d'une voix forte et qu'elle voulait calme, mais au fond de sa poitrine, son coeur pulsait comme un dément tandis que le sang qui fourmillait dans ses veines était bouillant. Dissimulés derrière son dos, ses poings maculés de terre étaient plus crispés qu'ils ne l'avaient jamais été.

— Ah non ? De quoi parles-tu alors ?

La rousse demeura un instant silencieuse face à cette réponse, avant que ses lèvres ne s'étirent en un rictus mi-amusé mi-frustré. Elle n'était pas dupe. Bien sûr que son interlocuteur éludait ! Mais elle n'allait pas abandonner si vite. D'un pas, elle s'avança vers le centre de la clairière, vers l'ombre.

— Il y a plus d'un siècle et demi, dans cette même forêt, tu m'as tirée de l'incendie qui ravageait mon palais. Pourquoi ?

Aurais-tu préféré que je t'y laisse ?

Le masque blanc lui faisait face, dardant sur elle son attention, et à travers lui, Erzsébet était sûre de pouvoir sentir peser sur elle un regard si intense qu'elle avait l'impression qu'il la transperçait. Elle se sentit soudain mal, comme si un poids s'était abattu sur elle. Un sentiment qu'elle ne parvenait pas à nommer se faufilait dans ses veines, remontant le long de ses membres jusqu'à atteindre sa poitrine et y empoisonner son organe vital qui s'y débattait envers et contre tout. La gorge nouée, elle ne put soudain plus soutenir ce regard qui n'en était pas vraiment un et que pourtant, elle devinait. Elle détourna légèrement la tête.

Elle se rappelait des flammes. Si elle fermait les yeux, elle pouvait presque sentir leur chaleur, si douce, si enivrante, si mortelle. Elles l'appelaient. Elle avait voulu répondre. Elle avait voulu brûler, que les flammes emportent tout et la détruisent, détruisent son château, son nom, sa chair et ne laissent à Vincente que le goût amer d'une victoire enfumée.

Elle avait voulu brûler. Et disparaître pour toujours, enfin payer.

— Ce jour-là, oui, je le voulais.

Son murmure lui échappa sans qu'elle ne le retienne, plus honnête que jamais. Des mots qu'elle n'avait jamais formulé à voix haute, ni à Tamàs, ni à elle-même. Cette envie mortelle et sombre qui avait la sienne, elle pensait devoir la taire pour toujours. Et voilà qu'aujourd'hui, elle se trouvait à devoir admettre, tant d'années plus tard, avoir voulu embrasser la mort, quand celle-ci fuyait les enfants du sang comme la peste.

Un frisson parcourut la clairière toute entière, comme si les arbres écarlates et émeraudes réagissaient à sa réponse. Surprise, elle se raidit. Elle aurait juré que le vent qui venait de souffler près de son oreille ressemblait à un soupir de désespoir. Puis tout se tut.

La forêt était plus silencieuse que jamais et même l'aube semblait avoir cessé de grignoter le ciel au-dessus de leurs têtes. Le seul bruit qui persistait fut le battement d'aile tenu et discret d'une libellule qui voletait sous ses yeux, jusqu'à l'ombre. Celle-ci la recueillit délicatement sur sa paume couverte de velours vert, sous le regard empli d'incompréhension de la princesse du sang.

Mais d'où pouvaient bien provenir ces insectes !

La créature ne la regardait plus, penchée sur la libellule, le visage baissé, sa capuche couvrant son masque de pénombre. Voûtée, comme si elle priait. Il y avait dans cette vision, quelque chose de profondément triste, désespéré, une fragilité qui tranchait avec la force qui émanait de cette ombre l'instant d'avant. Tant et si bien que lorsque sa voix retentit à nouveau, calme, presque moqueuse, Erzsébet crut un instant l'avoir rêvée.

Quel gâchis. Et aujourd'hui ?

La lourdeur et l'intensité tragique qui pesaient sur la clairière la minute précédente avaient tout bonnement disparu. Son interlocuteur était de nouveau tourné vers elle, malgré l'insecte qui reposait toujours sur lui. La rousse se redressa, enfouissant ses mains dans les poches de son long manteau, relevant le menton.

— Aujourd'hui non, affirma-t-elle, avec assurance. Une affaire me retient encore dans le monde des vivants.

Une raison de vivre. Cette femme desespérée et prête à se laisser vaincre, ce n'était plus elle. L'égarement qui avait été le sien ne se reproduirait plus jamais. Les enfants du sang ne convoitaient pas la mort. Tout en eux le leur interdisait. Tout cette colère, cette rage, cette douleur, elle l'avait tourné envers quelqu'un d'autre. Envers le responsable de tout son malheur.

Une affaire ?

Elle acquiesça. Face à sa réponse silencieuse, l'ombre interrogea :

— Est-ce cette affaire qui te rappelle aujourd'hui sur ces terres que tu as quittées ? Et que cherches-tu dans le monde des vivants ?

— Qui te dit que je cherche quelque chose ?

— Nous cherchons tous quelque chose. Pour certains, c'est le pouvoir. Je crois que tu es familière de cette quête.

Aïe !

Peu importe qui se dissimulait derrière l'ombre verte, cette personne semblait bien connaître le passé sombre de la rousse. Mais elle ne lui laissa pas le temps de répliquer, poursuivant sa lancée.

— Pour d'autres, il s'agit de l'amour. Mais il y a aussi la richesse, la gloire, l'immortalité...

— La vengeance, interrompit Erzsébet, relevant ses prunelles dorées vers les deux trous noirs creusés dans le masque blanc.

Oui, jadis, elle avait convoité le pouvoir, la richesse ou encore la gloire. Quant à l'immortalité, elle en était déjà pourvue et l'amour... elle y avait renoncé. Désormais, il n'y avait qu'une seule chose qu'elle désirait du plus profond de son cœur et elle n'en ressentait pas le besoin de se cacher. Encore moins envers cette ombre qui semblait bien plus être un allié qu'un ennemi dans toute cette histoire. La voix fantomatique de cette dernière s'éleva, dans un soupir pensif.

— La vengeance... Dangereux... Voilà un objectif qui, si l'on ne prête pas garde, risque de nous détruire sur sa route.

La princesse du sang plissa des yeux. Elle connaissait les risques. Mais elle n'avait plus rien à perdre aujourd'hui.

Mère, sauvez-nous !

Ignorant les murmures qui résonnèrent en son esprit, comme autant de mains cherchant à s'accrocher à elle, désespérément, elle s'avança à nouveau, réduisant un peu plus la distance qui la séparait de son mystérieux interlocuteur.

— Tu as dit que l'on ne chassait pas à mort les fantômes, se rappela-t-elle. Comment faire quand ce sont eux qui nous poursuivent ? Que dois-je faire d'autre pour libérer les âmes égarées de mes enfants des tourments où je les ai précipités ?

Avant qu'elle ne comprenne, l'ombre s'était rapprochée et ne se trouvait plus qu'à un mètre de distance d'elle. Elle avait bougé si vite que l'immortelle n'avait rien perçu. Le vent agitait encore les longs pans du manteau émeraude. La libellule s'était envolée.

— Culpabilité... C'est donc ça qui te motive, princesse du sang.

Son cœur rata un battement dans sa poitrine.

Sauvez-nous mère !

Aidez-nous mère !

— Qu'est-ce qu'une ombre errant dans les bois peut connaître à la culpabilité ? rétorqua-t-elle.

Elle avait parlé avant même de réfléchir, par réflexe face à l'étrange pincement que les mots de son interlocuteur avaient provoqué en elle. Cette culpabilité, elle l'avait enfoui en elle profondément, et elle n'attendait qu'une chose, pouvoir s'en débarrasser en tuant Vincente. Elle n'aimait pas qu'on la lui rappelle. Cependant, l'espace d'une fraction de seconde, elle craignit que sa soudaine sécheresse le fasse fuir. Elle s'apprêtait à modérer ses propos mais alors qu'elle ouvrit la bouche, un petit rire sans joie lui répondit.

— Tu serais surprise.

Erzsébet voulait être surprise ! Elle voulait savoir ! Mais ce n'était pas quelque chose qu'elle pouvait demander cette nuit. Peut-être même jamais. Car malgré cette étrange sensation qui s'emparait d'elle en présence de l'inconnu, c'était tout ce qu'ils étaient : des inconnus.

— J'ai répondu à tes questions mais tu n'as pas répondu aux miennes, souffla-t-elle. Pourquoi m'avoir sauvée ?

L'ombre soupira. Elle leva un instant son bras, comme pour effleurer la fille du sang avant de le laisser retomber.

Tu n'étais pas destinée à mourir dans cet incendie.

La rousse fronça des sourcils. Quelle étrange réponse ! Elle ne croyait guère au destin ou à la fortune. Rien n'était écrit d'avance. Les vies, aussi longues soient-elles, n'étaient que le fruit des choix et des hasards. Elle avait provoqué sa propre chute, autant que Vincente y avait participé. Elle ne pouvait le nier. Si elle avait fait des choix différents, si elle n'avait pas été aussi orgueilleuse... Peut-être que les choses auraient été différentes. Mais il n'y avait aucune grande divinité qui se cachait derrière tout cela, décidant des malheurs et du bonheur. Alors qu'elle vive ou qu'elle meure dans cet incendie, pour elle, cela n'avait rien à voir avec le destin et tout avec l'étrange créature qui lui faisait face.

Elle ne put s'empêcher de s'esclaffer, presque moqueuse :

— Ah oui ? Et quelle est ma destinée dans ce cas ?

Un instant, seul le silence suivit son interrogation. Puis son interlocuteur répondit, d'un ton étrange, mi-sombre mi-narquois, baissant la tête :

— Je ne vois pas le futur, princesse du sang.

Erzsébet tressaillit. Quelque chose lui échappait dans cette réponse simple et qui pourtant semblait lourde de second sens. Plissant des yeux, elle scruta un instant la silhouette drapée de vert.

— Surprenant ! À t'entendre, on aurait cru l'inverse...

Avec les pouvoirs dont avait fait preuve l'Ombre un peu plus tôt, elle n'aurait pas été étonnée si elle lui avait avoué posséder un don de prescience. Après tout, il s'agissait de quelqu'un qui avait été capable d'éveiller les racines de la terre pour détruire un immortel que seul le feu ou l'argent auraient dû pouvoir tuer.

Connaître l'avenir est dangereux. Cela pourrait en mener plus d'un vers la folie...

— J'en connais un qui n'a pas eu besoin de ça pour cela... ne put-elle s'empêcher de grommeler, fronçant des sourcils.

Tu parles du roi du sang ?

Et pas seulement. Mais cela elle ne pouvait guère le dire ici et maintenant alors elle se contenta d'acquiescer, reléguant ses lointains souvenirs dans un creux de son esprit. L'Ombre hocha lentement la tête avant de souffler :

Ton fils et toi pouvez rester ici. Tant que je veillerai sur cette forêt personne ne vous atteindra, pas même lui.

Etrangement, la fille du sang la croyait. Après ce à quoi elle venait d'assister, elle ne doutait pas une seule seconde que Vincente et ses sbires se retrouvent bloqués à la lisière de la forêt. Il avait la cité écarlate, elle avait les bois. Ou plutôt, elle pouvait se dissimuler dans ces bois protégés par cette curieuse gardienne aux pouvoirs terrifiants.

— Cette forêt était la mienne autrefois, ne put-elle s'empêcher de faire remarquer, avec une pointe de malice.

— Je sais.

Quelque chose dans ces deux petits mots semblait moins sérieux, presque... complice. Cette étrange sensation la perturbait plus que tout le reste et son expression taquine s'évanouit. Erzsébet avait l'impression de passer à côté de quelque chose mais elle jurerait que derrière son masque d'argile, son interlocuteur souriait. Il savait. Evidemment. Que savait d'autre cet étranger ? Comment était-ce seulement possible ? Jamais elle n'avait entendu parler d'une telle ombre durant ses longs siècles d'existence.

— Qu'es-tu réellement ? s'enquit-elle, songeuse. Tu n'es pas un enfant du sang. Mais tu n'es pas non plus le spectre qu'ils prétendent.

— Non, en effet.

Elle se surprit elle-même à esquisser un léger sourire face à cette réponse laconique. Elle ne s'était évidemment pas attendu à une réponse. Tout chez cette mystérieuse créature respirait le secret, de son accoutrement étrange à sa voix indéchiffrable. Mais une part d'elle brûlait de découvrir qui était son mystérieux sauveur et pourquoi elle se sentait si à l'aise en sa présence. Elle en venait à redouter le moment où leurs routes se sépareraient à nouveau. Elle voulait encore lui parler, ne serait-ce qu'un peu.

— C'est injuste, relança-t-elle, affichant une moue boudeuse. Tu sembles en savoir beaucoup sur moi mais je ne sais rien de toi. Dis-moi au moins quel est ton nom ?

— Je suis l'Ombre.

"Es-tu mon ombre ?" voulut demander la princesse du sang. Elle se rappela soudain que cette même pensée avait traversé son esprit cette nuit-là, au milieu des flammes. Une pensée idiote. Cette créature, qui qu'elle soit, avait passé les derniers siècles à hanter les bois et à se dresser contre Vincente Marchesi. Elle n'était pas là pour elle. Et le simple fait qu'elle ait pu y songer ne serait-ce que l'espace d'une fraction la désespérait profondément. Décidément, toutes ces années passées parmi les mortels avaient fini de la rendre aussi imbécile qu'eux.

Tentant d'ignorer l'envie grondante qui la pressait de franchir la dernière distance qui les séparait encore, comme si tout son corps n'attendait que cela, de tendre la main pour agripper le lourd velours vert et enfin abaisser cette capuche pour enfin satisfaire cette curiosité dévorante, elle secoua vivement la tête.

— Ce n'est pas un nom, ça. Comment puis-je t'appeler ?

La créature drapée de vert pencha délicatement sur le côté. Erzsébet aurait voulu croire que derrière son masque d'ivoire, elle souriait encore. Mais la réponse lui parvint sur le même ton, toujours égal à lui-même, ce murmure qui vint caresser sa nuque comme le souffle du vent, la faisant frissonner au plus profond de son être :

— Ne m'appelle pas, princesse du sang. »

*

L'air furieux et outré de Tamàs l'accueillit lorsqu'elle rentra enfin au repère. Poussant un profond soupir las, elle grogna, avant même qu'il ne puisse dire quoique ce soit :

« Si tu me lances à nouveau ta chaussure, je te fais traverser toute la forêt recouvrant les Terres de la nuit pieds nus.

Et elle en était capable. Bien conscient, le blond croisa les bras, boudeur, tandis qu'elle se laissait tomber sur une chaise.

— Peut-être que ton nouvel ami pourra m'aider dans ce cas ! grommela-t-il.

L'adrénaline qui s'était déversée dans ses veines, réchauffant son sang au long de cette très longue nuit commençait à retomber et une profonde fatigue s'emparait de son être, pesant comme un poids sur sa poitrine. Ses pensées tourbillonnaient dans tous les sens, allant de l'attaque par les enfants de Vincente, à cette mystérieuse ombre qui hantait ses songes, en passant par Esmeray et sa force surprenante.

— Que t'arrive-t-il, Tamàs ? ricana-t-elle. Serais-tu jaloux ?

Sans attendre sa réponse, elle s'attela à déboutonner sa chemise, la laissant glisser, et se contorsionna pour examiner son épaule. La plaie avait déjà presque cicatrisée, ne restait que les tâches rouges sur sa peau pâle et sur les bandes de tissus qui entouraient sa poitrine, ainsi qu'une entaille grisâtre. La douleur elle-même s'était presque totalement évanouie. Elle souffrait plus de ses courbatures après ce combat que de ses quelques blessures. Il semblait en être de même pour son enfant qui avait déjà pansé ses plaies, ses vêtements maculés de sang roulés en boule dans un coin.

Lui aussi avait été habitué à pire, bien pire par le passé, et semblait ne plus prêter la moindre attention à cela, déterminé à demander des comptes à sa créatrice.

— Et toi ? Qu'est-ce qu'il te prend de rester seule avec cet inconnu dont nous ne savons rien ? Tu as vu ce dont il est capable ?

Les yeux ronds, elle battit un instant des paupières, dévisageant le fils du sang. Elle avait l'impression de se faire gronder, comme une petite fille par son père. Leurs rôles s'étaient-ils encore inversés ? Elle n'avait aucun souvenir de son géniteur et celui qui l'avait transformée n'était pas du genre à occuper ce rôle. C'était nouveau et déstabilisant. Dans une autre situation, elle en aurait ri avant de probablement rappeler au blond leurs statuts respectifs. Mais là, elle n'avait juste plus l'énergie suffisante pour cela.

— Il ne m'aurait rien fait, se contenta-t-elle d'affirmer.

La confiance dont elle faisait preuve la surprenait elle-même. Mais c'était réellement ce qu'elle ressentait au fond d'elle-même.

— Comment peux-tu en être aussi sûre ?

Erzsébet soupira, penchant un instant la tête en arrière, paupières closes. Son corps entier protestait au moindre geste mais son cœur lui... Il se serrait d'une étrange façon, et le goût d'amertume et de fumée qui ne la quittait jamais réellement s'était quelque peu apaisé. Elle se redressa, dardant ses prunelles dorées, scintillant d'une étrange façon, fiévreuse, sur son fils. Il était temps de lui dire la vérité sur cette sinistre nuit...

— Parce que, cher enfant, c'est cette ombre verte qui m'a sortie de l'incendie du château. Sans elle, je ne serais pas là aujourd'hui.

La stupéfaction avait changé de camp : Tamàs la dévisageait désormais comme si une seconde tête lui avait poussé ou qu'elle lui avait annoncé qu'elle vouait en réalité un amour indéfectible à Vincente Marchesi. Peut-être même aurait-il eu l'air moins ahuri si elle avait prétendu cela...

— Pardon ? s'étrangla l'immortel.

— Elle ne m'aurait pas sauvée il y a plus d'un siècle et réitéré son geste aujourd'hui, pour ensuite me faire du mal, continua d'argumenter la princesse du sang, ignorant volontairement les effets de la bombe qu'elle venait de lâcher.

— Pourquoi... Mais qui est-ce ?

Ah ça... Elle se le demandait elle-même ! Malgré l'échange qu'elles avaient eu dans la forêt, elle avait l'impression de n'être pas plus avancée qu'il y a cent cinquante ans.

— Je n'en ai aucune idée, avoua-t-elle sans masquer son dépit. Une Ombre, selon ses dires.

— Tu n'as pas cherché à savoir ?

— Bien sûr que si ! Mais soulever de force son masque aurait été quelque peu malpolie et je ne suis pas sûre que j'y serais parvenue. Tu as vu ce qu'elle a fait aux sbires de Vincente ?

Le blond se figea, parcourut par un frisson. Son regard s'égara un instant. Revoyait-il la scène qui s'était déroulée dans les bois ? Elle le comprenait. Impossible d'oublier... Cette ombre avait fait usage de magie. Jamais ils n'avaient vu ça. Evidemment, le fait qu'ils soient des immortels, et que les Terres de la nuit existaient relevait du surnaturel. Mais aucun d'eux ne maîtrisait un quelconque pouvoir hormis celui d'offrir l'immoralité par le sang. Ce qu'ils avaient vu... Ce n'était pas un enfant du sang. C'était autre chose.

Elle comprenait soudain un peu mieux comment cet étrange spectre faisait pour maintenir le roi de la cité écarlate à distance.

— En parlant de Vincente... finit par croasser difficilement Tamàs. Je crois que nous sommes fixés désormais...

Erzsébet retint un rire mesquin.

— L'envoi d'Esmeray et des fils Marchesi règle la question, constata-t-elle amèrement. Il n'y aura ni reddition ni paix.

— Ni piège.

L'ajout de l'immortel la fit grimacer, éveillant la frustration monstrueuse qui couvait en elle. Elle acquiesça cependant, avec raideur, un long soupir s'échappant d'entre ses lèvres tandis qu'elle déposait son arme sur la table. Le vide à sa ceinture lui rappelait la fiole tombée à terre. Elle avait même perdu dans la bataille l'ingrédient qu'elle avait récupéré en ville. Tout ce long détour pour... rien !

Son regard se perdit un instant dans le vague, et du bout des doigts, elle effleura la lame en argent posée face à elle. Le contact du métal maudit électrisa ses doigts, propageant une douleur lourde jusqu'à sa paume. Une douleur à laquelle elle était habituée. Fut un temps, ce n'était pas le cas, et elle se rappelait encore la torture insoutenable qu'elle avait du subir pour y devenir insensible. Cette sensation que son corps entier, sa chair, son sang s'était transformé en argent et la dévorait de l'intérieur...

Aujourd'hui, elle savait qu'il y avait pourtant pire souffrance. Elle l'avait appris il y a cent cinquante ans. Et si elle était revenue sur les Terres de la nuit, c'était pour y mettre fin.

— La guerre du sang reprend, murmura-t-elle, grave. Mais cette fois, ce n'est pas mon nid contre le sien.

Elle releva son regard brillant vers Tamàs, dévoilant ses canines dans un sourire carnassier sans joie.

— Cette fois c'est toi et moi, contre lui et la cité écarlate. »

Et avec ce qui venait de se produire, le piège qu'elle voulait tendre au roi du sang tombait à l'eau. Elle allait devoir trouver un nouveau plan...


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Hello, hello ! 

J'espère que cette première véritable discussion entre Erzsébet et l'Ombre verte vous a plu ! Le mystère reste entier quant à son étrange sauveur mais la princesse du sang est bien déterminée obtenir ses réponses, un jour... ou l'autre ! 

Petite pensée pour Tamàs qui va devoir s'inquiéter de la présence de l'Ombre en plus de celle d'Esmeray dans l'entourage de sa mère... Les choses ne s'arrangent pas XD 

Heureusement (ou pas), notre petit duo s'apprête à faire face à une menace dangereuse qui risque de les occuper. Se venger n'est pas une mince affaire mais c'est nécessaire si Erzsébet espère un jour se libérer du poids du passé...

Merci pour votre lecture ! 🥰

À dimanche prochain, 

Aerdna 🖤

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