Chapitre 6. Lune noire.
Erzsébet n'était pas réellement sûre de considérer les Terres de la nuit comme étant sa demeure. Elle en avait été exilée pendant trop longtemps. Et même auparavant, lorsque son château dominait les bois, elle arpentait le monde des mortels à la recherche de la gloire et du pouvoir parmi les différentes contrées et royaumes qu'elle pouvait traverser. Les enfants du sang pouvaient prétendre vouloir vivre en autarcie, dans cette étrange bulle coupée de tout, mais sans les mortels, ils n'étaient rien.
Cependant, et alors que cela faisait à présent quelques jours qu'ils étaient de retour après tant de temps, elle peinait à réellement réaliser qu'elle était revenue. Cette imposante forêt, ses arbres tantôt parés d'un feuillage aussi rouge que le sang, tantôt d'un vert aussi sombre que l'encre, l'air chargé de souvenirs et de parfums oubliés du reste du monde, les créatures qui s'y dissimulaient. Tout était différent et pourtant si semblable à ce qu'ils avaient été par le passé. Peut-être que les Terres de la nuit n'était pas sa demeure, mais malgré elle, elle se sentait reliée à cet univers à part, comme si un lien presque tangible et plus solide que tous les exils du monde la reliait à cette terre, comme si, derrière celle-ci, au creux de ses racines, se trouvait un cœur vivant, qui battait à l'unisson du sien.
Elle faisait partie de ce monde.
Elle lui était liée.
Du bout des ongles, elle tapotait contre le gros bocal accroché à sa ceinture et dans lequel se trouvait le précieux liquide anthracite qu'elle avait acquis quelques heures plus tôt, dans une petite échoppe au marché noir. Le cliquetis que produisait ses griffes contre le verre glacé se mêlait aux craquements des branches sous leurs pieds. Ils avaient retraversé le brouillard depuis un petit moment et atteignaient désormais la partie des bois dans laquelle ils avaient élu domicile, à l'écart des allées-et-venues des autres immortels.
Devant elle, Tamàs marchait les mains enfoncés dans ses poches, le regard partiellement levé vers la cime des arbres. Le blond était curieusement silencieux depuis qu'ils avaient quitté la ville des mortels pour revenir ici. Trop silencieux.
Erzsébet s'était préparée à l'entendre râler comme à son habitude contre le trajet, ou bien essayer de la convaincre de fuir avant que leur ennemi ne parvienne à les détruire pour de bon. Mais il n'en était rien. Depuis qu'il avait capitulé et s'était résigné au plan de vengeance de sa créatrice, il s'était muré dans le silence, se contentant de la suivre.
Intriguée, elle l'interpella :
« À quoi penses-tu ?
— La lune était bien noire ce soir... confia-t-il, songeur. C'est mauvais signe.
Pardon ?
Par réflexe, elle darda à son tour un instant son attention sur le ciel nocturne. Ce dernier, d'un bleu d'encre, était couvert de nuages gris qui quelques fois laissaient apparaître une ou deux constellations. Mais pas la moindre trace de l'orbe blanc.
— C'est ce qu'on appelle une nouvelle lune Tamàs, cesse un peu d'être si superstitieux, soupira-t-elle, levant les yeux au ciel.
— Rappelle-moi quel âge as-tu ?
La question la fit froncer des sourcils. Elle ne s'y était pas du tout attendue et il lui fallut se la répéter à au moins deux reprises pour être sûre d'avoir bien compris. La surprise première passée, elle secoua vivement la tête, les yeux écarquillés avant de s'esclaffer, abasourdie :
— Tout d'abord ce n'est pas une question que l'on pose à une dame.
— Toi, une dame ?
Le jeune immortel étouffa de justesse son ricanement moqueur derrière une quinte de toux face au regard noir qu'elle darda sur lui. Satanés enfants... À force d'installer trop de complicité avec eux, ils ne respectaient plus leurs aînés... Voilà ce qu'apportait un siècle d'errance, coincés à deux... Elle décida tout de même de ne pas relever et se contenta d'interroger, perplexe :
— Ensuite, quel est le rapport avec la lune et la superstition ?
— Un grand dramaturge français a écrit un jour que la sagesse n'attend pas le nombre des années.
Il se mettait à citer du Racine à présent ? Erzsébet ne put s'empêcher de battre des paupières, comme si ce geste lui permettrait de mieux comprendre si le sang dont il s'était repu plus tôt dans la nuit avait été contaminé par elle ne savait quelle substance hallucinogène, ou si le retour sur les Terres de la nuit avait définitivement et profondément ébranlé son compagnon.
— Que sous-entends-tu exactement ?
— Que tu as beau avoir arpenté cette terre bien plus longtemps que moi, tu sembles parfaitement aveugle.
Elle croyait rêver ! Cette fois, ce fut plus fort qu'elle. Lui assénant une tape sur l'arrière du crâne, elle glissa, sardonique :
— Ne confonds pas aveugle et pragmatique. Nous avons vu le monde changer et abandonner ses vieilles croyances. Fut-un temps, nous croyions aux présages. Désormais, ils ne sont que du vent.
— Pourtant, il n'a pas tort ! résonna soudain une voix moqueuse derrière eux.
Une voix familière...
Son sourire s'évanouissant aussitôt, Erzsébet fit volte-face, les yeux plissés, pour faire face à la silhouette qui se tenait adossée au tronc d'un imposant arbre. Malgré la pénombre ambiante, elle la reconnut aussitôt. Cette fois, elle ne portait pas de bustier dévoilant sa gorge, mais plutôt une chemise ample et un pantalon masculin, tous deux noirs comme l'encre - une tenue idéale pour le combat. Ses yeux dorés brillaient dans l'obscurité comme ceux d'un félin en chasse.
Esmeray Waqt...
Cela ne pouvait vouloir dire qu'une chose !
— Tu vois, je t'avais dit que c'était un mauvais signe, gronda Tamàs, esquissant une grimace de dégoût.
La rousse tiqua mais ne détourna pas une seule seconde son regard de la nouvelle venue. Cette dernière se redressa, s'avançant vers eux. Ses pas ne faisaient pas le moindre bruit sur le sol de la forêt. Voilà pourquoi elle ne l'avait pas entendu arriver. Malgré elle, elle sentit le coin de ses lèvres tressaillir. Voilà qui était prometteur...
S'avançant à son tour, les mains toujours enfoncées dans ses poches, elle s'exclama malicieuse :
— Mais quelle surprise ! Ne serait-ce pas la reine de la cité écarlate ?
C'était mesquin. Mais elle n'avait pu s'en empêcher. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre quelle était la nature des rapports entre la brune et son ennemi juré. Peut-être s'aimaient-ils, mais elle connaissait Marchesi. Jamais, au grand jamais, il ne tolèrerait qu'on puisse lui tenir tête. Cette délicieuse créature aiguisait peut-être son cœur avide de pouvoir, mais il ne l'érigerait jamais comme son égale. Encore moins comme sa reine.
La preuve en était sa présence cette nuit, dans cette forêt.
Il l'avait envoyée.
Elle n'était pas une reine. C'était une servante, une tueuse à en croire ses longs ongles et l'expression hargneuse qu'elle affichait. Tamàs avait raison, sa présence n'augurait rien de bon.
Si la pique était parvenue à atteindre Esmeray, cette dernière n'en laissa rien paraître. Écartant un peu plus ses doigts, laissant ses griffes caresser l'air dans un geste qui n'avait rien de rassurant, elle persifla :
— Tu n'aurais pas dû revenir, princesse !
Erzsébet ne put s'empêcher de hausser un sourcil, le coin de ses lèvres tressaillant. Elle était partagée entre un agacement profond et une envie de s'esclaffer allègrement. Elle avait la mauvaise habitude de rire lorsque ce n'était pas le bon moment. Toujours rire. Il ne fallait jamais afficher la moindre autre émotion. Elle ne pouvait pas se le permettre.
— Ton maître ne s'offusquerait-il pas de t'entendre me conférer un tel titre ? persifla-t-elle, mesquine.
Cette fois, ses mots parurent faire mouche. Son interlocutrice esquissa une petite moue, fronçant le nez avant de répliquer vertement :
— Je n'ai pas de maître.
— Un roi est un maître, bella.
Elle avait sciemment repris le surnom que lui avait conféré Vincente près de la fontaine. Un surnom qui lui allait certes, comme un gant...
Soudain, une voix plus grave s'éleva derrière la fille du sang tandis que trois nouvelles silhouettes la rejoignaient.
— Cesse de perdre du temps en copinage, Esmeray. On n'a pas toute la nuit.
Erzsébet reconnut sans la moindre hésitation les nouveaux venus. Paolo, Dario et Davide. Un frisson glacé dévala son échine.
Il s'agissait des enfants Marchesi... Avant que ce dernier ne devienne roi, lorsque les immortels fonctionnaient encore en nid, il n'avait dans son armée que ceux qu'il avait lui-même transformés en leur donnant à boire de son sang, ce doux poison qui transmettait l'éternité. Les trois frères se tenaient dans son ombre depuis... bien trop longtemps.
Ils étaient là, ce soir-là. Des décennies et des siècles étaient passés, mais elle n'oubliait pas. Elle n'oubliait jamais. Ces fils du sang, ces guerriers avaient participé à la dernière bataille entre la princesse et son rival. Ils avaient participé à la destruction de son nid, de sa famille, de ses enfants... Ils en avaient tué, répandus leurs cendres dans l'air avant de s'attaquer à sa demeure.
Ils étaient coupables. Autant que Marchesi. Tous autant qu'ils étaient.
Vengez-nous mère.
NON !
Elle devait se rappeler son vœu. Elle avait juré, promis.
Elle ne tuerait plus d'enfants du sang, plus jamais.
Hormis Vincente Marchesi...
Cependant, les choses se compliquaient drastiquement.
— Quatre contre deux, c'est un peu déloyal... grogna-t-elle, la tension gagnant tout son être, tiraillant ses muscles.
L'aîné des frères, Paolo, ignora sa remarque, se contentant d'adresser un regard ennuyé à Esmeray qui elle-même ne semblait guère ravie par l'arrivée de ceux qui étaient pourtant ses alliés.
— Il la veut vivante pour régler lui-même son compte, lâcha-t-il froidement. Quant à son pitoyable enfant, il est temps qu'il rejoigne ses frères et sœurs.
— Essayez un peu pour voir ! gronda aussitôt Tamàs.
Dans sa paume scintilla l'espace d'une seconde l'éclat de la dague en argent qu'il avait dégainé sans hésiter. Ce scintillement ne passa pas inaperçu. L'espace d'un instant, leurs adversaires échangèrent un regard et la rousse ne put s'empêcher d'esquisser un léger rictus.
Peut-être venaient-ils de se rappeler qui elle était, et ce dont elle avait été capable, avec son nid ?
— Très bien, occupez vous de lui. Elle est à moi ! ordonna la fille du sang à ses compagnons, un sourire carnassier et mesquin aux lèvres.
Les sbires de Marchesi ne firent même pas mine de protester. Face à Erzsébet, ils savaient avoir peu de chance de s'en sortir. Mais dans cette situation, l'assurance de la brune était d'autant plus surprenante. Pourquoi était-elle autant déterminée à combattre une princesse du sang ? Son acharnement était incompréhensible pour cette dernière qui ne put s'empêcher de lancer :
— Déjà lassée de Marchesi ?
Un étrange éclat s'embrasa dans les prunelles dorées qui ne la quittaient pas une seule seconde du regard.
— Je souhaiterais plutôt qu'il se lasse de toi, rétorqua-t-elle, dévoilant ses canines pointues dans une expression amère.
— Je croyais que les souhaits étaient pour les petites filles...
Miracle ! Elle crut discerner sur les lèvres pincées de son adversaire l'ombre d'un sourire, comme un tressaillement, creusant une petite fossette sur sa peau dorée.
— Dans ce cas, je m'en assurerai moi-même.
Et sans plus attendre, elle bondit dans sa direction.
Erzsébet sentit malgré elle ce frisson qu'elle connaissait par cœur s'emparer de son être entier, couvrir son épiderme de chair de poule et déverser dans son sang une adrénaline... enivrante. Celle du combat.
Elle voyait Esmeray foncer vers elle comme au ralenti, sentait chacun de ses mouvements provoquer des frottements dans l'air qui parvenaient à ses oreilles à la façon d'une mélodie dont elle put aussitôt décortiquer chaque note. Alors qu'elle arrivait sur elle, la rousse se décala d'un pas, contrant un coup de griffe en bloquant son poignet d'un geste sec.
Ce fut sans compter sur l'agilité et la vitesse surprenante de la brune qui, se dégageant brusquement, contre-attaqua à nouveau. Sans perdre de temps, la princesse du sang se plongea à corps perdu dans l'affrontement. Elle n'avait pas combattu depuis bien longtemps et sans ses armes, elle se sentait presque nue. Mais cela ne l'empêchait pas de parer les attaques de son adversaire et de les rendre coup sur coup. C'était naturel, presque... facile... Elle n'avait aucune peine à prendre le dessus.
Alors qu'elle virevoltait, se retrouvant dans le dos de son adversaire pour mieux la repousser, elle balaya un instant la scène du regard.
Les frères Marchesi avaient sauté à leur tour en direction de Tamàs. Le blond affrontait ses trois opposants sans hésiter. Il semblait presque danser en esquivant le danger, avant de contre-attaquer avec une force et une férocité que son air jovial et innocent habituel n'aurait jamais pu laisser prédire. Le sourire carnassier qui étirait ses lèvres fines et dévoilait ses canines n'augurait rien de bon.
Erzsébet frissonna. Voilà plus d'un siècle qu'elle n'avait pas vu son fils dans un tel état. Inévitablement, elle eut l'impression l'espace d'une fraction de seconde d'être rattrapée par le temps et ramenée en arrière, en plein cœur des guerres qu'elle avait mené aux côtés de ses enfants...
Un violent choc dans ses côtes coupa brutalement son souffle, la ramenant à la réalité. Ce fut comme si un éclair la parcourut de la tête au pied. Réagissant à l'instinct, elle contre-attaqua, toutes griffes dehors, un grognement de rage s'échappant de sa gorge.
Ses ongles aussi tranchants que des lames frôlèrent le visage de la brune qui évita de justesse le coup en bondissant en arrière. La princesse n'hésita pas une seule seconde : profitant de la déstabilisation de son adversaire, elle la balaya d'un coup de pied, la faisant chuter.
Alors que Paolo se tournait vers elles, prêt à venir en aide à sa comparse, celle-ci tourna brusquement la tête vers lui, démontrant ses canines dans une expression rageuse et menaçante. Ses prunelles dorées se mirent curieusement à scintiller, son souffle ahané résonnant dans la clairière et sa rivale aurait juré malgré les ténèbres que sa peau sombre se colorait légèrement de pourpre.
Elle semblait vraiment... furieuse ?
Esmeray bondit sur la rousse. Celle-ci se prépara à repousser une nouvelle attaque frontale mais soudain, au dernier moment, la guerrière dévia sa trajectoire, trop rapidement pour qu'elle puisse l'arrêter. Erzsébet recula d'un pas, trébuchant contre une pierre. Le coup ne l'atteint pas mais malgré tout, elle ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux, ahurie.
La fille du sang avait visé sa taille !
L'attache qui maintenait le bocal arrimé à sa ceinture céda et celui-ci se décrocha, chutant lourdement au sol. Un instant, elle se figea, effrayée à l'idée qu'il ne se brise en mille éclats. Mais par miracle, il survécut à la chute et roula sur les feuilles mortes et les racines.
Elle n'eut pas le temps de pousser ne serait-ce qu'un soupir de soulagement ; ce dernier mourut entre ses lèvres au moment même où un violent coup en pleine poitrine la repoussa hargneusement, la faisant basculer à terre.
Le choc de l'impact contre la terre dure électrisa son corps entier, ses muscles protestant contre l'effort. Mais elle n'eut pas le temps de s'appesantir sur la douleur. Son instinct martelait déjà dans son esprit avec la force d'une vague. Debout !
Erzsébet releva la tête si brusquement qu'elle sentit sa nuque craquer. Dans sa poitrine, son cœur battait à un tel rythme qu'elle avait l'impression qu'il allait briser sa cage thoracique pour s'en échapper.
Tamàs avait fui en direction des bois, entraînant dans son sillage ses attaquants. À présent, il n'y avait plus qu'elles deux dans la clairière. Trop occupée par son combat, elle n'avait pas prêté attention à son compagnon et maintenant...
Le ricanement mauvais de la brune la fit tilter.
Garce !
Elle avait entraîné elle-même le blond. Il l'avait suivi sur tant de champs de bataille qu'ils ne pouvaient même plus les compter. Mais seul, contre trois immortels, ferait-il l'affaire ?
Elle avait déjà laissé Vincente et ses enfants détruire son nid. Elle s'était fait la promesse de ne plus jamais le laisser recommencer.
Son sang ne fit qu'un tour dans ses veines. Prête à délaisser son combat, elle s'élança en direction du sentier. Mais avant qu'elle ne puisse faire deux pas, elle se sentit brusquement ramenée en arrière, par une force qui la surprit. Ses os craquèrent quand Esmeray lui tordit violemment les poignets dans le dos, la forçant à se pencher, son corps tiraillé.
Elle était coincée, les bras bloqués dans son dos, maintenus par la poigne d'acier de son adversaire. Cette dernière était forte... Vraiment forte... Autant qu'elle ! Peut-être plus, puisqu'elle n'arrivait pas à se libérer.
Mais qui était-elle ?
Elle sursauta au moment où le visage de la brune s'approcha dangereusement de sa nuque, son souffle moqueur et méprisant effleurant sa peau :
— C'est donc ça, la fameuse princesse du sang qui a tenu tête à Vincente ? Je m'étais attendue à une grande guerrière. Je suis déçue.
Elle voulut rugir, se débattre. Elle rua comme un beau diable. Mais alors qu'elle s'agitait, cherchant à se libérer de cette étreinte glaçante et mortelle, le bras d'Esmeray se referma sur sa gorge et la pression qu'elle exerçait sur celle-ci était telle que l'air ne passait plus.
Des tâches commençaient à danser autour de ses yeux.
Non ! Ce n'était pas le moment de s'évanouir. Il fallait qu'elle reprenne le dessus. Elle était une princesse de sang, elle avait réduit des royaumes et des nids en cendre, avait combattu les plus grands guerriers... Ce n'était pas le nouveau jouet d'un roi psychopathe qui allait la battre...
Les griffes tranchantes de la guerrière commençaient à érafler sa peau, la déchirant petit à petit alors même qu'elle se sentait prête à basculer. Ce fut à ce moment qu'Esmeray se pencha encore un peu plus par-dessus son épaule, resserrant sa poigne pour venir feuler à ses oreilles avec un ricanement mesquin les quelques mots qui finirent d'électriser son être entier, surpassant la douleur :
— Ils vont réduire ton cher enfant en charpie... Puis brûler son corps pour qu'il ne revienne jamais...
Sauvez-nous mère !
Tamàs... Tamàs était seul... Contre trois fils de Marchesi. Son enfant, son magnifique idiot... Elle ne laisserait pas Vincente la priver du dernier qu'il lui restait. Le sang de son sang...
Aidez-nous mère...
Ses doigts se refermèrent sur le manche de sa dague. La proximité de l'argent couvrit sa peau d'une chair de poule qui remonta le long de son bras, jusqu'à sa poitrine. C'était maintenant ou jamais. D'une torsion convoquant toutes ses forces, elle parvint à dégager la lame de sa ceinture et à la brandir.
À l'aveugle, elle frappa. Soudain, la prise qui la maintenait se relâcha et l'air put de nouveau entrer dans ses poumons. Elle avait touché sa cible ! Aussitôt, l'odeur du sang embauma l'air, plus entêtant que jamais. Un instant, elle sentit sa tête tourner alors qu'un frisson électrisa son être tout entier, à la fois brûlant et glacé. Ce parfum...
Ses canines étaient encore plus douloureuses. Elles brûlaient... Brûlaient de s'abreuver à l'origine de ce délicieux nectar... Mais elle n'eut pas le temps de s'attarder dessus. Elle devait retrouver Tamàs. C'était sa seule et unique priorité.
Profitant de la déstabilisation de son adversaire, elle se glissa dans son dos et lui asséna un coup brutal sur la nuque, du revers de son arme. Un craquement sinistre retentit, et l'immortelle s'effondra au sol.
Un instant, les yeux écarquillés, le souffle ahané et le cœur battant la chamade dans sa poitrine, Erzsébet dévisagea le corps étendu, entouré d'une auréole de folles boucles brunes dont la noirceur se perdait sur celle de la terre.
Elle aurait pu l'achever maintenant. Une part d'elle lui soufflait que c'était la chose à faire, qu'il fallait se débarrasser de cette menace qui risquerait de se dresser en travers de sa route. Jadis, elle l'aurait fait. Ceux qui n'étaient pas avec elle, étaient contre elle.
Mais elle avait fait un vœu.
Délaissant là son adversaire qui n'était pas prête de se réveiller, elle tourna les talons, se lançant à la poursuite de son compagnon et de ses propres ennemis. Son ouïe plus attentive que jamais, elle suivait la mélodie du combat, les grognements, les souffles. Les arbres défilaient dans son champ de vision, comme au travers d'un brouillard tandis qu'elle ne se fixait plus que sur ses cibles.
Les immortels se trouvaient dans une clairière.
Tamàs se défendaient avec une hargne féroce, sa dague en argent fendant l'air avec la rapidité d'un éclair. À en croire les blessures purulentes et ressemblant étrangement à des brûlures qui couvraient certains de ses adversaires, il était parvenu à faire mouche. Mais lui aussi avait subi de nombreux coups. Son bras était traversé par trois entailles sanguinolentes qui firent tiquer la rousse.
Il était temps qu'elle intervienne.
Attrapant un des sbires de Vincente par le col, elle le projeta brutalement contre un arbre.
Les deux autres se tournèrent vers elle, surpris de son intervention. Elle n'eut pas le temps de leur accorder le petit rictus moqueur qu'elle leur réservait.
De justesse, elle esquiva un coup furieux qui visait son flanc. Profitant de l'ouverture qu'elle venait de créer et de la déstabilisation générale, Tamàs en profita pour s'engouffrer dans la brèche et percuta de plein fouet l'un de ses assaillants.
Erzsébet se retrouva face à Paolo. Celui-ci se campa sur ses positions, avant de cracher, méprisant :
— Voilà qui soulève de bons vieux souvenirs, Dame Hercegnő...
— Méfie-toi, jeune Marchesi...
Raviver la mémoire de cette nuit fatale n'allait rien apporter de bon. Car il suffisait à l'immortelle de se rappeler les cris de ses enfants, les flammes, le sang et son impuissance face à tout cela, pour sentir renaître en elle les velléités morbides de celle qu'elle avait été jadis.
— Tu as peut-être réussi à te débarrasser de cette chienne d'Esmeray, mais d'une manière ou d'une autre, nous t'amèneront à notre roi.
Elle tiqua. À peine eut-il fini sa phrase qu'elle se retrouvait dans son dos, n'obéissant qu'à son instinct. Saisissant le bras du fils du sang, elle profita de son élan et du poids de son adversaire pour le faire basculer au sol avec une telle force qu'il rebondit presque sur la terre dure.
Ce fut sans compter sur la réactivité de l'homme, entraîné au combat par son créateur. Ses doigts se refermèrent sur la cheville de la rousse et d'un geste sec, il tira, l'entraînant dans sa chute.
Un frisson d'agacement la parcourut. Il souhaitait jouer à ce jeu ? Fort bien. Au corps à corps, elle aurait l'avantage. Elle était plus âgée et bien plus forte que lui. D'un coup de coude dans sa trachée, elle repoussa Paolo tandis qu'il essayait de prendre le dessus avant de se redresser agilement.
Désormais, elle le maintenait au sol, le menaçant de sa dague en argent appuyée sous sa gorge. Déjà le métal précieux commençait à entamer la peau pâle de son ennemi. Si elle blessait mortellement le fils du sang avec celle-ci, il n'en guérirait pas.
— Ne m'oblige pas à te tuer ! feula-t-elle, dans un mélange de rage et de désespoir.
Elle ne pouvait pas... mais il lui forçait la main...
Soudain, une douleur foudroyante la saisit à l'épaule. Elle n'avait pas vu Dario s'approcher et désormais, l'homme se trouvait à côté d'elle. Réagissant à l'instinct, elle balaya l'air d'un coup de jambe, le repoussant de justesse avant qu'il ne réitère son attaque. Elle avait l'impression de sentir sa chair se déchirer. Titubant, elle recula aussitôt de quelques pas, avant de découvrir une lame enfoncée dans son omoplate. Le métal avait déchiré les tissus épais de son manteau sur lequel commençait déjà à s'étendre une tache plus sombre, poisseuse.
Merde, merde, merde...
Tamàs s'était jeté sur le propriétaire de cette fichue arme, lui dégageant quelques secondes de répit. Il fallait qu'elle agisse vite. D'un geste sec, elle l'arracha, les dents serrées pour tenter de retenir le grognement de souffrance qui menaça de franchir ses lèvres. Ce n'était rien. Que de l'acier. Elle avait vécu pire...
Mais dieu, cela faisait mal !
Elle n'eut pas le temps de s'appesantir dessus. Profitant de sa distraction, Paolo s'était relevé et se jetait de nouveau sur elle. Cette fois, elle ne pouvait pas esquiver le coup, son corps était trop ralenti par les décharges qui secouaient son épaule. Il lui faudrait affronter de face cette nouvelle attaque.
Resserrant ses doigts autour du manche de sa dague, elle se prépara à l'impact, prête à frapper à son tour.
Mais soudain, un éclair vert fendit la nuit, s'interposant. Une puissante vague balaya la forêt repoussant les assaillants. Erzsébet se sentit projetée en arrière et ne parvint à récupérer son équilibre que de justesse alors que branches et feuilles fouettaient son visage avec la puissance d'une rafale.
Ce fut alors qu'au milieu de cette tornade aveuglante, un frêle battement d'aile attira son attention. Une libellule voletait devant elle, juste sous ses yeux. Sa couleur était curieuse, d'un bleu profond qui virait vers le vert, et le vent brutal qui avait envoyé valser dans les airs des combattants tels qu'eux ne semblait avoir aucun effet sur elle. La princesse du sang la suivit du regard, éberluée, avec au fond du cœur, l'étrange sensation que le temps s'était arrêté.
Au moment où son attention se reposa sur la clairière, son cœur rata un battement et pour peu, elle eut à nouveau l'impression d'être prise d'une hallucination. Mais la douleur qui électrisa sa main alors que sa griffe s'enfonçait au cœur de sa paume était bien réelle.
Tout comme la silhouette massive qui se découpait au milieu du nuage de poussière.
Elle était là...
Un instant, les souvenirs s'emmêlèrent à la réalité, empiétant l'un sur l'autre sans la moindre pitié. La forêt, l'incendie... Les feuilles mordorées, les braises ensanglantées... Et au cœur du chaos et de la violence, cette silhouette drapée de vert, dressée comme un roc, droite. Le vent agitait sa longue cape et les replis du vêtement qui la dissimulait entièrement.
Puis vint son murmure, porté par la brise comme un écho jusqu'à résonner dans toute la clairière :
— Enfants du sang... Vous êtes bien loin de votre cité.
Cette voix... La première fois qu'Erzsébet l'avait entendue, son état d'esprit et l'apocalypse qui déferlait autour d'elle l'avaient empêchée de s'y attarder ; mais une fois de plus, elle était incapable de discerner qui pouvait bien se cacher derrière. Elle semblait réellement parvenir d'un autre monde, à la fois souffle du vent et grondement sourd de la terre... Ce n'était donc pas seulement la mémoire de la rousse qui lui jouait des tours mais bien cette étrange créature qui dissimulait son identité jusqu'au bout.
Paulo et ses frères avaient reculé. L'expression sur leur visage avait changé du tout au tout, passant de la confiance cruelle à l'hésitation et la... peur ? Tamàs avait eu raison : les immortels de la cité écarlate craignaient réellement le spectre vert qui hantait ces bois !
Cependant, cela ne suffit pas pour les faire décamper. Reprenant de l'aplomb, l'aîné avança d'un pas, interpellant le mystérieux nouveau-venu.
— Cela ne te regarde pas, Ombre... C'est une affaire qui ne concerne que les immortels.
Un rire dissonant, moqueur leur répondit. La princesse sentit un frisson désagréable dévaler son échine et un profond sentiment de malaise s'emparer d'elle. Quelque chose dans cet éclat cynique dissimulait plus, bien plus...
— Oh ? Vraiment ? Cette affaire justifie-t-elle que Marchesi rompe notre accord ? Dans ce cas, je me ferai une joie de lui rendre visite dans son palais, nous verrons alors qui est le plus fort de nous deux...
À quel point cette ombre était-elle puissante pour pouvoir formuler une telle menace ? La rousse se rappelait la manière dont elle l'avait tirée des flammes, avec facilité, comme si le brasier ne pouvait rien lui faire. Mais cette nuit-là, elle ne s'était contentée que de la sauver, la sortant du château embrasé, avant de disparaître. Elle se rappelait de son ton, calme, presque... triste et profond, à mille lieux du danger et du mépris qui perçaient à présent à chaque intonation de son étrange voix, capable d'intimider même les assassins du roi du sang.
— Nous ne cherchons pas la guerre avec toi, nous voulons seulement récupérer ce qui nous appartient.
— Tout ce qui est en ces bois m'appartient, à moi !
Par réflexe, Erzsébet recula jusqu'à rejoindre Tamàs, qui comme elle était demeuré silencieux depuis le début de la joute verbale. Ce qui se passait ici les dépassait.
La revendication ne parut pas plaire au second frère Marchesi. La colère et le mépris défigurèrent les traits de Davide tandis qu'il s'exclamait, outré :
— Les Terres de la nuit appartiennent à Vincente. Et nous avons des ordres. Nous passerons quoiqu'il arrive.
Il avança d'un pas, ramassa son arme qui était tombée au sol sous la vague de vent.
— Davide... gronda Paolo, écarquillant les yeux.
Mais son cadet n'écouta pas, s'avançant encore d'un pas. Et soudain, se détournant de l'ombre verte, il lança de toutes ses forces sa dague en direction de la rousse. Celle-ci écarquilla les yeux alors que l'éclat métallique fonçait vers elle. Ce n'était pas de l'argent mais ça allait faire mal. Très mal.
Elle était bonne pour une mort éphémère...
Mais celle-ci ne vint jamais. L'ombre se tenait désormais devant elle, interceptant l'arme d'un geste impossible à percevoir. Seule sa longue cape verte suivant le mouvement trahit son intervention. Elle ne dit rien. Pas un mot. Tous retenaient leur souffle alors qu'elle demeurait immobile, impassible.
Soudain, d'épaisses racines jaillirent du sol, faisant éclater celui-ci, projetant des gerbes de terre et de roches sur le côté. Telles des flèches, elles foncèrent vers le fils du sang. Avant qu'il ne puisse les éviter, elles traversèrent sa chair comme si elles avaient été faites du métal le plus tranchant. Il se figea, se pliant en deux. Les yeux écarquillés, surpris, il baissa un instant la tête vers ces griffes de bois qui s'enroulaient autour de lui, en lui, le visage déformé par la douleur.
L'ombre verte avança d'un pas dans sa direction. Lentement, elle leva la main. Dans l'obscurité nocturne, celle-ci semblait elle aussi constituée uniquement d'ombre. Et pourtant ses paumes étaient faites de chair, Erzsébet les avaient senties...
Elle n'eut pas le temps de s'interroger plus sur la nature de son mystérieux sauveur. Celui-ci effectua un léger geste du poignet. Brusquement, les racines s'écartèrent toutes, fusant chacune dans une direction opposée. Un hurlement de souffrance, inhumain, affreux résonna soudain dans toute la clairière tandis que Davide se faisait écarteler, déchirer de toute part par ces branches furieuses qui ne cessèrent leur ballet que lorsqu'il ne resta plus rien du corps de l'homme, réduit en morceaux, en pièces sanguinolentes qui s'effondrèrent comme un tas de cendres écarlates et poisseuses.
La princesse hoqueta, se sentant blêmir, alors même que Tamàs reculait de terreur à ses côtés.
Comment était-ce possible... ?
Le fils du sang avait été tué, sans flammes, sans argent. Il ne pourrait jamais guérir et se reconstituer, pas après ça. Elle n'avait jamais rien vu de tel...
Alors qu'elle ne parvenait que difficilement à remettre de l'ordre dans ces pensées, la voix de l'Ombre retentit à nouveau, calme et posée :
— J'espère avoir été clair désormais. Ou le terme d'immortels ne s'appliquera bientôt plus pour vous non plus. Allez-vous en, et récupérez au passage votre... amie !
L'individu mentionnait-il Esmeray qu'Erzsébet avait abandonnée inconsciente ? Cela voulait-il dire qu'il ne lui avait pas fait subir le même sort réservé au frère Marchesi qui l'avait défié... Elle ne put s'empêcher de ressentir une pointe de soulagement à cette pensée. Cette vision avait été... Perturbante. Elle avait évidemment commis des atrocités par le passé, mais cette fois, c'était différent. La mort avait été donnée par magie.
Elle ne pouvait plus détacher son regard du lieu où se trouvaient éparpillés les restes de l'homme. Le sang tachait désormais le sol de la forêt, s'écoulant des racines qui étaient retombées, dénuées de vie, comme si elles ne s'étaient jamais animées.
Encore hébétée, elle tourna la tête vers Paulo et Dario. Les deux enfants du sang n'avaient pas bougé d'un pouce. Pourtant, tout dans leur attitude trahissait une tension sur le point d'exploser. Les traits crispés, ils se tenaient prêts à se défendre, plus pâles que jamais. Elle le comprenait. Ils venaient de perdre leur frère... Mais s'ils osaient tenter quelque chose... Après ce à quoi elle venait d'assister, elle n'était pas certaine qu'ils s'en sortent.
Ils en étaient conscients eux-aussi. Chercher à la poursuivre maintenant que l'Ombre était là serait du pur suicide. Et l'instinct d'un immortel ne l'autorisait jamais à se jeter vers la mort consciemment.
L'aîné darda soudain sur elle un regard embrasé par la rage. Elle se crispa un peu plus, sa poigne se raffermissant sur son arme.
— Tu ne pourras pas éternellement te cacher de lui ! lança-t-il à son attention.
La rousse sentit sa mâchoire se crisper. Elle n'était pas venue pour se cacher de Vincente. C'était lui, le lâche ! Lui qui avait envoyé ses sbires à sa poursuite plutôt que de venir lui-même. Mais avant qu'elle ne puisse répliquer, un pan de cape verte s'interposa entre eux dans un geste qui cingla l'air.
— Dites à votre roi de ne pas tenter de pénétrer à nouveau dans ma forêt. »
Un frisson parut parcourir les arbres, comme si ceux-ci répondaient à la menace, en harmonie parfaite avec les mots que le mystérieux individu avait prononcés. Les deux immortels échangèrent un regard. Avant de déguerpir sans demander leur reste, à la vitesse d'un éclair.
En les regardant disparaître entre les branchages, Erzsébet eut l'impression que le poids immense qui pesait sur elle, telle une épée de damoclès menaçante, venait de se volatiliser. Un profond soupir de soulagement lui échappa alors qu'elle renversa la tête en arrière, paupière clause.
Bordel ! Il s'en était fallu de peu. Ils n'auraient jamais pu s'en débarrasser, pas sans qu'elle ne doive rompre son vœu. Ils ne devaient leur salut que grâce à cette intervention inattendue.
Mais tout n'était pas terminé.
À présent, l'ombre était tournée vers eux, et malgré son masque blanc orné de motifs variés, la princesse du sang était certaine de sentir peser sur elle un regard si intense qu'ils semblait chercher à la transpercer de part en part.
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Ladies and gentlemen and my dearest readers... Here she coooooomes ! 💚
Ma chouchoute absolue, la seule et unique Ombre Verte débarque enfin et pour de bon afin de sauver la situation... Et quelle situation ! En fait je crois que je vais vous laisser sur ça parce qu'il n'y a besoin de rien dire de plus (à part qu'Esmeray et ses acolytes sont venus causer un bazar monstrueux et que Tamàs et Erzsébet l'ont échappé belle, oupsi...) !
J'espère que ce chapitre vous a plu, n'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé, que ce soit de l'affrontement ou de l'arrivée du dernier des personnages principaux des Enfants du Sang 😇
À très bientôt,
Aerdna 🖤
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