Chapitre 22. Un magnifique idiot.

Tamàs avait déjà connu cette sensation de... mourir. Il avait déjà connu l'étreinte de la mort. La douleur étouffante, amère, déchirante. Sous son corps brisé, il sentait le charnier, les autres dépouilles et la cendre froide qui recouvraient le champ de bataille dans lequel ils étaient tombés. Ses grands rêves de chevalerie et de bravoure s'étaient effondrés en même temps que sa jeunesse et sa vie. Une vie d'idiot.

Il se rappelait ses râles d'agonie, informes, hideux. Il se souvenait des suppliques de son frère. Elles lui venaient comme au travers d'un brouillard, entrecoupées par la souffrance et les larmes.

« Sauvez aussi mon frère... en prie... Sauvez... S'il vous plaît...»

Qui Andràs suppliait-il ainsi ?

Vaguement, l'image d'une silhouette fine mais musclée, agenouillée, soulevant délicatement la dépouille de son frère lui revenait à l'esprit. Elle se découpait telle une ombre rougeoyante dans une lumière forte, beaucoup trop forte. Elle l'aveuglait... La silhouette... La lumière... La mort. Etait-ce la mort qui venait les emporter, tous les deux ?

Mais non ! Andràs pouvait parler. Il respirait. Andràs était vivant. Il ne pouvait en être autrement, il était l'héritier. Tandis que lui... Lui, il était déjà mort. Il le sentait. La dernière braise de vie en lui luttait pour ne pas s'éteindre mais une part de lui était déjà partie. Sa conscience s'éteignait petit à petit. Demeurant seulement suffisamment éveillée pour continuer à capter des mots éparpillés.

« Je... Tuerais pour vous... serais un... soldat... serons... vos... pitié...»

Il aurait voulu tourner la tête vers son jumeau, le rejoindre, l'étreindre pour chasser la souffrance et le désespoir qui résonnait dans sa voix. Le voir une dernière fois. Son regard doux. Son sourire tendre. Ses traits calmes et confiants. Mais il ne pouvait pas bouger. Son corps était lourd. Son corps était froid. Son corps... Il ne le ressentait pas. Il ne le ressentait plus.

« Sauvez...»

Sauver qui ? Il n'y avait plus rien à sauver. Mais si Andràs restait en vie, alors, il ne serait pas totalement mort. Ils étaient un seul cœur, une seule âme. La même partie d'un tout. Il survivrait dans sa mémoire et son amour et veillerait sur lui depuis le paradis. Car c'était bien là qu'allaient les jeunes idiots... Au paradis.

Soudain, il y avait eu cette voix, douce, calme, chaude... Une voix qui lui rappelait tant celle de sa mère.

« Je le sauverai. Je vous sauverai tous les deux. »

Elle avait résonné exactement comme une berceuse. Une berceuse qu'il voulait bien écouter, qu'il voulait bien laisser apaiser ses derniers instants. Un silence apaisant avait suivi ses mots, bientôt entrecoupé d'un étrange son. Les larmes, les suppliques, les râles de souffrance. Tout s'était envolé. Des cailloux roulèrent au sol. Une masse lourde tentait de le rejoindre. Des doigts étirés effleurèrent les siens comme pour s'en emparer, sans y parvenir. Andràs ? Il pouvait l'imaginer sans peine se traîner au sol pour l'atteindre. Tamàs aurait voulu parler mais aucun son ne pouvait plus sortir de sa gorge et ses pensées s'embrouillaient.

Il était déjà trop tard, mon frère. Laisse-moi. Vis.

Ce fut alors que devant ses yeux vitreux, éteint, alors qu'il ne voyait que cette lumière trop forte, trop douloureuse, surgit une tache écarlate. Vive. Douce. Une rose ? Du sang ? Un ange. Son visage était pâle comme l'os, ses cheveux agités autour de sa tête ressemblaient à des flammes et ses yeux... ses yeux étaient deux soleils qui réchauffaient son âme. La mort se penchait au-dessus de lui et lui murmurait des mots à l'oreille. Des mots qu'il ne comprenait pas.

« Bois. »

Boire ? Mais quoi ? Il ne le savait pas. Cependant il but et quelque chose de chaud et d'amer s'écoulait dans sa gorge, puis son cœur et enfin ses veines. Ce qui était métallique et écoeurant devenait doux, sucré... Vivant.

Comme lui.

Vivant.

Tamàs était mort une première fois. Maintenant, cela faisait deux. Cependant, à son réveil, cette fois-ci, il n'y avait eu aucun ange écarlate pour l'accueillir. Juste des ténèbres épaisses et froides. Une cage. Une cellule. Le sol était humide, gelé sous lui et une pierre rentrait derrière son dos. Sa gorge le brûlait, atrocement. Il avait soif, une soif âpre, qui le démangeait de l'intérieur. Guérir d'une simple blessure était évidemment bien plus facile que de se réveiller après avoir vraiment trépassé. C'était une expérience mille fois plus douloureuse, épuisante et... gourmande en sang. Alors maintenant, il fallait qu'il se nourrisse. Mais cela semblait compromis.

Puis, au bout de plusieurs longues minutes à émerger difficilement et à retrouver le plein usage de lui-même, il s'était rendu compte qu'il n'était pas seul dans ce sinistre lieu. Il y avait une silhouette recroquevillée sur elle-même au fond de la pièce, entravée. Malgré l'obscurité il distingua l'éclat améthyste du pendentif que portait l'autre prisonnier. Ou plutôt l'autre prisonnière. Irina se trouvait là, elle aussi. Lorsqu'elle remarqua que le blond s'éveillait enfin, elle faillit pleurer de joie. Mais la joie était un sentiment bien éphémère.

« Irina, tu vas bien ? s'exclama Tamàs dans un croassement douloureux en voulant se précipiter jusqu'à elle.

Mais les chaînes autour de ses poignets l'empêchèrent d'effectuer le moindre mouvement. De plus, dès qu'il fit mine de s'agiter une douleur sourdre s'éveilla dans sa poitrine, à l'endroit exact où la lame en fer s'était enfoncée pour lui arracher son cœur. Il grimaça, retenant un grognement de douleur. Un discret reniflement lui répondit d'abord avant que la voix de la fille du sang lui parvienne, légèrement tremblante :

— Dans la mesure où je ne suis pas celle qui s'est faite transpercée de part et d'autre par une épée, je suis celle qui devrait poser la question.

Elle n'avait pas tort... Il ne savait pas depuis combien de temps il était inconscient, mais il sentait à son corps encore engourdi et à ses muscles qui le tiraillaient que le Sang avait probablement eu bien des peines à réparer ce qui avait été brisé dans la bataille. Lentement, il tenta de se redresser, s'appuyant contre le mur pour s'asseoir correctement. Il se sentait... lourd. Mais ça allait. Il survivrait. Il était surpris que Vincente n'ait pas déjà mis le feu à sa misérable dépouille. Cependant, ce qui le surprenait plus encore, c'était leur présence à tous deux dans cette cellule.

— Comment t'ont-ils capturée ? s'enquit-il, en rejetant la tête en arrière, le sang pulsant à ses tempes.

— Je n'ai pas été assez agile.

Pas assez agile ? Elle ? Il n'avait jamais vu personne allier vitesse et souplesse à un tel niveau, pas même Erzsébet.

— C'est Vincente qui m'a attrapée quand j'ai tenté de m'enfuir, continua-t-elle. Il m'a brisée la cheville. Essaye donc de faire des acrobaties dans cet état...

Sa cheville avait probablement guérie depuis le temps mais maintenant ils étaient tous deux prisonniers et il fallait se rendre à l'évidence : la situation était critique. Il avait beau essayer de projeter son ouïe au loin, il ne percevait rien hormis les échos sinistres contre la roche nue des souterrains dans lesquels ils se trouvaient.

La situation était plus que critique : c'était une catastrophe, un cauchemar. S'il ne s'était pas fait avoir par derrière, par ce lâche d'enfant Marchesi, alors tout serait déjà fini : Erzsébet se serait débarrassé du roi du sang, leur vengeance aurait été accomplie et ils seraient enfin en paix. Au lieu de quoi, même s'il avait été inconscient pendant toute la fin du combat, il était à peu près certain de deux choses : s'il était présent ici, c'était que ni Vincente ni Erzsébet n'étaient mort. Il pouvait donc en conclure que les choses s'étaient très mal terminées pour les renégats. Ce qu'Irina confirma tout en lui relatant l'arrivée de l'Ombre et le chaos qui s'en était suivi.

Un profond soupir de dépit lui échappa. Si Andràs avait été là, à sa place, il était sûr que tout se serait bien terminé. Jamais son frère n'aurait gâché le plan de leur princesse en mourant bêtement ou en se faisant capturer ! Secouant la tête il murmura, autant pour sa compagne de cellule que pour lui-même :

— On va s'en sortir...

— Les autres nous croient probablement morts, le coupa-t-elle. Ils ne viendront pas nous chercher.

— S'ils nous croient morts, alors ils viendront nous venger.

Il avait lâché ces quelques mots avec calme et assurance. Pas une seule seconde il ne doutait de cela. Il n'y avait pas un monde où la Forgeuse laisserait passer l'affront que lui avait fait Vincente. Avant de mourir, il avait vu dans les yeux de sa créatrice cet éclat de douleur, ce brasier s'embraser, exactement comme cette nuit-là, quand la vengeance était devenue le seul objectif auquel se raccrocher.

— Comment peux-tu en être aussi sûr ?

— Je connais Erzsébet, ricana-t-il dans un mélange de sarcasme et de tendresse. Et tu ne me feras pas croire que tes amis ne viendront pas pour toi. Surtout Lucian... Je le crois capable de mettre le feu aux Terres de la nuit toutes entières pour se venger.

À l'autre bout de la cellule, Irina détourna la tête, comme pour cacher ses émotions derrière le rideau de cheveux blancs qui cascada devant ses yeux. Cependant, il avait eu le temps d'entre-apercevoir cet éclat d'espoir scintiller dans ses iris. Il ne fut absolument pas dupé par son ton bougon tandis qu'elle maugréait :

— Espérons qu'il ne le fasse pas pendant que nous sommes dans ces geôles alors...

Tamàs aurait bien voulu rire mais la moindre secousse éveillait la douleur dans sa cage thoracique et la brûlure au fond de sa gorge. Même s'il était revenu à la vie, son corps n'était pas parvenu à se rétablir entièrement. Loin de là. Il lui manquait le plus important pour prolonger son immortalité... Il avait besoin de se nourrir. Il lui fallait du sang !

Pour l'instant, la faim était supportable, simple creux à l'estomac qui persistait dans un coin de son esprit, derrière ses autres maux. Il était encore loin de la folie meurtrière et bestiale dans laquelle elle plongeait ceux et celles qui se tenaient éloignés trop longtemps de la source de leur si longue vie. Mais son état ne l'y précipiterait que plus rapidement si leur détention s'éternisait.

— Tamàs... l'interpella soudain Irina d'un ton bien plus hésitant.

— Oui ?

Un instant, seul le silence suivit sa réponse. Un courant d'air gelé parcourait les lieux, lourd d'une odeur d'humidité et de terre.

— Pourquoi ne nous ont-ils pas tué ?

La voix de l'immortelle semblait étouffée, bien plus fluette qu'auparavant, comme si sa gorge avait été nouée. Le fils du sang put y entendre la peur qu'elle contenait et l'appréhension qui semblait l'habiter. Il sentit son cœur flancher et se serrer dans sa poitrine. Elle avait l'air d'une enfant, alors même que son esprit et son cœur étaient ceux d'une adulte. Une enfant perdue et effrayée.

La réponse à cette question, il la connaissait. Il n'y avait qu'une seule explication plausible à leur présence ici et il ne se sentait pas la force de l'exprimer à voix haute.

Au même moment, le claquement sonore d'une porte contre ses battants retentit, suivi par des bruits de pas. Quelqu'un venait ! Par instinct, Tamàs voulut porter la main à sa ceinture, là où il rangeait habituellement la petite dague en argent que lui avait confiée Erzsébet. Mais celle-ci avait disparu.

La porte de leur cellule s'ouvrit finalement dans un grincement infernal, laissant un faible faisceau lumineux éclairer l'espace. Vincente se dressait dans l'entrée, toisant de ses prunelles dorées les deux renégats. Le blond ressentit aussitôt une vague de mépris et de haine monter en lui et le submerger tandis que l'homme s'avançait dans sa direction. Dans ses mains pendait une hache qu'il balançait nonchalamment de gauche à droite. Une foutue hache ! Ce roi du sang avait clairement perdu la raison ! La grossièreté de l'arme tranchait avec le reste de son attitude, son port altier et ses vêtements soignés. Il portait un costume impeccablement taillé et un long manteau brun était jeté négligemment sur son épaule. Son large sourire confiant et chaleureux donnait envie au prisonnier de se libérer de ses fers et de le lui arracher.

— Je vois que j'arrive pile à temps pour le réveil de notre invité ! s'exclama-t-il, avec ravissement.

Derrière lui, Esmeray pénétra à son tour dans la cellule, refermant la porte derrière elle. Elle avait l'air encore plus maussade qu'à l'accoutumée, les bras croisés, le regard morne. Soit elle n'avait vraiment pas apprécié le petit coup de couteau dans le cœur de la part d'Erzsébet, soit les choses n'étaient pas aussi roses qu'elle le prétendait au sein de son couple. Au fond de lui, Tamàs jubila. Bien fait pour elle !

Cependant, il demeurait sur ses gardes. Au fond de la pièce, Irina semblait partager son état d'esprit, ramassée sur elle-même comme un chat sauvage prêt à bondir. Mais tous deux étaient immobilisés par leurs chaînes et Vincente continuait de sourire, confiant. Ignorant totalement la renégate toute son attention était concentrée sur le fils du sang. Il s'agenouilla pour lui faire face, sa voix calme résonnant dans la pièce avec une douceur nauséabonde :

— Il n'est pas dans mes habitudes de faire des prisonniers et d'avoir recours à de tels moyens. Je peux me montrer cruel, mais je ne le suis pas de nature et je ne prends aucun plaisir à la souffrance. Tout ce que je veux, c'est un monde uni pour les immortels, à l'abri des dérives des mortels...

Le pire était peut-être qu'il semblait véritablement convaincu par ce qu'il avançait. L'éclat qui luisait dans ses prunelles était plus ardent qu'une braise. Cependant, le prisonnier ne pouvait pas concilier cette sincérité dégoûtante avec la mort des siens, d'Andràs ! Peut-être Vincente était-il véritablement animé d'intention de paix... Mais les moyens qu'il avait employés pour en arriver là avaient mené à la destruction de tant de nids... Cet homme était fou. Complètement fou.

— Que nous veux-tu ? grogna Tamàs.

— Je sais que tu souffres encore de ta blessure. Et de toute façon, tu es condamné à mort pour traîtrise.

Il tressaillit à l'entente de ses mots, serrant encore plus la mâchoire. Quelle traîtrise ? Il n'avait jamais reconnu l'autorité de ce maudit roi et il n'avait aucun droit de le condamner. Mais avant qu'il ne puisse protester ou lui cracher à la figure, son interlocuteur reprit :

— Seulement j'aimerais beaucoup discuter avec toi. Si tu me réponds, j'abrègerai tes souffrances.

Et puis quoi d'autre ? L'immortel se renfrogna aussitôt, refermant la bouche. Puisque Vincente voulait parler, il ferait exactement l'inverse. Il se tairait et le silence serait sa seule réponse. Andràs l'avait beaucoup charrié par le passé sur son incapacité à ne rien dire. Il lui prouverait aujourd'hui qu'il avait tort ! Sûrement le maître des lieux saisit-il son état d'esprit car il poussa un profond soupir.

— Evidemment, si tu refuses de coopérer, je me verrai dans l'obligation d'avoir recours à des moyens que je réprouve en temps normal.

Il tapota du bout de ses griffes contre le manche de la hache.

— Bien, puisque les choses sont claires, attaquons le vif du sujet sans détour ! Comment puis-je détruire ta maîtresse ? Quel est son point faible ?

Le roi du sang pensait-il vraiment qu'en menaçant Tamàs de la sorte, ce dernier se laisserait intimidé et répondrait à ses questions ? C'était mal connaître le fils de la Forgeuse, élevé et entraîné pour être un guerrier aussi redoutable que sa créatrice. Quand on faisait la guerre, il fallait mettre de côté la peur, toute peur, quelle qu'elle soit. La loyauté passait avant les craintes et la douleur. Ce n'était pas une hache et quelques belles paroles qui allaient le faire céder aussitôt et que cet imbécile devant lui ne le réalise pas lui donnait presque envie de sourire. Il se retint de justesse. Mieux valait ne pas provoquer le diable non plus.

Face à son obstination, son interlocuteur pencha la tête sur le côté.

— Es-tu bien sûr de toi ? s'enquit-il.

Nouveau silence.

Un premier coup au visage l'atteignit, violemment. Son bourreau avait visé volontairement avec ses griffes et celles-ci avaient manqué de peu son œil et il sentait la peau de son visage le brûler atrocement, tandis qu'un liquide poisseux coulait le long de sa joue. Ça piquait ! Ses boucles blondes avaient glissé devant ses yeux, se mêlant au sang et lorsqu'il releva à nouveau la tête, son regard rougeoyait presque.

Mais il continua de ne piper mot, même face aux questions et aux coups incessants qu'on lui assénait. Ce ne fut qu'après une énième fois - il avait cessé de compter - qu'il consentit finalement à délier sa langue.

— Tu ne vaincras jamais Erzsébet... croassa-t-il, d'une voix écorchée.

Vincente secoua la tête de gauche à droite avant de soupirer, d'une voix atone, insensible :

— Je suis déjà parvenu à la vaincre ! À chacun de nos affrontements j'ai fini par l'emporter.

Le prisonnier ne put s'empêcher d'esquisser un léger rictus, malgré le tiraillement atroce que cela provoqua dans sa joue.

— Mais désormais nous avons l'Ombre avec nous et je ne crois pas que tu veuilles avoir à l'affronter réellement.

Il savait qu'il venait d'appuyer exactement là où ça faisait mal. Évoquer l'Ombre verte devant Marchesi était le meilleur moyen de le déstabiliser. Pour la première fois, son calme apparent se fissura laissant entrapercevoir une haine vorace. Cela ne dura que quelques secondes, le temps qu'il retrouve ses esprits, mais le mal était fait. Tamàs venait de lui rappeler que face au gardien des bois, il était faible.

— Pourquoi le spectre soutient-il ta créatrice ? aboya sèchement le roi du sang. Qui est-il réellement ?

De nouveau, aucune réponse. Seul un grognement étouffé s'échappa d'entre ses lèvres tandis qu'il encaissait un choc violent dans ses côtes. Un craquement sinistre retentit. Son tortionnaire venait de lui asséner un coup de poing violent sur le torse, exactement là où l'épée s'était enfoncée et où il souffrait toujours malgré la plaie cicatrisée. Lui qui venait à peine de réussir à surpasser les tiraillements désagréables qui tendaient ses muscles, il eut l'impression qu'on venait de le poignarder à nouveau. Son souffle se coupa dans ses poumons et une quinte de toux le secoua. Il cracha quelques gouttes d'hémoglobines, épaisses, métalliques.

— Comment vaincre le spectre ?

Mais le fils du sang s'obstina à conserver le silence, les lèvres pincées dans un étrange sourire moqueur pour ravaler les élancements douloureux qui se répandaient dans sa cage thoracique. Cette fois se taire n'était pas trop compliqué : il ne savait rien.

Un étrange éclat passa dans le regard de Vincente. Tamàs n'eut pas le temps de s'en inquiéter. Tout ce qu'il perçut d'autre fut le reflet d'une lumière contre une lame en métal.

— Tamàs ! s'époumona Irina.

Le tranchant de la hache s'abattit sur son poignet, d'un geste sec et précis.

Cette fois, il ne put empêcher ses lèvres de se desceller, un hurlement de douleur déchirant sa gorge. Il se replia face à la souffrance irradiante qui se répandait dans son bras, écarquillant les yeux d'horreur. Il n'avait pas eu le temps de réagir ou de réaliser qu'une violente décharge venait de le percuter de plein fouet, explosant dans son être tout entier. L'os avait cassé sec sous la force du coup, la chair s'était déchirée sans opposer la moindre résistance et il avait l'impression qu'un froid glacial s'était emparé de lui alors même que sa gorge le brûlait sous la violence de son cri. Ça faisait mal... trop mal. Presque autant que mourir.

Une mare de sang s'écoulait du moignon coupé de sa main.

La voix de Vincente lui parvint alors, déformée.

— Tu me forces la main, décidément.

Se pensait-il drôle ? Il n'y avait aucune trace d'humour, ni sur ses traits, ni dans son ton. Pourtant le jeu de mot était trop facile ! Erzsébet aurait sûrement ri, elle... Tamàs tenta de se raccrocher à cette idée, pour ne pas se noyer dans l'océan de souffrance qui commençait à embrumer son esprit. Un rire tordu, faux, lui échappa, noyant son gémissement de douleur. Il parvint à relever la tête, dans un geste de pur défi.

Du sang avait giclé sur le visage de son tortionnaire, tachant sa peau pâle d'éclaboussures écarlates qui tranchaient avec son regard brillant et le calme glacial qui continuait à habiter ses traits. Il était... terrifiant.

— Tu n'as toujours rien à dire ?

— Va te faire foutre ! éructa difficilement le blond, aussi provocateur qu'il le pouvait dans son état.

L'homme fit claquer sa langue contre son palais avant de se contenter de lâcher :

— Déplorable.

Tout cela semblait l'ennuyer au plus haut point et il laissa tomber la hache maculée d'hémoglobine à ses pieds. Il affichait désormais une expression pensive tandis qu'il s'enquérait à voix haute :

— Pourquoi t'entêtes-tu à la défendre alors que c'est son orgueil qui a causé la destruction de tous tes frères et sœurs ? D'autant plus que nous savons très bien tous les deux que son entraînement par le passé n'était pas des plus tendres. Elle t'a probablement plus blessé en quatre siècles que n'importe lequel de vos ennemis.

Vincente ne pouvait pas comprendre ! Erzsébet avait raconté à son fils les origines de son ennemi juré. Ce dernier n'avait jamais fait partie d'un nid, il avait été transformé en immortel au cours d'une sinistre expérience. Il ne savait pas ce que ça faisait de devoir tout à quelqu'un. Il ne savait pas ce que c'était que d'avoir une famille, aussi dysfonctionnelle soit-elle, sur laquelle il pouvait compter quoiqu'il arrive, à la vie à la mort... et même au-delà.

La princesse du sang avait offert à Tamàs et Andràs des siècles d'existence partagés. Alors que la mort s'apprêtait à les séparer de la plus cruelle des manières, si jeunes, elle les avait sauvés, elle les avait recueillis. Elle était devenue leur mère. Peut-être qu'elle les avait blessés, menacés, maltraités... Mais à sa façon, elle les avait aussi aimés, protégés, et surtout, au cours de ces cent-cinquantes dernières années, il avait pu assister à tous ses efforts pour changer, délaisser la Forgeuse... et devenir une meilleure personne. Il n'avait jamais considéré qu'elle était responsable de la chute de leur nid, peu importe ce qu'elle-même pensait. Le véritable coupable était Vincente.

Et c'était une conviction que jamais rien ne saurait lui arracher, ni la douleur, ni la peur, ni la mort. Une chose que le roi du sang semblait ne pas saisir. Poussant un soupir de dépit, il se redressa lentement.

— Connaissant ta créatrice, il est probable que tu aies déjà subi cela entre ses mains. Finalement te torturer n'est peut-être pas la bonne solution.

Tamàs aurait voulu pouvoir démentir. Mais il ne le put, d'abord parce qu'il se mordait la langue de toutes ses forces pour ne pas hurler, ensuite parce que oui, il avait déjà souffert entre les mains de La Forgeuse, à deux ou trois reprises... Mais jamais à un tel niveau. Ses punitions étaient certes violentes, parfois cruelles, mais ce n'était pas de la torture... Erzsébet pourrait passer pour un enfant de cœur à côté de ce qu'il endurait à présent.

Le roi du sang se détourna de lui, embrassant la cellule entière du regard. Il sembla regagner un peu d'entrain tandis qu'il frappait dans ses mains.

— Très bien, changeons de stratégie ! s'exclama-t-il soudain. Nous verrons si ta langue reste liée face à la souffrance de ta petite camarade.

Merde ! Irina... Dans sa poitrine, le blond sentit son coeur s'emballer furieusement. Il n'avait pas prévu que l'attention du roi du sang se tourne vers la fille du sang. Cette dernière écarquilla les yeux d'horreur et de frayeur. Reculant jusqu'à buter du dos contre le mur, elle ne lâchait pas du regard l'immortel tandis qu'il s'avançait vers elle, à pas lent, tel un prédateur vers sa proie.

— Si vous osez toucher à un seul de mes cheveux... feula-t-elle, d'une voix tremblante de colère et de peur.

— Quoi donc, petite immortelle ? Que vas-tu me faire ?

La jeune fille dévoila ses crocs dans un rictus carnassier, fronçant des sourcils. Si elle l'avait pu, elle se serait jeté sur cet immonde connard et aurait cherché à lui arracher le cœur de toutes ses forces. Mais elle était coincée. Que pouvait-elle faire face au roi du sang qui se retournait désormais contre elle ?

Rien.

Tamàs était désolé. Sincèrement désolé. Elle allait souffrir. Mais il ne pouvait rien dire pour deux excellentes raisons : il ne savait absolument pas comment vaincre l'Ombre mais surtout, même s'il l'avait su, jamais il ne trahirait Erzsébet. Il ne le pouvait pas...

Soudain, Esmeray intervint, rompant son silence de glace, et arrêta le geste de son amant d'une main sur son poignet. Ce dernier releva un instant sur elle une expression troublée, mi-surprise, mi-enragée. Elle frissonna mais son regard demeura dur comme de l'acier.

— Cela ne te servira à rien, Vincente, asséna-t-elle. Cet idiot est plus fidèle à sa maîtresse qu'un chien à son maître. Il ne dira rien, même si tu tues la gamine devant lui. Elle n'est rien pour lui. Tu le sais très bien.

L'espace de quelques instants, Tamàs comme Vincente semblèrent partager la même stupéfaction. Le blond fronça des sourcils, incertain d'avoir tout bien entendu. Mais c'était bien le cas. Elle avait dit exactement ce qu'il avait pensé au fond de lui. Cette garce était peut-être la plus intelligente de toute cette foutue cité finalement...

— Elle te sera bien plus utile par rapport à tes projets pour le Cénacle, n'oublie pas ! Tu as besoin d'elle vivante... finit par souffler la brune, plissant des yeux.

Evidemment ! Elle ne pouvait pas agir par simple pitié pour l'enfant immortelle, il y avait forcément des intérêts derrière son geste. Il ne pouvait pas s'attendre à autre chose de sa part. Mais son intervention eut le mérite de stopper leur tortionnaire dans son élan. Après une fraction de seconde d'hésitation où ses phalanges se contractèrent autour du manche de son arme jusqu'à en blanchir, il finit par se détendre, ses lèvres s'étirant en un sourire chaleureux. Il hocha de la tête.

— Tu as raison.

S'il l'avait pu, Tamàs aurait probablement poussé un soupir de soulagement à l'entente de ces trois petits mots. La panique qui s'était emparée de lui s'allégea quelque peu tandis que Vincente caressa du doigt la joue de son amante.

— Heureusement que tu es là, bella ! Que ferais-je sans toi !

Celle-ci ne répondit pas. Mais le prisonnier ne faisait déjà plus attention à ce couple de malheur. Irina semblait être hors de danger... pour le moment ! Mais c'était déjà ça. Il avait l'impression qu'un poids s'ôtait de ses épaules. Au moins n'aurait-il pas sur la conscience la torture de la renégate.

À présent, il savait que l'attention du roi du sang se reporterait sur lui. Il se préparait mentalement à souffrir à nouveau alors même que les décharges électriques qui remontaient le long de son bras amputé ne s'apaisaient pas le moins du monde. Mais quoiqu'il arrive, il ne dirait rien. Son ennemi parviendrait peut-être à lui arracher des hurlements mais jamais des aveux.

— Esmeray, mon amour, veux-tu t'en charger ? s'enquit le maître des lieux d'un ton mielleux.

La fille du sang esquissa une moue toisant un instant le prisonnier. Ses lèvres se tordirent en une grimace et elle secoua la tête avant de refuser, d'un ton boudeur.

— Mes vêtements sont neufs, je ne veux pas les tâcher de son sang. Amuse-toi tout seul.

— Sublime et rancunière créature que tu es... soupira-t-il. Bien, puisqu'il en est ainsi !

Son regard de rapace se reposa soudain sur lui et il s'approcha à nouveau, revenant à sa posture initiale. Une détermination froide et cruelle couvrait ses traits, et une ombre obscure dansait au fond de ses prunelles.

Tamàs ferma les yeux, convoquant en lui les souvenirs de sa famille, de son nid. Convoquant le souvenir d'Andràs. Il voyait le visage de son frère flotter face à lui, à la fois si semblable au sien et pourtant si différent, sa douceur, sa tendresse, sa force, son intelligence... Andràs son jumeau, Andràs sa moitié, Andràs son modèle... Un léger sourire étira ses lèvres. Il entendit même sa voix à ses oreilles le rassurer et le réconforter, noyant celle de Vincente tandis qu'il crachait avec mépris et froideur :

— Ta fausse princesse te croit mort. Personne ne viendra te chercher. »

Si, elle viendrait. Il le savait. Il croyait en elle. Et il continua de croire en elle, même lorsque la douleur devint trop forte, même lorsque tout se noya dans un océan de souffrance et qu'il crut replonger à nouveau dans les méandres de ténèbres qu'il pensait ne jamais pouvoir atteindre à nouveau.

Il croirait toujours en elle... Tant pis si cela faisait de lui un idiot. 

---

Hello ! 

C'est le tout premier chapitre où Erzsébet n'apparait pas du tout mais on plonge pour la première fois pleinement et entièrement dans la tête de Tamàs ! Un chapitre sombre et violent (j'espère que vos estomacs sont bien accrochés !), Vincente n'a aucun scrupule toutefois Tamàs est loyal jusqu'au bout. Quant à Irina, elle l'a échappée belle grâce à l'intervention d'Esmeray... mais pour combien de temps ?

J'espère que ce chapitre vous a plu !

À bientôt,

Aerdna 🖤

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