Chapitre 20. L'enfant du Temps.
Quand Erzsébet n'était encore qu'une mortelle, fille de forgeron, vivant seule avec sa mère depuis le décès de ce dernier, elle avait tué trois hommes. Elle leur avait ôté la vie, brutalement, presque désespérément, et à présent du sang tachait sa chemise de nuit et sa peau pâle. Elle avait fait de son mieux. Mais l'un de leur compagnon était parvenu à s'échapper et avait fui à travers la campagne.
Tout cela n'avait plus la moindre importance. Elle avait dès lors banni la peur de son cœur à tout jamais, laissant petit à petit le froid engourdir son corps puis son âme. Elle n'avait pas prié. Pas la moindre pensée pour Dieu n'était parvenue à percer la détermination et le calme lourd qui régnait en son esprit. Elle s'était simplement assise devant la forge, située à l'extérieur d'un village perdu aux pieds des Carpates. Silencieuse, elle avait attendu le lever du jour, et avec lui l'arrivée des soldats venus pour l'arrêter et probablement la mener à l'échafaud.
Les merles commençaient à siffloter, l'air frais caressait son visage et le parfum du blé coupé chargé de rosée embaumait. Cependant, tandis que les premières lueurs du soleil pointaient à l'horizon, tranchant la nuit, un homme passa devant elle. C'était un étanger, tel qu'elle n'en avait jamais vu : sa peau était foncée, brune, et ses yeux en amende luisaient dans la pénombre, tels deux étoiles.
Le diable, avait-elle d'abord pensé. Il venait pour l'emporter, elle en était certaine. Et elle, elle n'avait plus rien à regretter ici : vieille fille, encore célibataire à trente ans, son père était mort et sa mère n'était presque plus que le fantôme d'elle-même. Elle avait péché, tué et elle était condamnée. Qu'importe alors, qu'il prenne son âme. Elle n'avait toujours pas peur.
L'homme lui proposa alors un marché. L'immortalité et la puissance en échange de sa soif de sang et de vengeance... au service des siennes. Il cherchait une arme. Elle avait accepté de devenir la sienne. Alors, comme le diable l'aurait fait, il s'était taillé les veines et lui avait proposé quelques gouttes de son précieux sang.
Elle se rappelait encore du goût de celui-ci, lourd, chaud, sucré... Mais aussi entêtant et capiteux que la plus forte des liqueurs, chargé d'une puissance et d'une haine enivrantes. Elle avait bu, sans s'arrêter, bu de tout son saoul, jusqu'à se noyer dans un brouillard vermeille qui s'était d'abord emparé de son esprit puis de tout son corps. La métamorphose avait été... douloureuse. Affreuse. Comme si le breuvage sacrilège avait été un poison fait de lave, qu'il l'avait consumée de l'intérieur pour mieux lui permettre de renaître. Elle avait eu l'impression que son cœur était déchiré par des griffes faites d'ombres et de glaces, lacérant la chair pour n'en laisser que des lambeaux, tandis qu'un véritable brasier se déversait dans ses veines. Elle brûlait. Se noyait. Incapable de respirer, de penser même, tout ce qu'elle avait pu sentir c'était... le sang. Partout. Nulle part. Il avait été tout, puis rien à la fois... et enfin, à nouveau tout.
Mais là encore, elle n'avait pas eu peur.
Lorsqu'elle avait repris conscience, sa gorge avait été plus aride qu'un désert ravagé par le soleil. Elle peinait à déglutir, à parler même, taraudée par une faim plus devastatrice que n'importe quelle torture, et ce tourment lancinant n'avait pris fin que lorsqu'enfin les soldats étaient arrivés. Elle s'était nourri d'eux, détruisant le contingent entier, découvrant sa nouvelle force sous le regard perçant et attentif de son créateur.
Il lui avait offert le moyen de ne plus jamais craindre qui que ce soit.
Aujourd'hui cependant, Erzsébet avait peur.
Peur parce que le corps inanimé de Tamàs était resté là-bas, et que rien n'avait pu empêcher Vincente d'y mettre feu et de détruire à tout jamais la seule et dernière personne qui lui restait. Si elle s'aventurait à fermer ses yeux ne serait-ce que quelques instants, l'espace d'une fraction de seconde même, tout ce qu'elle voyait c'était le spectacle terrible et dévastateur des flammes emportant à tout jamais son fils, grignotant la chair, réduisant en cendre son sourire et ses boucles dorées... Jamais le roi du sang n'aurait hésité avant de faire une telle chose. Il était peut-être... Peut-être...
Déjà trop tard.
Mais en cet instant, effaçant l'espace d'une fraction de seconde l'horreur dans laquelle elle baignait jusque-là, elle avait aussi peur de comprendre.
« Je te laisse imaginer : ses bras taillés en charpie, couverts d'une constellation de longues cicatrices, qui ne pouvaient jamais se refermer véritablement... »
Voilà ce qu'avait dit l'Ombre en parlant de l'enfant du Temps lorsque celui-ci avait été capturé et saigné pour créer d'autres immortels. Voilà ce qu'elle sentait sous ses doigts, striant une peau chaude, presque brûlante : d'épaisses marques, boursouflées, saillantes sous sa paume. Il y en avait des dizaines et des dizaines qui s'enchevêtraient et même sans les voir, elle percevait leur tracé avec la plus grande des acuités. Elles se dessinaient dans son esprit et tandis qu'elles y devenaient de plus en plus nettes, Erzsébet ne pouvait faire autre chose que comprendre.
Électrisée, comme si la foudre venait de la frapper de plein fouet, elle s'arracha d'un bond à l'Ombre, libérant ses bras. Elle tituba, reculant de quelques pas. Dans sa poitrine, son cœur battait à rompre et elle avait l'impression que le monde allait s'effondrer d'ici quelques instants autour d'eux. Au prix d'un effort surhumain, elle parvint à faire volte-face et à toiser le Cénacle du crépuscule qui se terrait dans le silence. Sa voix lui parvint déformée, désarticulée tandis qu'elle ordonnait, encore hébétée :
« Allez-vous en.
Ambroise fronça des sourcils tandis qu'Ennio reculait, surpris par son ton, se raccrochant au bras de Lorelei.
— Quoi ? croassa Lucian, écarquillant les yeux.
— J'ai dit partez. Maintenant !
Elle avait hurlé le dernier mot si fort qu'une chouette s'envola soudain de l'arbre voisin, effrayée, le battement lourd de ses ailes résonnant dans les airs. Les renégats échangèrent un regard surpris mais la princesse du sang avait porté par réflexe la main à sa ceinture, là où elle conservait son sabre et aucun d'eux n'était assez bête pour s'opposer à elle maintenant. La joue du pyromane portait encore la marque de son coup et tous et toutes ici savaient qu'elle était capable de pire. Surtout maintenant, après ce qu'il s'était passé...
À peine disparurent-ils dans les bois qu'elle se tourna vers le spectre. Sans lui laisser le temps de rien dire, elle attaqua, lâchant les mots qui se pressaient au bord de ses lèvres depuis qu'elle avait eu le malheur de refermer ses mains contre ses bras dénudé :
— Tu es l'Enfant du temps.
Son interlocuteur demeura muet, se contentant de soutenir son regard. Cette fois, l'impassibilité de son masque et l'impossibilité pour la princesse du sang de voir ce qu'il dissimulait ne furent pas seulement source de frustration et de curiosité. Une colère sombre commençait à s'enraciner en elle tandis qu'elle avait l'impression que le monde entier allait s'effondrer.
— Réponds-moi ! rugit-elle soudain, à fleur de peau.
— Oui.
L'affirmation retentit dans l'air avec plus de force qu'un coup de tonnerre et pourtant, il n'avait s'agit que d'un murmure, faible, avoué à contre cœur. Erzsébet recula de plusieurs pas, assommée. L'avoir deviné était une chose. Mais se l'entendre confirmer... Une part d'elle avait espéré se tromper. Les paroles de la légende que lui avait contée l'Ombre se bousculaient dans son esprit. Tout s'embrouillait.
— Mais tu as dit... La punition du Temps, la perte de tes pouvoirs... Tu avais disparu après l'expérience...
— Tout cela est vrai.
— Impossible...
Comment cela pouvait-il être vrai ? La présence des étranges pouvoirs de l'Ombre était la première chose qui l'avait conduite à écarter la possibilité qu'elle puisse être l'enfant du temps dont elle parlait. Mais celle-ci secoua doucement la tête, ramenant les pans encore intacts de sa cape contre elle.
— J'aurais aimé qu'il en soit ainsi.
La princesse du sang balaya l'air de la main, dans une vaine tentative de rejeter la réalité. C'était trop... vraiment trop. Elle avait mal partout, au cœur, au crâne, dans ses os... La douleur se répandait en milliers d'échos et elle ne parvenait plus à réfléchir correctement.
L'Ombre était l'Enfant du temps. D'accord. Mais dans ce cas, pourquoi ? Pourquoi n'avoir rien dit ? Pourquoi avoir agi ? Ses questions lui échappèrent avant qu'elle ne puisse les retenir.
— Pourquoi l'enfant du temps, le parent de tous les immortels se mêlerait à cette guerre du sang ? Pourquoi haïs-tu Vincente ? Que t'a-t-il pris ?
Face à l'absence de réponse, encore une fois, elle perdit pour de bon patience. S'avançant d'un pas, elle poursuivit sur sa lancée, son ton gagnant en agressivité à chaque mot :
— Est-ce parce qu'il est le fruit de l'expérience ? Parce que tu as souffert pour qu'il soit créé ? Parce que c'est à cause de sa naissance que tu as... ça ?
Elle désigna d'un geste du menton ses bras, dissimulés sous la cape émeraude déchiquetée. Elle ne pouvait pas voir les cicatrices sur sa peau nue mais elle les avait suffisamment senties pour comprendre l'horreur qui en était à l'origine. Pourtant, en cet instant, elle était incapable de ressentir la moindre compassion, la moindre empathie. Elle avait l'impression d'avoir plongé en plein cauchemar et celui-ci s'éternisait. Elle devait se réveiller... Le spectre poussa un soupir.
— Vincente est... comme moi. Comme le premier né. Te rappelles-tu de cette folie, dont je t'ai parlé ? De cette douleur et cette solitude si fortes qu'elles avaient empoisonné le sang de l'enfant du temps... mon sang, et que ceux qui s'en étaient directement abreuvé en avaient été imprégnés de la plus horrible des manières ?
Sans s'en rendre compte, Erzsébet acquiesça. Elle s'en rappelait, oui. Mais quel était le rapport ?
— Qui sait si Vincente était réellement consentant pour cette expérience ? Il en a, en tout cas, hérité absolument tout. L'immortalité, mais aussi qui il est et surtout mes... obsessions. Une peur viscérale et sombre de la solitude et de l'abandon. Elle le dévore, le taraude. Il ne peut supporter cette idée. Alors, il a voulu rassembler autour de lui tous ses semblables, les garder à tout jamais sous sa coupe pour que jamais ils ne puissent le quitter. C'est à ça que sert la couronne de sang. C'est à ça que lui sert la Cité écarlate. Et ceux qui refusent de le rejoindre sont une menace pour tout ce qu'il a bâti. Un risque : celui d'un jour être à nouveau abandonné et seul. Et toi, princesse du sang, tu es à ses yeux la plus grande des menaces. Parce qu'il croit dur comme fer qu'un jour, tu détruiras tout.
L'Ombre s'interrompit sur ses mots, baissant la tête. Son ton était resté égal à lui-même, comme si elle racontait une histoire, comme si elle n'était pas concernée... Comme si elle n'était pas le foutu enfant du temps de la légende, l'être à l'origine de tous les enfants du sang !
La Forgeuse se contenta de la dévisager pendant plusieurs secondes, sans voix. Ses oreilles bourdonnaient, le sang pulsait à ses tempes. Tout ça ne répondait pas à sa question. À quoi bon toutes ces divagations concernant Vincente ? Qu'est-ce qu'elle en avait à faire de pourquoi ce connard avait agi de la sorte ? Il souffrait ? Et bien qu'il souffre, c'était tout ce qu'elle souhaitait et c'était la seule chose peut-être dans ce maudit univers capable d'apaiser ne serait-ce qu'un peu la tempête qui faisait rage en elle. Elle aurait voulu rire, mais son rire resta coincé dans sa gorge.
— Tu as parlé du premier né, finit-elle par articuler, difficilement. Où est-il ?
C'était comme si elle n'avait rien écouté d'autre. Qu'elle refusait d'entendre. L'enfant du temps resta quelques instants immobiles avant de finir par secouer la tête.
— Je l'ignore.
Vérité ou mensonge ?
Elle ne savait plus quoi croire. Son esprit peinait à assimiler tout ce qu'elle venait de découvrir. Une part d'elle était toujours coincée là-bas, dans la salle de bal, à se traîner au sol vers le cadavre de son fils. La souffrance anihilait tout sur son passage.
Vérité ou mensonge...
Elle en avait assez. Les enfants du sang ou du temps, Vincente Marchesi, ces histoires de solitude, de sang, de menace... Tout ça ne comptait pas. Elle avait l'impression d'être de retour à cette fameuse nuit. Celle de l'incendie. Les flammes ravageaient tout. Autour d'elle. En elle. Tout était réduit en cendres. Ses espoirs, ses serments. Alors, tandis qu'elle relevait lentement son attention sur son interlocuteur, elle laissa s'exprimer la part d'elle qu'elle refoulait depuis plus d'un demi siècle, depuis qu'elle s'était faite la promesse de changer. Un ricanement sinistre lui échappa.
— Tout ce que je retiens de ton histoire... de ton conte, c'est que c'est de ta faute.
Face à elle, l'Ombre parut se voûter, comme si elle encaissait un coup et pour la première fois depuis qu'elles s'étaient rencontrées, elle semblait déstabilisée.
— Erz...
Mais la princesse du sang l'interrompit brusquement avant qu'elle ne puisse finir de prononcer son nom, incapable de supporter cette idée et le ton profondément las et blessé de son interlocutrice.
— C'est ta solitude qui empoisonne la vie de Vincente, cracha-t-elle, véhémente. Qui empoisonne nos vies à tous et surtout la mienne ! C'est ta solitude qui a provoqué tout ce malheur et la mort de mes enfants. La mort de Tamàs ! Tu l'as laissé là-bas alors que tu savais très bien que Vincente le détruirait pour de bon.
Sa voix se brisa sur les derniers mots. Quelque chose de primaire en elle, de viscérale s'était éveillé, quelque chose qui résidait dans sa chair, dans son sang, qui ne lui appartenait pas vraiment mais dont elle se saisit. Une part d'elle s'était peut-être sentie liée, au-delà des mots, à l'Ombre. Mais une autre semblait prendre le dessus, lui imposant le poids d'une évidence si vive qu'elle en était affligeante. Il lui sembla qu'elle comprenait soudain pourquoi le premier enfant du sang s'était retourné contre son créateur, pourquoi il avait cherché à le punir. L'enfant du temps s'était senti condamné dans une éternelle solitude. Et comme il ne pouvait mourir il avait entraîné dans sa tourmente d'autres êtres. Mais les enfants du sang avaient quelque chose que lui n'avait pas : un nid, une famille. Oh quelle frustration cela devait représenter...
Erzsébet esquissa un rictus carnassier, dépourvu de toute sympathie et son ton se fit grinçant tandis qu'elle reprit, dans un rire mauvais, où pointait malgré elle le chagrin et l'horreur :
— C'est ce que tu cherches non ? Que je finisse aussi seule que toi ? Tu désires quelqu'un d'autre pour partager ta maudite solitude ? Tu n'en as pas assez des échecs ? Le premier né, Vincente...
C'était tordu. C'était cruel. Elle n'aurait jamais pensé que la personne qui l'avait tirée du brasier, lui avait sauvé la vie, offert deux nouveaux sabres et même une fleur, et qui lui avait dévoilé la féérie de cette forêt, aurait pu être capable d'une telle cruauté. La princesse déchue n'avait jamais réellement été trahie auparavant. Pourtant, en cet instant, elle avait l'impression de vivre la pire des trahisons.
Face à elle, l'Ombre parut enfin sortir de son mutisme et se mit à secouer la tête, avec une nouvelle énergie soudaine, un souffle s'échappant d'entre ses lèvres, presque une supplique...
— Non.
— Non ?
— Ce n'est pas... Ce n'est pas ce que je cherche.
Mais comment Erzsébet pouvait-elle encore la croire ?
— Alors que cherches-tu, si ce n'est semer le malheur sur ta route ?
Les mots lui échappaient avant qu'elle ne puisse les retenir. Elle ne savait plus à qui elle s'adressait. Elle parlait de l'Ombre. Elle parlait d'elle-même : la Forgeuse qui forgeait l'argent comme la mort, qu'il s'agisse de celle de ses ennemis ou de celle de ses enfants.
— En cet instant, je te hais autant que je hais Vincente, cracha-t-elle, dans le vain espoir que cela puisse apaiser ne serait-ce qu'un peu le maelstrom qui la détruisait de l'intérieur.
L'impensable se produisit alors. Le spectre vert recula d'un pas et Erzsébet aurait juré... Elle aurait juré avoir vu un éclat doré trancher, brièvement, la pénombre des fentes qui marquaient ses yeux. Un signe de faiblesse...
Les anciens instincts de la souveraine du sang et de la guerrière qu'elle avait été reprirent le dessus. Dès l'instant où elle remarqua la faille chez son interlocuteur, elle s'y engouffra sans hésiter, toutes griffes dehors.
— À quoi cela te servait-il de me sauver à tant de reprises ? Tu aurais dû me laisser trouver la paix il y a plus d'un siècle de cela, quand j'en ai eu l'occasion. Pourquoi me priver de ce que tu as si ardemment désiré ? Est-ce parce que tu n'as pu l'obtenir ? Tu n'es qu'un hypocrite. Ou une hypocrite... Je ne sais même pas qui tu es derrière ce masque... hormis un tissu de mensonges.
— Et pourtant princesse, je ne t'ai jamais menti.
Omettre n'était pas mentir, mais c'était ainsi qu'Erzsébet le vivait. Elle secoua vivement la tête et rétorqua, agressive :
— Tu m'as caché la vérité jusque-là alors pour une fois, fais preuve d'honnêteté et réponds-moi : que cherches-tu ?
— Ce que j'ai toujours cherché. Une raison de vivre.
La sincérité de la réponse coupa net le souffle ardent qui la dévorait de l'intérieur. Elle eut l'impression de chuter, et rien n'était là pour la rattraper. Elle ressentit le choc de l'impact au plus profond de son être et ce fut comme si elle se réveillait soudain d'un atroce cauchemar. Mais ce cauchemar était la réalité, et tandis qu'elle reprenait conscience de celle-ci, elle se sentit soudain suffoquer, comme si la vague de violence dont elle avait fait preuve lui revenait en pleine figure. Elle recula d'un pas, puis d'un autre avant de détourner le regard. Lorsqu'elle reprit la parole, son ton avait changé du tout au tout, toute haine envolée, dévoilant alors le fond de détresse qui s'y cachait depuis le début.
— Jadis, ma raison de vivre était le pouvoir. Le pouvoir et mes enfants. Puis, ça a été la vengeance afin de trouver la paix. Aujourd'hui...
À quoi bon se libérer de ses fantômes quand elle n'avait plus personne. S'ils disparaissaient eux-aussi... Elle serait vraiment seule. Elle préférait encore entendre leurs suppliques. Sauvez-nous mère... Mais elle n'avait pu sauver personne. Ni lors de l'attaque de son nid il y a un siècle et demie, ni lors de ce maudit bal. Tamàs...
Elle n'était plus princesse du sang. Elle n'était même plus mère... Elle n'était plus rien hormis ce gouffre béant qui semblait la dévorer de l'intérieur, la ronger, la pousser vers le précipice de la folie. Sans qu'elle ne le réalise, une larme roula sur sa joue. Épaisse. Brûlante. La larme d'une mère.
Avec cette larme, elle avait l'impression que toute la fureur qui avait explosé en elle et l'avait aveuglé s'enfuyait de son être pour ne laisser que le chagrin et la réalisation.
Elle avait perdu Tamàs. Son fils, son dernier fils... Si seulement elle avait pu le tirer de là, si seulement son mystérieux allié ne l'avait pas emmenée avant qu'elle ne puisse le sauver... Avec des "si" on pourrait mettre les Terres de la Nuit en bouteille. Réécrire l'Histoire. Mais s'il y avait une chose qu'elle avait fini par apprendre au cours de ses longs siècles d'existence, c'est qu'on ne pouvait jamais réécrire l'histoire. Elle écrasait tout sur son passage, mortels et immortels, sans jamais s'arrêter.
Tout ce que lui avait contée le spectre sur l'origine des enfants du sang et l'importance du cours de l'Histoire lui revint en mémoire. Elle releva alors la tête vers l'Ombre, avec l'impression de la redécouvrir, de la voir à nouveau pour la première fois.
Celle-ci s'était approchée et se tenait désormais droite, à ses côtés, immobile et silencieuse. Sa main légèrement tendue vers elle comme si elle avait voulu la réconforter mais s'était arrêtée au dernier moment. Elle était à la fois si proche et pourtant si loin...
Cette vision perturba l'immortelle plus que tout le reste. Le souffle coupé, elle porta une main à son cœur. À présent que sa souffrance avait pu s'exprimer, elle parvenait à saisir celle de son interlocuteur. Elle n'avait pas besoin de voir son visage ou son regard, il lui suffisait de lire la forêt autour d'elle. Les Terres de la nuit étaient drapées dans la plus profonde des obscurités, la brume et les ombres avaient tout dévoré sur leur chemin. Et au sol, à ses pieds, se débattait faiblement une libellule qui semblait avoir chuté et n'être plus capable de s'envoler à nouveau. Il émanait de la silhouette vêtue de vert une telle tourmente qu'Erzsébet avait l'impression qu'elle allait s'étouffer avec toute cette douleur. Laquelle était la sienne ? Laquelle ne lui appartenait pas ?
Elle ferma les yeux, pressant si fort les paupières que des taches lumineuses dansèrent dans la pénombre. Mais ce n'était toujours pas suffisant pour effacer l'image de ce spectre qu'elle aurait voulu pouvoir haïr, comme elle l'avait proclamé si fort... mais qu'elle ne parvenait pas à détester. Comment l'aurait-elle pu, alors qu'elle connaissait toute son histoire ? Entre enfant du temps renié et princesse du sang déchue, ils étaient liés, bien plus qu'elle n'aurait voulu l'admettre. Ils se comprenaient.
Elle avait laissé la douleur parler et le désespoir et la fureur s'emparer d'elle. Elle sentait encore ces émotions tapies au fond d'elle, comme un monstre prêt à bondir hors des ténèbres pour tout détruire. Mais pour l'instant, le monstre s'était apaisé, ne serait-ce que quelques instants et Erzsébet se sentait... vide.
Encore tremblante, elle déglutit, soulevant lentement les paupières pour toiser la gardienne des bois qui n'avait pas bougé. Sa gorge se noua tandis qu'elle réalisait enfin. Dieu, les horreurs qu'elle avait pu lui dire... Tamàs lui aurait sûrement fait bien des réprimandes s'il l'avait entendue. Un sourire sans joie étira ses lèvres et elle s'affaissa, laissant enfin le poids contre lequel elle tentait de lutter l'écraser, sans plus résister. Elle savait ce qu'il lui restait à faire.
— Mes paroles ont dépassé ma pensée, murmura-t-elle, sincère. Pardonne-moi.
Le mal était fait. Elle le savait. Les mots pouvaient parfois s'avérer plus douloureux que l'argent. L'enfant du temps secoua la tête, de gauche à droite. Lorsqu'il reprit la parole, sa voix était égale à elle-même, toujours aussi indéchiffrable, et il semblait presque qu'il souriait, résigné.
— Pourtant, tu as dit vrai. Je suis l'unique responsable...
— Non, le coupa-t-elle, relevant sur la silhouette drapée de vert un regard brûlant, semblable à un brasier incandescent. C'est Vincente le responsable. Ce sont lui et ses hommes qui ont tué mes enfants. Pas toi. Ce n'était pas ta faute.
C'était la sienne. Comme toujours. Elle avait tenté de se punir par le passé, mais un enfant du sang ne pouvait mourir. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était punir le seul autre responsable et il ne s'agissait pas de l'Ombre qui avait toujours essayé de la sauver. Son ombre...
Erzsébet était éreintée, incapable de ressentir autre chose que cette peine glaciale et saisissante. Il suffisait... Tout cela ne rimait à rien. Elle se détourna, prête à s'en aller mais avant de disparaître, elle jeta un dernier regard à l'enfant du temps.
— C'est Vincente que je ferai payer. Aujourd'hui encore, il me reste la vengeance. »
La vengeance, une haine aussi froide que des cendres et un cœur brisé pour de bon.
*
L'aurore se levait au-dessus des Terres de la nuit. Ses rayons pâles nimbèrent la cité écarlate qui, cette nuit, s'était retrouvée tachée de sang. Le palais avait été vidé de ses invités et était à présent plongé dans un calme mortel. Un calme rompu par le rugissement furieux de Vincente Marchesi tandis qu'il plaquait Esmeray avec violence contre un mur, l'empoignant à la gorge. Dans ses prunelles dorées, les flammes de la colère et de la folie brûlaient avec plus de vigueur que jamais.
« Où étais-tu ?
Sa voix n'était qu'un grondement sinistre. Il ne se maîtrisait plus. Erzsébet lui avait échappé encore une fois et ce maudit spectre vert était intervenu dans son propre palais ! Mais ce n'était pas le pire : tout cela s'était produit sous le regard de tous les enfants du sang. Sa seule consolation avait été le cri de terreur et de souffrance que cette garce avait poussé à la mort de son fils. Mais cela ne changeait rien au reste : elle l'avait attaqué et avait failli le battre devant tous et à présent, il paraissait... faible. Ce qu'il craignait était en train de se produire. Elle allait détruire tout ce qu'il avait bâti. Son royaume, sa famille...
Alors lorsqu'Esmeray était enfin réapparu au petit jour, elle qui avait été absente tout au long de cette débâcle, il n'avait pas hésité une seule seconde à se jeter sur elle, prêt à laisser libre court à sa furie.
La fille du sang n'eut pas le temps de réagir. Le choc de la surprise se mêla à celui de l'impact de son dos contre une surface dure. Un craquement sinistre retentit et elle fut incapable de déterminer s'il s'agissait du mur... ou de ses os. Le souffle court, étranglée par cette main qu'elle avait si souvent embrassée, elle écarquilla les yeux, dévisageant son amant qui la menaçait désormais de ses griffes.
— Vin... Vincente...
— Je ne me répéterai pas, Esmeray.
Sur ces mots, il resserra son emprise, ses ongles commençant à érafler sa chair tandis que sa paume comprimait un peu plus sa trachée. Sa respiration entrecoupée, ses cordes vocales la brûlant, l'immortelle n'avait pas la force de se débattre. Elle était pâle, son regard hagard tandis qu'elle suffoquait.
— Elle... Elle m'a poignardée... j'étais inc... inconsciente...
Les pointes affûtées percèrent un peu plus la peau fine de son cou. Si elle déglutissait ne serait-ce qu'une fois, elles risquaient de s'enfoncer dans une veine.
— Encore ? ricana le roi du sang, ses pupilles se dilatant. Es-tu donc si faible qu'elle parvienne à te battre si facilement à chaque affrontement ? À quoi me sers-tu dans ce cas ?
— Je n'ai rien... pu faire !
— Et alors ? Cette garce a saccagé ma réception et tu étais introuvable ! Je comptais sur toi, tu es censée être ma partenaire, mon ombre et pourtant, tu n'étais pas là.
Il appuya sur les derniers mots, un éclat dangereux s'embrasant dans son regard.
Esmeray frémit. Les battements de son palpitant dans sa poitrine étaient désordonnés et un flot brûlant se déversait dans ses veines. Elle aurait voulu pouvoir le repousser, se libérer. Mais elle était immobilisée. Il ne l'effrayait pas. Mais en ce moment, il la blessait.
— S'il... S'il te plait... hoqueta-t-elle.
Son souffle désespéré et la supplique parurent enfin parvenir aux oreilles de l'homme. La pression qu'il exerçait s'amoindrit un peu tandis qu'il fermait les yeux. Ses cils tremblaient, comme s'il cherchait à se contenir. Il finit par soupirer, un sourire mauvais étirant ses lèvres pincées, tachées de sang.
— Si tu me déçois à nouveau, je te jure de t'arracher le cœur et de te laisser pourrir là, en compagnie de nos invités... Estime toi heureuse que je t'aime trop pour y mettre le feu. »
Sur ses mots, il la relâcha brutalement, la laissant tomber à genoux au sol, et tourna les talons pour s'éloigner. Tout en massant douloureusement sa gorge où s'écoulait un filet de sang, Esmeray releva la tête pour observer la silhouette tendue, bouillonnante de fureur de son amant. Elle ravala la vague acide qui remontait en elle. La douleur qui irradiait son cou n'était rien face à celle qui avait transpercé son cœur un peu plus tôt cette nuit.
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J'ai le plaisir de vous annoncer que vous venez d'enchainer deux des chapitres les plus durs de ce tome... et ce n'est pas encore prêt de s'arrêter ! Erzsébet a touché le fond actuellement et ça ne présage rien de bon pour la suite...
Entre ce petit flashback du passé de notre princesse du sang préférée, les révélations concernant l'Ombre verte et ce qui en a découlé et enfin les problèmes de couple entre Esmeray et Vincente c'était un chapitre assez chargé... Qu'en avez-vous pensé ?
Personnellement Tamàs me manque 😭
À bientôt,
Aerdna 🖤
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