Chapitre 2. La cité écarlate.
Le hululement d'une chouette retentit dans les airs avant que le rapace ne s'envole, le battement lourd de ses ailes disparaissant à travers les branches. La tête renversée en arrière, comme si elle voulait s'ouvrir entièrement à l'immensité nocturne, Erzsébet esquissa un léger sourire. Le parfum de la forêt une fois la lune levée était envoûtant.
Si les enfants du sang ne craignaient nullement la lumière du jour, contrairement à tout ce que l'immortelle avait pu lire dans les romans des simples humains, ils préféraient tout de même la nuit. Lorsqu'on était immortel et qu'il fallait se dissimuler, l'obscurité était souvent une bien meilleure alliée.
Tandis que le soleil se couchait à l'horizon, la princesse du sang et Tamàs s'étaient engagés dans les bois. Les ruines de son ancien palais étaient dissimulées si profondément dans ceux-ci que pour en sortir une bonne marche les attendaient. Le crépuscule avait fini par disparaître par-delà les cimes et désormais au-dessus de leur tête, le ciel était d'un noir profond, couleur encre, piqueté d'une multitude de points blancs et argentés. Les étoiles semblaient plus visibles sur les terres de la nuit qu'elles ne l'avaient jamais été dans le monde des mortels.
Revenant à la réalité, elle se reconcentra sur le sentier sinueux qu'ils suivaient, encombré par de ronces, de tronc et de jonc.
« Cette forêt ne m'a pas manquée... souffla le fils du sang derrière elle.
Cela faisait plus d'une heure qu'il ne se privait guère de râler, montrant sans hésiter ses réticences. Il ne s'était à l'évidence pas du tout laissé convaincre par tous les arguments que sa créatrice avait pu avancer plus tôt, et elle en était parfaitement consciente. Elle serra le poing, jugulant l'agacement qui grandissait en elle. Comment croire que ce garçon qui ne cessait de se plaindre au moindre inconvénient pouvait être le seul parmi ses enfants à s'en être sorti de la guerre et à s'être montré capable de survivre en exil pendant plus d'un siècle, faisant face à tous les défis que le monde s'amusait à leur opposer ? Mais qu'importe !
Elle devait se rendre en ville.
Elle en avait besoin.
— J'aurais mieux fait de te laisser à la maison, tu me fatigues Tamàs.
La voix mélodramatique de l'immortel trancha le silence et elle l'imagina parfaitement se lamenter, une main sur la poitrine, tels ces tragédiens shakespeariens qu'ils avaient vu une fois, quelques siècles plus tôt.
— Tu me brises le cœur.
— Tu peux toujours faire demi-tour.
— Je ne t'abandonne pas. Tu crois vraiment que...
Il s'interrompit brutalement alors qu'ils venaient de dépasser l'orée de la forêt. La pénombre qui les entourait contrastait vivement avec l'éclat doré et rouge qui se dégageait au bout du chemin.
La Cité écarlate brillait tel un rubis dans la nuit.
Les deux compagnons échangèrent un regard avant de se remettre en route. Un silence lourd s'était installé entre eux alors qu'ils descendaient le long du chemin, chassant leur chamaillerie, les ramenant à la réalité. Malgré elle, Erzsébet sentit la chair de poule couvrir sa peau tandis que sa gorge se nouait d'appréhension. Son pas était plus pressé, comme si elle cherchait à avaler la fébrilité qui s'était emparée d'elle et à l'écraser sous ses bottes.
Alors qu'ils atteignaient l'entrée de la citadelle, franchissant l'immense portique de pierre sur lequel était accroché de multiples lampions rouges, l'immortelle rabattit la capuche de son long manteau sur son crâne, rajustant les mèches de sa frange qui tombaient devant ses yeux.
— Sois prudent, ordonna-t-elle à voix basse à son ami.
Celui-ci hocha la tête avant de lui adresser un sourire en coin.
— Je te retourne le conseil.
Ils s'engagèrent dans les ruelles, sur leurs gardes.
Les enfants du sang avaient longtemps erré parmi les humains, incapables de s'éloigner trop longtemps de la source même de leur immortalité. Les terres de la nuit étaient alors presque désertes. Seules à de rares occasions, les princes et princesses s'y réunissaient, dans un très vieux château qui se trouvait au sommet de la colline la plus haute. À force de victoires, Erzsébet avait fini par élire domicile à son tour de l'autre côté des bois. Avec le temps, petit à petit, une véritable citadelle s'était développée autour du château, grignotant la colline et ses environs.
Aujourd'hui, il s'agissait d'un véritable lieu hors du temps et du cours de l'histoire à laquelle étaient soumis les mortels. On y trouvait des enfants du sang de tout âge. Certains s'adaptaient aux changements d'époque mieux que d'autres, ce qui donnait naissance à un étonnant mélange de cultures, entre siècles passés et modernités.
Des immortels déambulaient dans les rues principales, échangeaient, discutaient dans un brouhaha vivant. Des lampadaires et des lanternes étaient accrochés à chaque mur, chaque coin de rue, projetant des reflets rouges et or sur les rues et les vieilles maisons. La ville s'enroulait autour de la colline, dominée en son sommet par une imposante bâtisse aux hautes tourelles. Le château du roi du sang. Erzsébet esquissa un rictus amer, alors même que dans sa poitrine son cœur ratait un battement. C'était une copie conforme de ce qu'avait été son ancienne demeure, dans les bois. Son style transylvanien rappelait à la fille du sang sa terre natale.
— C'est magnifique... murmura le jeune homme à ses côtés, faisant un tour sur lui-même.
Il exprimait à voix haute ce qu'elle pensait au fond d'elle. Tout était si lumineux, si bruyant, si vif dans les rues larges et animées. Un instant, elle douta même d'être réellement de retour sur les terres de la nuit plutôt que dans une de ces grandes capitales lumineuses qu'elle avait pu parcourir durant son errance.
— Tout a tellement changé... Tu avais raison Erzsébet.
— Je ne pensais pas que ce serait à ce point... admit-elle, la voix rauque, tête baissée.
Elle ne pouvait prétendre l'inverse. Une part d'elle était emplie d'admiration face à cette ville grouillant de vie. Mais cette si sublime cité avait été bâtie sur les cendres de ses enfants, de son nid...
Cette lumière étincelante ne faisait que renforcer l'ombre qui grignotait son cœur et sa raison, et qui persistait à vouloir s'étendre malgré tous ses efforts pour l'effacer. En vain.
— Veux-tu la réduire en cendre ?
Elle se figea. Le sérieux soudain qui grondait dans la phrase du fils du sang tandis qu'il la scrutait, attendant patiemment la réponse de sa maîtresse parvint presque à faire frissonner celle-ci. Curieusement, elle était persuadée que si elle répondait oui, il n'attendrait pas une seule seconde avant de se saisir des torches et d'embraser tout ce qu'il trouverait sur son chemin.
Une part d'elle était tentée d'accepter. Son cœur battait plus vite dans sa poitrine, sous le joug d'une étrange adrénaline. Quel bien cela lui ferait-il de voir partir en fumée tout ce qui symbolisait la puissance et la victoire de Vincente... Alors il saurait lui aussi, ce que cela fait d'atteindre les sommets avant d'en être arraché sans la moindre pitié et de tout perdre...
Mais elle n'était pas revenue pour détruire la Cité écarlate. Les enfants du sang qui y vivaient n'étaient en rien responsables de ce qu'il s'était passé. Secouant la tête de gauche à droite, elle réfuta :
— Non. J'ai horreur du feu.
Depuis cette maudite nuit...
Son compagnon fronça des sourcils, croisant les bras :
— Tu préfères l'argent...
Soufflant sur une mèche de sa franche qui tombait devant ses yeux, la rousse acquiesça.
— C'est cela, oui.
— Très bien, pas d'incendie alors !
Tamàs avait retrouvé un sourire resplendissant qui éclipsait entièrement l'ombre menaçante qui avait pourtant régné dans son regard la seconde précédente. Mais Erzsébet était incapable de l'oublier tant elle était le parfait reflet de ce qu'elle ressentait au plus profond d'elle. Silencieuse, elle observa la silhouette de son comparse tandis qu'il reprenait la marche. Après tout, l'immortel avait lui aussi perdu tous les siens, cette nuit-là. Tous ses frères et sœurs, son foyer... Tout avait brûlé. Il ne lui restait plus que leur mère, celle qui les avait conduit droit vers le brasier dans sa folie... Une pointe de pitié serra son cœur.
Pauvre garçon...
Et dire qu'il lui était resté fidèle envers et contre tout !
Au détour d'une nouvelle ruelle, ils accédèrent à ce qui semblait être un marché. De nombreux comptoirs et commerçants ambulants s'étaient installés de part et d'autre d'une grande avenue. Là encore, c'était un véritable feu d'artifice de diversité et de curiosité en tout genre. Comme si tous les pays au travers desquels Erzsébet avait voyagé se retrouvaient en un seul lieu, une seule ville.
Attirée par un éclat scintillant, elle s'arrêta devant un étal de bijoux en or. Ces derniers resplendissaient de mille feux, comme des étoiles tombées du ciel, aimantant le regard comme la lumière aimantait les lucioles. Il y en avait pour tous les goûts.
Le regard de la princesse du sang s'arrêta sur une paire de pendants d'oreille, sertis d'imposant rubis. Ses pierres favorites... Avant, elle en possédait tant de semblables qu'elle n'y prêtait plus garde. Mais après avoir erré pendant des siècles, en se cachant pour ne pas attirer l'attention, cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas pu approcher de telles merveilles d'aussi près.
— Ils t'iraient bien... commenta Tamàs en se penchant par-dessus son épaule.
Elle croisa l'espace d'un instant son reflet dans le miroir qui reposait sur l'étal. La surface en verre renvoyait une image d'elle si différente de ce qu'elle avait pu être par le passé qu'un petit ricanement lui échappa. Elle s'imaginait mal porter de si onéreux bijoux désormais. Elle secoua la tête.
— Nous n'avons pas tout à fait de quoi se le permettre. Il y a des choses qui passent en priorité.
Se détournant du comptoir, l'immortelle reprit sa route, enfouissant ses mains dans ses poches. Tandis qu'elle en tirait une petite bourse, elle s'enquit à l'adresse de son compagnon qui l'avait attrapée :
— Tu sais ce que tu as à faire ?
Le fils du sang fit aussitôt disparaître dans les plis de son manteau le précieux petit pactole. Plissant des yeux, il s'esclaffa :
— Ne pas causer de chaos ?
— Idiot, soupira-t-elle, secouant la tête, desespérée.
— Certes mais un magnifique idiot alors.
Un instant, elle s'arrêta, prenant le temps de vraiment l'observer. À la lueur de toutes les lanternes qui éclairaient la cité, ses cheveux paraissaient vraiment faits d'or. Oui, il était véritablement magnifique, beau comme un ange égaré en enfer... Son plus bel enfant... Elle eut presque envie de tendre la main vers son visage pour effleurer du bout des doigts ses traits. Mais elle retint son geste, serrant le poing contre son ventre.
Il n'avait rien d'un idiot et elle était persuadée au fond d'elle que s'ils avaient survécu jusque-là, c'était grâce à lui.
— Je vais nous trouver ce dont nous avons besoin, aies confiance en moi, reprit-il avec plus de sérieux.
Elle acquiesça avec raideur. S'il y avait bien une personne en qui elle avait confiance, c'était lui. Ils s'étaient mis d'accord pour qu'il se charge d'acquérir les provisions nécessaires seul. Il était moins susceptible d'être reconnu qu'elle.
— N'oublie pas les résines surtout !
— Oui capitaine ! Mais toi, que vas-tu faire pendant ce temps ? interrogea Tamàs.
Haussant des épaules, sa compagne esquissa un léger sourire.
— Rendre une petite visite à un vieil ami.
— Tu parles de...
Elle hocha la tête, sans dire le moindre mot. L'expression de l'immortel changea du tout en tout. Les yeux écarquillés, il esquissa une grimace tordue avant de supplier :
— Ne lui dis pas où je suis, s'il te plait.
Son ton implorant fit hausser un sourcil à la princesse du sang.
— Ne me dis pas que tu es encore endetté ? grogna-t-elle.
Le fils du sang se raidit face au regard sévère de sa créatrice. L'envie de lever les yeux au ciel la saisit de plein fouet alors qu'il rétorquait, d'un ton ingénu :
— Je ne te le dirai pas dans ce cas.
Erzsébet se pinça l'arrête du nez, tentant de dissimuler derrière ses longs doigts le sourire qui menaçait de fleurir au bord de ses lèvres.
— Retrouvons-nous aux portes de la Cité dans deux heures » finit-elle par ordonner, se détournant.
Tamàs acquiesça d'un geste de la tête.
Tandis qu'il disparaissait dans les ruelles du marché, elle sentit une curieuse appréhension la gagner, petit à petit. Cependant, elle préféra ne pas s'attarder dessus. À son tour, elle s'enfonça dans le dédale de chemin, se dissimulant plus encore dans l'ombre de son capuchon. Le bruit de ses bottes résonnait sur les pavés tandis que seul le silence de la nuit venait l'envelopper.
Mais alors qu'elle s'éloignait des rues bondées, un doux parfum lui parvint, frais, vert. Fronçant des sourcils, elle se tourna pour réaliser qu'elle passait à côté d'une fontaine, près de laquelle poussait un gigantesque saule pleureur. Les feuilles caressaient le sol et la surface de l'eau au rythme des balancements du vent.
La présence de cette petite place dans la citadelle l'intrigua. Certes, elle n'avait guère arpenté toute la ville par le passé, se contentant seulement du château mais tout de même ! D'ordinaire, les enfants du sang ne s'embarassaient pas de ce genre de lieu, ils avaient la forêt au-dehors. Cette tâche verte au beau milieu de tout le rouge, le brun et le noir de la cité immortelle détonait.
Un battement d'aile attira son attention. Relevant la tête, elle aperçut une libellule s'envoler depuis la fontaine vers elle. Surprise, elle la regarda voleter dans les airs jusqu'à se poser sur ses doigts. Ses ailes irisées étaient d'un vert profond, semblable à celui des pins. Leur frémissement dans le vent frais nocturne fit frissonner l'immortelle. Elle avait l'impression de tenir au creux de sa paume une créature si fragile qu'elle pourrait la broyer rien qu'en serrant le poing. Jadis, ce sentiment de toute puissance l'aurait sûrement plus grisée que la plus puissante des liqueurs qui soient.
Doucement, elle souffla sur les ailes. La libellule s'envola et retourna vers la fontaine, disparaissant entre les branches du saule pleureur.
Erzsébet secoua la tête. Elle était incapable de s'expliquer la fascination qu'elle avait ressentit, tant pour l'insecte que pour ce lieu.
Elle perdait du temps. Un temps précieux. Tamàs avait eu raison sur un point : revenir était dangereux et elle devait se montrer plus prudente. La cité écarlate avait beau s'être métamorphosée, elle savait exactement où se rendre. Le petit quartier au nord de la citadelle n'avait pas changé d'une miette.
Atteignant une boutique située au bout d'une ruelle sombre, au-dessus de laquelle pendait un écriteau à moitié effacé, elle prit une profonde inspiration avant d'entrer. L'intérieur était faiblement éclairé par deux lampes à huile qui projetaient des ombres curieuses sur les étagères d'un antiquaire.
Au fond, un homme se tenait derrière le comptoir. De long cheveux noirs encadraient un visage fin et émacié, pâle, contrastant avec ses yeux dorés, où brillait une lueur d'avidité. Élégamment vêtu dans ce style assez typique qui s'était développé dans le Cité écarlate, il était cependant d'une maigreur surprenante.
Alors qu'elle s'avançait dans la pièce sombre, le bruit de ses bottes résonna sur le plancher en bois, attirant l'attention du fils de sang. Il releva aussitôt la tête, déposant ce qu'il avait dans ses mains, affichant un sourire faux, prêt à accueillir la clientèle. Mais ce dernier se figea avant de s'évanouir quand leurs regards se croisèrent. Elle le vit sur son visage, comme si c'était écrit à l'encre noire sur une page blanche. Il l'avait reconnu. Une multitude d'expressions passa aussitôt sur ses traits, de la surprise pure au froncement de sourcil intrigué, avant qu'il ne se reprenne et plonge dans un simulacre de révérence, écartant les bras. Se redressant, l'homme s'esclaffa :
« Princesse ! Quelle charmante surprise... Cela faisait longtemps qu'on ne t'avait pas vu parmi nous...
— Trop longtemps... soupira Erzsébet, s'appuyant au comptoir. Comment vas-tu Dimitri ?
— Bien mieux depuis que je revois ton doux visage.
Ce n'était qu'un vil flatteur. Et qui de surcroît, ne gagnerait rien en agissant ainsi envers une ancienne princesse, condamnée à l'exil. Il en était parfaitement conscient. Le regard de l'homme glissa, fuyant, vers l'entrée de sa boutique avant de revenir se poser sur elle. Penchant la tête sur le côté, sans se départir de son sourire il s'enquit, mielleux :
— Où est passé ton très charmant fils ?
Tamàs avait vu juste, le fourbe propriétaire des lieux paraissait attendre avec impatience leurs retrouvailles. Cependant, ce n'était peut-être pas pour les raisons auxquelles il s'attendait. L'immortelle connaissait bien les pratiques de son interlocuteur.
Elle lui rendit son sourire, ses longs ongles tapotant contre le mobilier en bois.
— Ça ne te regarde pas. Mais je lui dirai que tu désirais le voir...
Un claquement de langue circonspect lui répondit, tandis que l'homme lui tourna légèrement le dos, arrangeant un vase de cristal sur l'étagère derrière lui.
— Ma chère, tu sais très bien quel est mon commerce. Si tu veux obtenir ce que tu souhaites il faut que tu payes, d'une manière ou d'une autre.
Erzsébet tilta. Dans sa poitrine, un pique d'amertume vint s'enfoncer dans son cœur et elle dû se faire violence pour juguler l'irritation qui venait de la traverser. Elle s'empressa de dissimuler son poing si crispé que ses phalanges blanchissaient à vue d'œil. Si elle s'écoutait, elle connaissait un excellent moyen de parvenir à ses fins et d'obtenir ce qu'elle souhaitait. Mais il en était hors de question. Pas après tous ses efforts.
— Tu n'aiderais pas une vieille amie ? susurra-t-elle, adoptant sa mimique la plus innocente de tout son répertoire.
Les enfants du sang étaient passé maître dans l'art de la comédie. C'était une nécessité lorsque l'on vivait si longtemps. Et son interlocuteur n'échappait pas à la règle. Le sourire faux qu'il lui adressa ne pouvait tromper personne.
— Une amie que je croyais morte jusque-là ?
— Nous sommes immortels.
— Immortels mais pas éternels. Je croyais que tu avais fini par le comprendre...
Ce fut comme si une épée d'argent venait de s'enfoncer dans sa poitrine, déchirant ses côtes, apportant sur son passage la douloureuse brûlure de la souffrance. Elle encaissa le coup, se crispant tout entière. Un arrière goût de sang et de fumée se déposa sur sa langue, la forçant à déglutir une première fois pour parvenir à se maîtriser.
C'était comme si elle les entendait hurler à nouveau, comme si elle était de retour dans ce brasier infernal à voir partir dans les braises les poussières de ceux qu'elle avait enfantés et réunis sous son égide.
Sauvez-nous, mère !
Mais elle n'avait pas pu, trop impuissante, trop faible. Elle les avait regardés brûler et n'avait même pas pu les rejoindre.
Vengez-nous, mère !
C'était tout ce qu'elle pouvait faire aujourd'hui. L'ultime souhait. L'ultime délivrance...
Oh que oui, Erzsébet avait compris à quel point l'immortalité des enfants du sang n'était qu'un leurre, une douce malédiction qui pouvait si facilement être brisée...
La voix de l'informateur résonna à ses oreilles, la ramenant brutalement à la réalité, comme un coup de fouet.
— Pourquoi tes enfants ont-ils tous été tués, princesse ?
Elle releva la tête d'un geste si sec qu'elle sentit sa nuque craquer. Son regard perçant fusilla sur place l'impertinent. Mais nul doute qu'à la place de l'homme élancé aux longs cheveux noirs qui lui faisait face, c'était un autre visage qu'elle voyait, différent, si différent... Un visage qu'elle haïssait plus que tout, plus qu'elle-même !
— Parce que j'ai lutté pour le pouvoir, cracha-t-elle. Et que j'ai perdu.
L'expression de son interlocuteur ne lui échappa pas. Un mélange de pitié et de gêne. Il n'y avait rien de plus terrible pour un enfant du sang que de perdre son nid. Et pour des créatures aussi prompte à la colère et à la violence qu'eux, il n'était pas difficile pour lui de comprendre sur quel chemin les pensées de l'ancienne princesse face à lui avaient pu la guider.
Erzsébet laissa échapper un soupir de lassitude avant de secouer la tête, chassant aussitôt toute pitié ou compassion à son égard. Elle n'en voulait pas. Esquissant un geste vague de la main, elle lâcha, sarcastique :
— Ne te méprends pas. J'ai commencé ce conflit autant que votre nouveau roi. Il a gagné à la loyale. Mais ce faisant, il a détruit tout ce qui était à moi.
Cette fois, le sentiment qui la saisissait à la gorge, tel un poison, n'était plus le chagrin. C'était une culpabilité froide et amère. Elle ne se le pardonnerait jamais. Jamais. Pas tant que dans ses veines, son sang charriait encore les cris et les suppliques de ses enfants. Mais cela, il était hors de question que quiconque ne le sache.
Changeant brusquement de ton et de sujet, elle renchérit :
— Je viens déjà de t'offrir une information capitale et qui vaut plus cher que tout ce que je pourrai te donner de plus : mon retour. À toi de voir ce que tu en feras, toutefois, c'est toi qui me dois quelque chose maintenant.
Dimitri plissa les yeux, jaugeant la femme face à lui de son regard doré, tel un rapace. Elle savait qu'elle avait fait mouche. Il ne pouvait pas nier : le fait qu'Erzsébet Hercegnő, la dernière princesse du sang, soit dans la Cité écarlate valait tout l'or du monde, du moins aux yeux des bonnes personnes.
— Téméraire et dangereux, finit-il par lâcher. Mais soit, je te l'accorde. Que veux-tu savoir ?
Victoire ! Le poid qui pesait sur ses épaules et qui la tendait s'envola aussitôt. Croisant les bras, elle offrit à nouveau son plus grand sourire.
— Tout ce que tu pourrais estimer utile.
Son interlocuteur hocha la tête, lentement, pensif. Rajustant les manches de sa chemise, il glissa :
— Après ta défaite et ta disparition, les derniers princes et princesses du sang sont aussi tombés face à Vincente Marchesi. Le temps des nids est fini depuis longtemps déjà. À présent, les enfants du sang ne sont plus rattachés à leur créateur...
— Seulement à leur roi, ricana Erzsébet, acerbe. Mais lui sont-ils fidèles ?
L'homme grimaça. Son timbre de voix était plus bas, plus sombre tandis qu'il soupirait :
— Disons simplement qu'il règne sur la cité écarlate et les terres de la nuit. Beaucoup sont épuisés d'avoir à se dissimuler parmi les mortels et à se plier à la course d'un temps qui ne nous attend plus depuis longtemps. La solitude est lourde à porter et étrangement, les enfants du sang l'ont en horreur. S'ils veulent demeurer ici, parmi leurs semblables, alors ils doivent prêter allégeance au roi du sang.
— Sinon ?
— Les renégats n'ont pas leur place ici.
L'exil. Cette sentence avec un petit parfum de connu pour l'immortelle. Elle ne put s'empêcher d'esquisser un léger rictus.
— A-t-il une faiblesse ? interrogea-t-elle, effleurant du bout des doigts la dague encore accrochée à sa ceinture.
Son interlocuteur haussa les épaules.
— Le feu et l'argent, comme nous tous... À condition de parvenir à l'approcher.
Erzsébet tiqua, serrant le poing. Dans sa poitrine, un sentiment de frustration éclosait, comme une fleur vénéneuse. Elle avait tenté de décapiter le fils du sang, jadis. Elle avait échoué. Il avait repoussé ses célèbres lames d'argent sans la moindre difficulté alors même qu'elle avait à elle seule ravagé la moitié du nid ennemi et tant d'autres rivaux durant les siècles passés. Jamais ses sabres ne lui avaient fait défaut jusqu'à ce jour. Ils avaient été brisés dans l'incendie, balayé par la tempête.
Du peu de métal qu'il lui restait, elle avait forgé les deux minuscules dagues, leurs seules armes à présent pour se défendre. L'argent était banni de la cité écarlate, elle ne pouvait pas en fabriquer de nouvelles. Elle devrait se contenter de ce qu'elle avait.
— Comment l'approcher alors ? soupira-t-elle.
— Tu peux essayer de le séduire mais la place est déjà prise.
Elle fronça des sourcils. Déjà prise ? Elle n'avait guère entendu parler d'une potentielle reine du sang. Évidemment, jamais Vincente ne partagerait le pouvoir. Mais l'imaginer avoir une compagne, aimer quelqu'un d'autre que lui-même ou son pouvoir... Cela, elle peinait à le faire. Qui donc pourrait suffisamment attirer l'attention du puissant immortel pour qu'il la juge suffisamment digne d'intérêt sans avoir envie de la tuer ? Et qui pourrait trouver de l'intérêt en ce mégalomaniaque à l'orgueil démesuré et prêt à toutes les bassesses pour parvenir à ses fins ?
Sûrement quelqu'un de peu recommandable. Cela pourrait s'avérer être un problème si cette personne se dressait entre elle et son objectif.
Cependant, séduire Vincente Marchesi pour l'approcher n'était pas une option. Rien que l'idée lui provoquait un violent haut le cœur.
— Je ne m'abaisserai jamais à une telle chose, marmonna-t-elle.
— L'inverse m'aurait surpris, venant de toi.
Mais le rictus amusé que lui offrait son interlocuteur se métamorphosa bien vite en une expression plus sombre. Elle réfréna un mouvement de recul alors même qu'il se penchait par-dessus le comptoir, pour interroger, d'une voix plus basse encore :
— Pourquoi es-tu revenue, Erzsébet ? Je sais très bien que ce n'est pas la lassitude et la recherche de sécurité qui ont reconduit tes pas jusqu'ici. Et tu es trop fière pour accepter Vincente comme roi.
Encore cette question... Toujours cette question ! Un sourire sans joie étira ses lèvres tandis qu'elle répondit, malicieuse :
— Qu'en sais-tu ? J'ai changé.
Dimitri secoua vivement la tête, de gauche à droite, avant de rétorquer :
— Personne ne change à ce point. Pas après ce qu'il t'a fait, tu l'as dit toi-même : il t'a tout pris.
Seul un rire cristallin lui répondit, avant qu'Erzsébet ne demande, mielleuse et énigmatique :
— Que penses-tu que je veuille faire dans ce cas ?
— Quelque chose de téméraire et dangereux, comme tu en as le secret. Quelque chose que seul un fou ferait...
Il n'avait pas tout à fait tort. Du moins, le projet qu'elle nourrissait dans son cœur la précipitait sur un chemin qui pourrait s'avérer fatal si elle ne jouait pas les bonnes cartes au bon moment. Mais elle n'avait pas le choix. Elle devait se libérer de cette rage et de cette douleur qui semblaient ne connaître aucune fin. Elle voulait s'en libérer.
Mais cela, elle ne comptait pas le dire au fils du sang. Après tout, Tamàs lui-même n'était pas officiellement au courant, quand bien même il devait nourrir de forts soupçons. C'était quelque chose qu'elle ne s'était pas encore tout à fait décidée à faire.
Ses ongles tapotèrent le comptoir, comme un avertissement, tandis qu'elle rétorqua, d'un ton traînant :
— C'est une autre information bien trop précieuse, Dimitri. Tu n'as pas payé pour.
La frustration de l'informateur ne lui échappa pas. Au contraire, elle ne put s'empêcher de sourire, satisfaite. Mais la lueur dépitée de l'homme s'évanouit aussi vite qu'elle était apparue alors qu'il revêtait à nouveau son masque.
Saisissant la fine main de la fille du sang qui reposait sur le comptoir, il la porta à ses lèvres pour y déposer un baise-main. Elle tressaillit face à ce geste, plissant des yeux. Lorsqu'il se redressa, son immense sourire ne s'était pas effacé et ce, même face à l'expression rapace qu'affichait la jeune femme.
— Lorsque tu estimeras avoir de nouveau besoin de mes talents, n'hésite pas à revenir, princesse, s'esclaffa-t-il. Je suis sûr que nous trouverons un nouveau marché qui nous satisfera tous les deux. »
Erzsébet hocha la tête avec raideur avant de tourner les talons. Alors qu'elle quittait la petite boutique, elle sentait peser sur elle le regard de l'immortel. De nouveau, le bruit de ses pas retentit, suffisamment fort pour cacher le tambourinement de son cœur dans sa poitrine. À présent que Dimitri était au courant, tout devenait bien plus concret. Car bientôt, le murmure se répandrait dans toute la cité écarlate.
La princesse du sang était de retour.
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Hello, hello ! Bienvenue à la Cité écarlate, véritable ville des immortels où se réunissent depuis un peu plus d'un siècle tous les enfants du sang... ou presque. Avec l'univers des Légendes des Terres de la nuit, j'essaye de beaucoup travailler les ambiances des lieux car elles sont très particulières dans ce que j'ai imaginé et surtout chères à mon cœur. Alors, j'espère que vous avez fait bon voyage ! N'oubliez pas de vous méfier des créatures aux crocs pointus ;)
J'espère aussi que ce chapitre vous a plu ! Erzsébet se jette d'elle-même dans la gueule du loup mais il semblerait qu'elle ait un plan ! Elle ne ferait pas tout cela sinon... À moins que... ? Oups ! En tout cas, vous avez pu faire la rencontre de Dimitri, un bien curieux personnage ! Qu'en avez vous pensé ? Il se peut que mes protagonistes se laissent découvrir petit à petit au fil des paragraphes ;)
À la semaine prochaine,
Aerdna 🖤
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