Chapitre 19. Trahison.

Longtemps, par orgueil, jamais Erzsébet ne se serait prêtée à une telle comédie. Jamais elle ne serait venue à cette soirée, jamais elle n'aurait tenu des propos si ambivalents sur sa défaite et jamais, jamais elle n'aurait ployé le genoux. Même si ce n'était pas sincère.

Mais le Cénacle du Crépuscule avait accepté de se battre à ses côtés. Et il y avait Tamàs... Alors pour eux, elle avait accepté de se détacher de sa vanité, et de se plier à une comédie qui l'horripilait. Tout pour s'approcher ne serait-ce qu'un peu plus de Vincente.

Tout pour pouvoir brandir son sabre et l'abattre sur lui, tranchant ainsi la tête de son ennemi.

Son élan était si fort que rien n'aurait pu l'arrêter et elle avait agit si vite qu'aucun des spectateurs ne pu agir. Elle entendit le vent siffler contre sa lame et sentit l'instant précis où celle-ci déchira la chair avant de s'enfoncer dans quelque chose de plus dur.

Un grognement rauque, presque un rugissement de douleur retentit, délicate musique aux oreilles de la princesse du sang. Son cœur rata un battement tandis que le parfum du sang embauma l'air, hérissant aussitôt ses poils.

L'homme avait bougé, vite, trop vite, et était parvenu à éviter le coup mortel en se décalant précipitamment. Au lieu de trancher sa gorge et de mettre un terme à sa vie, le sabre avait filé contre son avant bras, tranchant ses vêtements et sa peau et s'était figé dans le dossier du trône. L'arme ne s'était pas seulement contentée de l'égratiner. Elle l'avait entaillé presque jusqu'à l'os.

Là ! Le visage de Vincente afficha l'espace de quelques instants une expression qu'elle ne lui avait jamais vue, et son cœur se gonfla sous l'adrénaline et la satisfaction. Ce n'était pas de la méfiance, c'était pire. C'était mieux. C'était si jouissif. Il la dévisageait, une grimace de douleur tordant ses lèvres tandis que le sang gouttait de son bras et de la lame qui l'avait blessé, tachant son siège d'un liquide aussi rouge que le vitrail derrière lui.

Ils étaient si proches, l'un de l'autre, lui encore assis sur son trône bien qu'il se soit déplacé de justesse, elle penchée au-dessus autour de lui, ses doigts encore refermé autour du pommeau de son arme, le toisant vertigineusement. D'un souffle rauque, déformé par la rage et la douleur, le roi du sang croassa :

« Tu viens de signer ton arrêt de mort, Erzsébet...

La Forgeuse ne put s'empêcher d'esquisser un léger rictus à mi-chemin entre la frustration d'avoir raté son coup et la détermination froide et mortelle qui l'habitait depuis qu'elle s'est avancée aux yeux de tous pour s'incliner devant ce misérable parasite.

- Qu'importe, tant que je t'emporte avec moi.

Sur ses mots, elle retira d'un geste sec son arme du velours dans lequel elle s'était enfoncée et s'apprêta à attaquer de nouveau. Un éclat s'embrasa dans les pupilles de son ennemi et avant qu'elle ne puisse cette fois le toucher en plein cœur, il bondit sur le côté, évitant le coup. Non sans essayer de lui en asséner un à l'aide de ses griffes au passage. L'instinct de l'immortelle réagit au quart de tour et elle se déporta sur la gauche. Le bout des ongles ne fit que l'effleurer et elle vit volte-face, toisant Vincente qui se redressa difficilement, au bas de l'estrade. Désormais, leurs positions avaient changé : il était celui qui devait lever les yeux pour soutenir son regard, là, au bout du chemin ouvert par ses invités, sous leurs regards affamés de drame, et elle était celle qui se tenait au-dessus, nimbée dans les faisceaux lumineux des vitraux.

Un mouvement agita la foule, comme si certains hésitaient à intervenir ou à partir. Mais aucun ne s'avança véritablement. Après tout, le monde dans lequel évoluaient les enfants du sang était impitoyable et cruel. La loi du plus fort régnait. La plupart avait rejoint Vincente après sa victoire écrasante, parce qu'il avait été suffisamment fort pour vaincre les autres souverains du sang. Mais s'il se faisait battre ici et maintenant, combien était réellement prêt à le défendre ?

Au milieu de la piste de danse, là où quelques instants plus tôt des couples virevoltaient, Erzsébet se jeta à nouveau sur son ennemi juré, balançant son sabre à toute vitesse dans sa direction. Tous ses sens en éveil, c'était comme si tout se déroulait au ralenti et pourtant elle n'avait pas le temps de réfléchir. Elle attaquait, vive. C'était l'instant de grâce. Tout se jouait maintenant. Et elle ne perdrait pas.

Chaque fois qu'il se baissait pour éviter le tranchant de la lame et tenter de répliquer à l'aide de ses griffes, elle pirouettait, bondissant d'un pied à l'autre, inversant brutalement son élan pour repartir à l'assaut. Encore et encore. Son cœur battait à rompre dans sa poitrine et dans ses veines, son sang n'était plus qu'un flot continu de lave. Elle était incapable de s'arrêter, oubliant tout du reste de l'assemblée.

Tous s'écartaient si d'aventure ils s'approchaient de la foule, conscients que ce qu'elle maniait pouvait leur être mortel. La blessure béante qui peinait à guérir du roi du sang était un rappel suffisant de ce que l'argent pouvait faire. Celui qui n'avait jamais été touché au cours d'une bataille venait de l'être.

Cependant, malgré un bras désormais inutile au combat, ce diable de Vincente continuait de résister et de chercher à désarmer son adversaire, répondant à chaque attaque par une parade. Et Erzsébet était tant plongée dans l'attaque, aveuglée par sa rage qu'elle en oubliait de se défendre, ignorant chaque blessure qu'il parvenait à lui asséner. Elle avait beau dominer le combat, elle ne l'emportait toujours pas.

Du coin de l'œil, elle discerna les sbires de Vincente, ses véritables enfants, ceux qu'il avait créés lui-même, tenter de se précipiter vers eux. Tamàs s'interposa, dégainant à son tour ses armes, saisissant l'épée de fer qu'un renégat lui lança au passage. Il ne laisserait personne s'approcher suffisamment pour l'arrêter, elle en était certaine. Encore moins maintenant que le Cénacle du Crépuscule l'avait rejoint dans sa lutte. Si elle n'était pas surprise de voir Ambroise, Lucian ou même Irina se battre férocement, avec une agilité plus que stupéfiante pour la dernière, son coeur manqua un battement quand elle aperçut la silhouette longiligne et malinge d'Ennio se dresser au centre de tous. Elle s'était attendue à ce qu'il soit moins doué au combat mais c'était tout le contraire : il faisait preuve d'une telle rapidité qu'elle même peinait à suivre ses mouvements. Elle atteint le comble de la stupéfaction en constatant que même la discrète Lorelei n'était pas en reste et démontrait une force... étrange en comparaison à son apparence. Et dire qu'elle ne savait pas se battre...

Cependant, elle n'eut pas le temps d'admirer plus les capacités de ses alliés.

- Quel courage que d'attaquer un homme désarmé, vociféra le roi du sang, assénant un coup de pied brutal à la rousse.

Elle l'esquiva, la pointe affutée de son arme fusant en avant. Jadis son orgueil aurait pu la faire acquiescer. Mais aujourd'hui, tout était différent.

- Je n'ai que faire d'être courageuse, Vincente. Ce n'est pas une question de bravoure mais de vengeance.

Sa voix était saccadée, son souffle haché. Il était hors de question qu'elle ne ralentisse ou qu'elle ne lui laisse la moindre seconde de répit. Il s'en saisirait aussitôt elle le savait. Et tant que ses alliés assuraient ses arrières...

Un rire gras, mauvais lui répondit, se changeant aussitôt en une quinte de toux alors qu'elle lui donnait un violent coup de poing.

- Quelles belles paroles, princesse. Mais je te vois telle que tu es. Une destructrice, venue semer la mort et le désespoir sur ton chemin. Tu vas tout anéantir.

- La seule chose que je vais anéantir, c'est toi.

Elle chargea. Mais soudain, Vincente passa sous son bras et profitant qu'elle soit destabilisée, l'attrapa et la lança de toutes ses forces contre le trône. Elle s'écrasa contre ce dernier si violemment que le choc lui coupa la respiration et elle crut entendre les échos de l'impact résonner encore et encore dans son corps. Une fissure fendit le dossier. Erzsébet grimaça tandis que le goût métallique de son sang emplit sa bouche. Se redressant légèrement, elle recracha une gerbe écarlate, battant des paupières pour recouvrer ses esprits.

Son ennemi, lui, en profita pour se tourner vers tous ses invités, ses sujets, et les apostropha d'une voix vibrante de colère et de suffisance.

- Je vous ai offert une Cité immortelle, de paix et de lumière à tous et à toutes ! Je vous ai offert l'ordre et la sécurité, loin des mortels et de leur monde qui change pour le pire. Vous ne serez plus jamais seuls. Et tout cela, vous me le devez, à moi !

Il darda soudain sur elle un regard si rempli de haine qu'elle en frissonnerait presque. Il ne se contentait pas seulement de l'abhorrer. Elle le dégoûtait. Tout en lui était répugné par ce qu'elle était, ce qu'elle représentait et sa détestation était plus que palpable, si vive, si intense qu'elle prenait n'importe qui à la gorge. Il ne voulait pas juste se débarrasser d'elle. Il voulait l'anéantir. Elle ne comprenait pas exactement pourquoi, mais de cela elle en était certaine.

Tant mieux.

Voilà enfin au moins un sentiment réciproque dans toute cette foutue histoire.

- Est-ce vraiment cela que vous voulez ? s'esclaffa-t-il, désignant d'un vague geste de la main l'immortelle qui essuyait du revers de la main une traînée écarlate sur sa joue. Une princesse du sang, vestige d'un ancien monde ? Regardez là ! Assoiffée de guerre, des guerres que vous n'avez plus eu à subir depuis mon avènement ! Elle ne vient apporter que du chaos ! C'est la Forgeuse. Elle ne forgera que votre mort. Elle...

Il n'eut pas le temps de finir sa diatribe. La princesse déchue le percuta de plein fouet, de toutes ses forces. Le choc fut brutal, les griffes s'emmêlaient au vêtement et à la chair tandis qu'elle la faisait basculer au sol, jusqu'à l'y plaquer brutalement. Quelque part, elle ressentit une pointe de douleur. Mais ce n'était rien, tellement rien face au reste. Elle se redressa brutalement, assénant un violent coup de poing à l'homme pour l'empêcher de répliquer. Avec un bras en moins, il fut incapable de résister.

Du talon de sa botte, elle écrasa le poignet de la main encore valide de son ennemi, d'un geste si sec qu'un craquement retentit. Oh, si elle le pouvait, elle ferait durer ce plaisir et briserait chacun de ses os petit à petit. Mais elle n'avait pas de temps à perdre. C'était cette nuit ou jamais.

C'était maintenant ou jamais.

Elle se pencha un peu plus vers lui et du bout des lèvres, laissa échapper un sifflement :

- Tu ne peux pas m'échapper, carissimo.

Les yeux ambrés de l'homme s'écarquillèrent soudain. C'était mot pour mot ce qu'il lui avait dit, cette nuit horrible, avant que l'incendie ne ravage tout. Il s'en rappelait très bien.

Cette fois, il était à sa merci, incapable de se libérer ou de se débattre, totalement immobilisé. Si elle l'avait pu, elle aurait savouré ce moment, plus que n'importe quel sang. C'était ce qu'elle n'avait cessé de souhaiter depuis un siècle et demie. Ce dont elle avait rêvé avec le plus d'ardeur au milieu des cauchemars, le seul espoir qui l'avait maintenue en vie suffisamment longtemps pour traverser son exil. Il était à elle. Elle allait le détruire. Et elle n'allait pas hésiter une seule seconde.

C'en était fini de Vincente Marchesi. Elle allait enfin être libre.

Erzsébet leva son sabre, prenant une profonde inspiration, prête à l'abattre, cette fois pour de bon, et...

- Mère !

Le cri déchirant la transperça de toute part, figeant son geste, réveillant une terreur sourde, grondante, dévastatrice. Elle redressa brutalement la tête. Son cœur rata un battement vertigineux, douloureux, tandis que ses yeux s'écarquillaient d'horreur.

Alors qu'il était parvenu à mettre hors jeu plusieurs adversaires, l'un d'entre eux avait surgi derrière lui et à présent... une longue épée jaillissait de sa poitrine, ensanglantée, arrachant son cœur au passage. Ses traits se figèrent dans un mélange de surprise et de pure douleur, ses lèvres légèrement entrouvertes, comme si sur elles mourraient encore le cri qu'il venait de laisser échapper. Un étrange éclat s'embrasa dans ses prunelles, avant de vaciller. L'espace d'un instant, il voulut tendre la main vers Erzsébet. Puis il s'effondra au sol, dans un bruit sourd. Mort.

Tout se joua peut-être en l'espace d'une fraction de seconde et pourtant, la princesse du sang eut l'impression que sa chute dura une éternité. Tout ne dura peut-être pas même une seconde, mais cela suffit à tout anéantir. Alors qu'elle réalisait à peine ce qui venait de se passer, Vincente profita de son hésitation. Malgré ses blessures, il parvint à prendre suffisamment d'élan pour enfin se défendre et la repousser. Elle plia d'abord sous un premier choc, brutal, au bas de son dos, avant de se sentir décoller et projetée au sol, si violemment qu'elle percuta les marches, quelques mètres plus loin.

Ses os du bassin craquèrent sinistrement et un éclair de souffrance parcourut son être entier, fulgurant. Mais elle n'en eut que faire. Tandis qu'elle se redressait difficilement sur ses avants-bras, elle sentit à peine la douleur qui la paralysait et l'empêchait de se relever, tant tout ce qui l'obnubilait était ce corps, le corps de son enfant, de son dernier fils... Mort.

Mort...

Une terreur effroyable venait de s'emparer d'elle. L'épée n'était pas en argent, ce n'était pas définitif. Mais elle avait beau le savoir, elle avait toujours haï voir ses enfants mourir. Revenir à la vie après ne signifiait pas qu'on échappait à la souffrance. Mais surtout, ce qui tournait en boucle dans son esprit à présent, c'était la possibilité de véritablement rendre ce trépas définitif. Il ne suffisait que d'une torche. Et des torches, il y en avait par centaines dans cette salle. Elle devait le récupérer, ils devaient s'en aller maintenant. Pour qu'il puisse se réveiller, revenir à elle. Elle ne pouvait pas le perdre. Pas comme ça. Pas maintenant...

Elle ne pouvait plus voir aucun de ses enfants mourir.

Elle vit à peine Vincente se relever et ramasser une épée tombée près de lui, un dangereux éclat dément embrasant ses prunelles. Elle le vit à peine se ramasser, prêt à bondir sur elle... et à la tuer pour de bon.

Une détonation puissante résonna dans l'immense salle. Ambroise venait de tirer sur le roi du sang, le forçant à reculer, pour l'empêcher d'atteindre Erzsébet. Son pistolet était encore fumant entre ses mains et son regard déterminé, brûlant d'une haine froide, ne lâchait pas des yeux celui qui avait tué son frère.

Une vague de murmures se répandit dans la pièce dans un mélange de consternation et de choc. L'intervention de l'ancien prince du sang venait de figer tous ceux qui le reconnurent. Mais lui ne fixait qu'un seul point, qu'une seule personne, résolu à se dresser en rempart entre lui et la princesse déchue. Dès que le roi du sang fit mine d'avancer à nouveau, il tira encore, la balle atterrissant à un millimètre du pied de sa cible, laissant un impact profond sur le sol. Un tic agita sa joue. Il ne ratait jamais sa cible. Mais encore une fois, Vincente était trop rapide.

Autour d'eux, le temps semblait s'être arrêté.

Soudain, le vitrail explosa en milliers de débris. Les morceaux de verre pleuvaient sur tous et toutes, aussi tranchant qu'une lame de rasoir, renvoyant des éclats lumineux, semblables à une multitude de gouttelettes de sang. Une nuée de libellules s'y engouffra aussitôt, envahissant la salle. Par centaine, elles se précipitèrent par la brèche, les battements de leurs ailes irisées soufflant les chandelles. Elles formaient un nuage bourdonnant, plus agité qu'une tempête, et tous se décalèrent sur le chemin pour ne pas se retrouver frapper de plein fouet par leur voracité, une voracité surprenante chez ces insectes.

Et au milieu de ce tourbillon plus bruyant qu'un coup de tonnerre, apparut l'Ombre, les pans de son long manteau d'émeraude flottant autour d'elle, soulevé par les battements d'ailes par centaine. Elle releva lentement la tête et les deux trous noirs qui formaient ses yeux au beau milieu du masque blanc se posèrent sur Erzsébet.

Un instant cette dernière se figea. Le monde s'effondrait littéralement sous elle et en même temps, elle avait l'impression d'être suspendue à ce regard, comme si elle s'était suspendue à une main. Le désespoir était toujours en train de la submerger mais... L'Ombre était là. Elle était venue...

Un soupire s'échappa d'entre ses lèvres et l'espace d'un instant, elle s'autorisa à éprouver une forme d'espoir. Tout allait s'arranger.

- Toi ! feula Vincente, un éclat de rage s'embrasant dans son regard. Que fais-tu là ?

Au milieu du vacarme vrombissant des odonates, la nouvelle venue inclina légèrement la tête, comme pour saluer le maître des lieux.

- Bonsoir roi, du sang. J'ai entendu qu'une grande réception avait lieu ce soir, je suis venue voir ce dont il en retourne. Bien que je déplore n'avoir reçu aucune invitation...

Malgré le sarcasme, son ton était aussi calme qu'à l'accoutumée, d'une neutralité telle qu'elle sonnait en décalage avec son ironie. Ce qui contrastait avec la rage flamboyante du maître des lieux tandis qu'il vociférait :

- Tu n'as aucun droit d'intervenir ici ! Cela ne te concerne pas.

- Au contraire.

La Forgeuse se détourna de leur échange. Elle ne voulait plus écouter. Ignorant la douleur qui irradiait dans son être, l'empêchant de se relever, elle se traîna en avant, vers la masse informe étendue au sol, vers Tamàs. Vers son fils... Si elle ne pouvait plus marcher, alors, elle ramperait.

- Tes enfants sont entrés à plusieurs reprises dans ma forêt. Ils ont rompu notre accord, aussi officieux soit-il. J'avais prévenu tes fils que je te rendrais visite si tu ne respectais pas cela.

Sur ces mots, le spectre coula un regard à Dario et Paolo. Les deux hommes affichaient une expression maussade, teintée par un mélange de haine pure et de frayeur. Dans leurs iris vitreux, la scène de la mort de leur frère semblait se rejouer, obscure. Ils n'étaient cependant pas les seuls ici présents à connaître les dons obscurs du gardien des bois. Plus personne n'osait effectuer le moindre mouvement. Y compris Vincente qui paraissait se contenir de toutes ses forces, les poings crispés, une grimace de fureur défigurant ses traits.

- Les Terres de la nuit m'appartiennent, peu importe qui tu es ou ce que tu es, spectre ! lâcha-t-il dans un rugissement de bête blessée où perçaient la colère et le... désespoir. Je suis le roi et ce monde est mien ! Les enfants du sang sont miens !

- Ils ne sont tiens que parce que tu t'en es emparé. Qu'en serait-il si quelqu'un d'autre le faisait et prenait ta place ?

Seul un éclat de rire ahuri et grinçant lui répondit.

- Tu n'as jamais agi avant ! Pourquoi briser les limites pour une renégate, une princesse déchue ? Qu'est-ce qu'Erzsébet Hercegnő peut bien valoir à tes yeux ?

Il avait craché avec mépris le nom de la princesse déchue. Mais cette dernière n'en avait que faire. La seule chose qui comptait, c'était son fils. Son fils juste au bout de ses doigts... si proche, à sa portée... Une tache de sang s'étendait au sol, vers elle, épaisse, écarlate. Et pour la première fois, l'hémoglobine l'écœura. Un haut le cœur souleva sa poitrine, provoquant une nouvelle vague de souffrance atroce dans son bassin. Elle ravala son grognement de douleur.

Elle y était presque...

Quand soudain, la réponse de l'Ombre lui parvint.

- Tout.

Elle s'interrompit lorsque le mot résonna au plus profond d'elle, jusqu'à en faire trembler ses os brisés. Jusqu'à l'arracher l'espace de quelques instants à sa transe désespérée. Tout... Comment ça, tout ? Le souffle court, elle reporta enfin son attention sur l'affrontement qui avait lieu au centre de toute l'attention.

Même Vincente demeura sans voix, dévisageant son adversaire comme si une seconde tête venait de lui pousser. Un instant, Erzsébet cru voir passer dans son regard une lueur d'inquiétude. Mais celle-ci fut aussitôt soufflée tandis qu'un nouveau rictus amer étirait ses lèvres.

- Dans ce cas, tu vas tout perdre.

À peine eut-il prononcé ces mots que l'atmosphère parut s'assombrir et s'alourdir encore. Le bourdonnement des libellules s'intensifia tandis qu'un courant d'air gelé parcourut la pièce, charriant derrière lui les parfums de la forêt et de la colère. Nul besoin de voir derrière le masque de l'Ombre pour deviner ses émotions lorsqu'elle murmura :

- Jamais. Pas tant que je serai en vie.

Puis elle se tourna vers les renégats et sa voix d'outre-tombe retentit, telle une bise glaciale.

- Fuyez...

Après cela, ce fut le chaos.

Ce fut comme si ce simple mot venait de lancer le signal d'alerte. Les sbires de Vincente sortirent de leur torpeur et passèrent à l'attaque à nouveau, au moment même où leur souverain chargea l'Ombre. Cette dernière répliqua aussitôt, habile avant d'esquisser un geste ample qui fit voler les pans de sa cape émeraude. Le courant d'air était devenu véritable rafale et des ondes puissantes d'énergie balayaient la pièce, faisant exploser les verres. Les immortels qui ne se mêlaient pas au combat cherchèrent à fuir à leur tour dans un vacarme assourdissant tandis que le combat reprenait. Lucian renversa une jarre d'alcool, répandant le liquide au sol avant de jeter sa torche dedans. Un mur de flammes dansantes s'éleva soudain, faisant barrage entre lui et ses assaillants.

Entre les faisceaux lumineux terrifiants et la cohue tumultueuse qui régnait, les renégats se perdirent de vue, avec un seul objectif en tête, fuir pour se retrouver dans les bois. Quelque part dans la tempête, Ambroise attrapa le poignet de Lorelei pour l'entraîner derrière lui, s'échappant par la brèche, rapidement suivi par Ennio qui se faufiler dans la foule discrètement, disparaissant parmi tous ceux qui se précipitaient par la porte d'entrée.

Erzsébet avait l'impression que l'enfer se déchaînait autour d'elle. Elle avait perdu son sabre, ses troupes se dispersaient au vent et elle était dans l'incapacité de se battre. Les cris et les bruits des combats se mélangeaient dans sa tête, dans une cacophonie abominable, semblable à des milliers d'épées s'enfonçant dans son crâne. Elle crut entendre Irina l'appeler au loin, puis Vincente lâcher un juron de frustration.

Soudain, deux bras se refermèrent autour de sa taille, la soulevant dans un mélange de force et de délicatesse. Exactement comme cette nuit-là, au milieu de l'incendie. Et exactement comme cette nuit, elle se retrouva blottie contre le velour vert, arrachée au chaos. Le contact de ces mains contre son corps parut apaiser l'espace de quelques instants la douleur physique, comme une onde de chaleur se répandant de son bassin jusqu'à sa poitrine. Mais la panique et la terreur qui avaient pris possession de son cœur ne disparaissaient pas. Elle écarquilla les yeux.

- Tamàs... parvint-elle à murmurer, dans un croassement déchirant.

Elle sentit le spectre se tendre contre elle. L'espace d'un instant, il fit volte-face, s'avançant d'un pas vers le lieu où était tombé le blond. Mais une dizaine d'enfants du sang se dressaient en obstacle, leurs yeux luisant d'un éclat dangereux, telles des braises dans la pénombre. Leurs griffes étaient pour certaines tachées de sang et ils dévoilaient leurs crocs. Ils faisaient barrage entre elle et Tamàs. Comme s'ils voulaient... vraiment l'empêcher de le sauver. Non...

Elle aurait voulu pouvoir se lever, se dégager de cette étreinte protectrice et se battre. Mais elle était encore trop blessée et surtout désarmée. Comment le gardien des bois comptait-il affronter tant d'adversaires en la portant ainsi ?

L'Ombre verte voulut esquisser un nouveau pas en avant mais soudain, un immortel bondit sur elle, dégainant une épée, aussitôt suivi par d'autres. Elle recula prestement, se tournant de manière à protéger Erzsébet. Resserrant cette dernière dans ses bras, elle préféra exposer ces derniers pour parer les coups. Avant de rétorquer, invoquant à nouveau cet étrange vent qui semblait lui obéir et repoussa ses assaillants. Mais il en venait d'autres, toujours plus nombreux. La Forgeuse pouvait sentir le cœur contre lequel elle était blottie battre, sa poitrine se soulever sous le coup d'une respiration saccadée. Puis enfin, un murmure désolé sur le sommet de son crâne.

- Désolée...

Désolé ? Pourquoi l'Ombre était-elle désolée ? La princesse déchue écarquilla des yeux lorsque les mots la percutèrent et qu'elle comprit. Non... Non, non, non ! Mais avant qu'elle ne puisse protester, la mystérieuse créature drapée de vert fit demi-tour et bondit vers le trou béant dans le vitrail, ses libellules fusant autour d'elle pour l'entourer.

- Erzsébet ! »

Le rugissement de fureur du roi du sang retentit alors en millier d'échos assommants tandis qu'elles atteignaient leur seule issue. Erzsébet aurait voulu pouvoir répondre. Mais elle était entièrement paralysée par le choc.

La dernière chose qu'elle vit fut Vincente, aux côtés du corps de Tamàs, approchant une torche enflammée de ce dernier, prêt à y mettre feu. Elle ne put que regarder avec horreur les flammes qui léchaient déjà les boucles blondes de son fils, et quelque part, ce fut son propre cœur qui partait en fumée.

Exactement comme cette nuit-là.

*

La forêt baignait dans un silence de mort et dans des ténèbres plus épaisses encore que le brouillard qui serpentait entre les arbres qui contrastaient avec le chaos total qui s'était emparé de la cité écarlate. Qui contrastaient avec le chaos qui s'était emparé d'Erzsébet la plongeant dans un état catatonique. Elle sentait à peine le vent siffler contre sa peau tandis que l'Ombre filait dans les bois en la tenant fermement, mais elle percevait plus vivement que jamais le chagrin qui la dévorait de l'intérieur. Ses yeux étaient secs mais elle avait l'impression de se noyer en elle-même.

Elle ne parvenait plus à respirer, elle étouffait... le sang pulsait dans ses tempes, fort, si fort, il fourmillait dans ses veines, la rongeait de l'intérieur... Sa source de vie, sa source de mort...

L'Ombre ralentit enfin, après une éternité - à moins qu'il n'ait s'agit que de quelques instants - pour finalement s'arrêter sous un immense saule pleureur, perdu au cœur des bois. La fin de leur course essoufflée tira légèrement l'immortelle de son hébétude.

« Relâche-moi, croassa-t-elle, d'une voix atone, rauque.

Le mystérieux spectre obtempéra aussitôt, la reposant à terre en douceur, le fantôme de sa main flottant un instant au creux de ses reins pour s'assurer que tout allait bien.

Ses os avaient déjà commencé à guérir, malgré la douleur la princesse déchue pouvait de nouveau tenir debout. Toutefois quelque chose en elle était déjà irrémédiablement brisé et dès lors qu'elle toucha terre, l'explosion de souffrance qui s'empara d'elle l'arracha à sa torpeur. Elle eut une nausée, violente, vive. Se penchant en avant, elle pressa vivement les paupières, comme pour apaiser la sensation de brûlure qui s'emparait de ses yeux. C'était un cauchemar, un pur cauchemar...

Des bruits de courses retentirent dans les fourrées et elle se redressa, soudain sur ses gardes, portant par réflexe la main à sa ceinture - vide. Mais ce ne fut qu'Ambroise qui jaillit de la pénombre, le souffle court.

- Vous voilà ! s'exclama-t-il, un mélange de soulagement et de peur étirant aussitôt ses traits.

Il n'était pas seul. Lorelei se tenait derrière lui, une trace de sang tachant sa joue. Ennio arrivant au même moment par un autre sentier. L'espace d'un instant, le regard de l'ancien prince du sang croisa celui de la Forgeuse et une ombre tomba sur ses prunelles tandis qu'il fronçait des sourcils, hébétés.

- Où est...

Mais il fut brutalement interrompu par la voix paniquée de Lucian qui débarquait en courant.

- Où est Irina ?

Tous échangèrent un regard tendu mais seul le silence lui répondit.

- Elle ne vous suivait pas ? insista le pyromane, commençant à perdre patience, s'avançant précipitamment vers les autres renégats.

- Je l'ai perdue de vue dans la bataille, avoua Ennio en se recroquevillant.

Ambroise fronça des sourcils.

- Je n'entends rien dans les bois.

Erzsébet ne percevait rien non plus et il lui suffit d'un seul regard en direction de l'Ombre confirma ce qu'elle craignait et que Lorelei finit par souffler, avec horreur :

- Elle est restée là-bas...

Là-bas... Dans le palais de la cité écarlate, avec Vincente et... le cadavre de Tamàs. Alors c'était fort probable que la petite acrobate soit elle aussi devenue une simple dépouille, voire pire, un tas de cendres à l'heure actuelle...

Lucian devait en être arrivé à la même conclusion car sur ses traits se succédèrent tour à tour l'horreur, la dévastation et... la rage. Une rage flamboyante qui ne fit que le dévorer un peu plus quand son regard se riva sur la princesse du sang. Ses lèvres se tordirent en une grimace carnassière et il éructa, avec fiel :

- C'est de votre faute, Forgeuse ! Je savais qu'on n'aurait pas dû se fier à vous. Vous avez échoué et vous nous avez mené à la mort. Irina est probablement morte par votre faute ! Tout comme Tam...

Il n'eut pas le temps de finir de prononcer ce nom. Un claquement sonore retentit et sa tête partit sur le côté sèchement. Erzsébet venait de le gifler violemment, sans retenir sa force, réagissant à l'instinct. Son sang n'avait fait qu'un tour dans ses veines.

- Un mot de plus et je jure de t'arracher la langue... gronda-t-elle, hors d'elle.

Le fils du sang releva lentement la tête, un éclat meurtrier embrasant ses pupilles, le doré virant au rouge, un rouge aussi vif que l'hémoglobine qui s'écoulait de sa joue. Un grondement sourd résonna dans sa gorge tandis qu'il dévoilait ses crocs... Ambroise le retint de justesse avant qu'il ne se jette sur elle, toutes griffes dehors, le ceinturant avec force.

- Lâche-moi ! rugit-il. Lâche-moi ! C'est de sa faute ! Irina est probablement morte elle aussi ! Irina !

Mais la Forgeuse ne l'écoutait plus. La fureur du renégat avait attisé la sienne et tandis qu'elle rejetait en bloc les accusations qu'il lui lançait, elle éprouva soudain le vif besoin de trouver un autre coupable, le vrai coupable...

Son fils... Son dernier fils... Il ne l'avait pas imploré de le sauver, il ne l'avait pas appelée à le venger dans la violence et la douleur...

Lentement, elle se tourna vers l'Ombre qui était demeurée silencieuse comme une tombe et au moment même où leurs regards se croisèrent, elle interrogea, d'un ton cassant :

- Pourquoi nous as-tu ramenés ici ?

Aussitôt, Lucian se tu, et tous les regards convergèrent vers la silhouette émeraude. Celle-ci parut tressaillir, avant de pencher la tête sur le côté.

- Vous aviez perdu le contrôle de la situation... Vincente vous aurait tous tués...

- Qu'importe ! l'interrompit-elle, s'avançant brusquement vers elle.

Tamàs ne l'avait pas imploré de le sauver, il ne l'avait pas appelée à le venger dans la violence et la douleur... il s'était simplement contenté de l'appeler. Mère... Ce nom maudit, ce nom chéri... Ce nom, elle le réalisait soudain avec horreur, qu'elle risquait de ne plus jamais entendre. Plus jamais...

- Pourquoi l'as-tu laissé là-bas ? s'écria-t-elle, perdant tout contrôle d'elle-même.

Elle franchit alors une limite qu'elle n'avait encore jamais osé outrepasser. Emportée par son élan, elle se retrouva soudain face à l'Ombre, attrapant ses bras pour la forcer à la confronter. Ses doigts se refermèrent vivement autour d'elle, dans un geste qui avait presque le goût du sacrilège. Mais elle voulait une réponse. Elle avait besoin d'une réponse... Et surtout, elle avait besoin d'un responsable, tout pour fuir le néant de la folie qui l'attendait, à quelques pas de là.

Mais Erzsébet tressaillit soudain, ses accusations mourant sur le bout de sa langue tandis qu'elle fronçait des sourcils.

- Qu'est-ce que... »

Les pans de la cape de l'Ombre avaient dû être déchirés dans la bataille. Sans qu'elle n'y prenne garde, ses mains s'étaient engouffrées dans les trous pour se refermer autour des bras qu'ils dissimulaient, ses paumes en contact même avec la peau du spectre. Une peau chaude, presque brûlante, terriblement humaine et surtout... couverte d'une multitude d'entailles boursouflées, qui partaient dans tous les sens, se croisaient et s'entremêlaient, comme si l'épiderme avait été lacéré... Des cicatrices si nombreuses et épaisses qu'elles semblaient former une véritable constellation.

La réalisation frappa la princesse du sang de plein fouet, soufflant brutalement l'élan de reproches et de suppliques qui se pressait au bord de ses lèvres. Et derrière la douleur, le désespoir et la folie, une nouvelle émotion pointa le bout de son museau, plantant ses crocs acérés dans son cœur pour ne plus le lâcher. Le sentiment de trahison...

Elle venait de comprendre.

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... Hello, hello... Tout le monde va bien ?

Ne me détestez pas trop s'il vous plait 🙈 ! Avec un titre pareil, les choses ne pouvaient que partir en vrille 🙃😭 J'espère que le chapitre du jour vous a plus malgré tout 👀

Je crois qu'après autant de rebondissements, de morts et de révélations, je vais vous laisser là et vous dire à dimanche prochain pour le dernier chapitre... du second tiers du roman ! Haut les cœurs, la tempête n'a pas fini de se déchainer au-dessus des Terres de la Nuit... Les choses sérieuses ne viennent à peine que de commencer 🙃

À bientôt,

Aerdna 🖤

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