Chapitre 18. Mascarade.

La cité écarlate brillait d'un tel éclat dans la nuit qu'elle paraissait avoir été taillée dans un rubis tout entier. Les enfants du sang convergeaient tous vers son point le plus haut, le château dont les portes grandes ouvertes semblaient vouloir engloutir la ville et ses habitants dans un chatoiement de lanternes et d'ombres. Des fenêtres ouvertes, des airs de musique s'échappaient emplissant la nuit de notes tantôt lentes et profondes, tantôt vives et entraînantes.

Les hommes de main du maître des lieux veillaient à l'entrée, mais ils se tenaient exceptionnellement de côté, laissant passer ceux qui devaient rejoindre les festivités. Un peu à l'écart, Erzsébet contemplait ce ballet, silencieusement, emmitouflée dans son long manteau noir, les mains enfoncées au fond de ses poches pour dissimuler les quelques traces de fébrilités qu'elle pouvait malencontreusement laisser échapper. La sensation de se trouver au bord du précipice ne l'avait pas abandonnée depuis qu'ils avaient quitté les ruines de son ancienne demeure et le néant qui lui ouvrait les bras n'avait fait que se creuser un peu plus à chaque pas. À présent, elle mesurait l'immense tâche qui les attendait, la difficulté qui serait la leur et surtout... le risque mortel qu'ils encourraient en avançant un peu plus sur cette voie.

Mais elle n'avait pas le choix.

Vengez-nous mère.

Elle n'avait jamais eu le choix.

« Tout le monde a bien compris quel était son rôle ? interrogea Ambroise derrière elle, dissimulant un pistolet dans l'un des replis de son veston en velours vert.

Il s'exprimait calmement, mais une ombre assombrissait son regard ambré. Si l'ancien prince du sang était tendu, il le dissimulait à merveille. Il semblait prêt pour la bataille et il était difficile de croire qu'il s'agissait du même homme qui avait été capable de se rendre sans affronter Vincente un siècle et demi plus tôt.

— Si quelqu'un n'a pas compris à ce stade, c'est une cause perdue... lui répondit Lorelei, d'un ton où pointait une certaine sécheresse.

Un minuscule sillon s'était creusé entre ses deux sourcils et elle paraissait soudain bien plus âgée.

— Voyons Lore', vois cela comme un des spectacles que tu as écris. Quand ne nous sommes nous jamais tenu aux rôles qui étaient les nôtres ?

— Beaucoup trop de fois et tu le sais.

Peut-être était-ce la nervosité due à leurs projets pour ce soir, l'appréhension face au danger mortel qui planait au-dessus de leurs têtes... Mais la fille du sang agissait avec bien plus d'assurance que d'ordinaire et Erzsébet ne pouvait s'empêcher de la dévisager en coin. Le cénacle du crépuscule avait une bien étrange dynamique et alors qu'ils se tenaient tous à l'entrée du massif palais surplombant toute la cité écarlate, elle avait plutôt l'impression d'être une artiste prête à monter sur les tréteaux.

Comme pour illustrer ses pensées, Irina se racla la gorge.

— Bien, c'est à nous d'entrer en scène.

Ils avaient convenu de faire une entrée séparée. Esmeray avait probablement déjà rapporté à Vincente Marchesi l'alliance entre les renégats mais mieux valait jouer profil bas.

— Nous vous rejoindrons d'ici quelques instants à l'intérieur, acquiesça la princesse du sang.

Ambroise hocha lentement la tête. Son regard doux mais grave balaya l'ensemble de la petite troupe. Ils étaient sept. Sept contre tous les immortels de cette maudite cité. Sept contre le roi du sang.

— N'oubliez pas pourquoi nous sommes là, finit-il par souffler. Pour qui nous sommes là. Repensez à ceux que vous avez perdu, à ces siècles d'exil.

Irina serra dans son poing l'améthyste de son pendentif. Le regard de Lucian brûlait plus que les brasiers qu'il était capable de maîtriser. Même Ennio semblait un peu moins apeuré et bien déterminé à lutter cette fois.

— Battez-vous.

Ces derniers mots retentirent comme un ordre, ferme mais chaud, comme un souffle printanier porteur d'espoir et de promesses. Erzsébet les sentit résonner encore et encore jusqu'au plus profond d'elle-même, douce litanie dont elle berçait son âme et son cœur, même lorsque les renégats finirent par s'éloigner et disparaître dans la foule des invités.

Songeuse, elle rajusta distraitement la ceinture de velours bleu qui glissait légèrement sous sa poitrine bien plus plate que celle de la propriétaire originelle du vêtement. Heureusement, la chemise était suffisamment ample pour lui permettre de bouger à sa guise. Car Ambroise avait raison : ils allaient devoir se battre. Et heureusement, c'était une chose pour laquelle elle excellait, peu importe la situation.

Soudain, la voix hésitante de Tamàs la tira de ses pensées, la poussant à se retourner.

— Erzsébet...

L'homme trépignait sur place, lui jetant un coup d'œil insistant à la dérobée. Il se mordait la lèvre inférieure mais une ombre recouvrait son expression.

— Que t'arrive-t-il ?

Il se saisit soudain de sa main. Par réflexe, elle tressaillit, mais avant qu'elle n'ait plus le temps de s'interroger, il s'inclina en avant et murmura contre sa paume, d'un timbre guttural et sombre :

— Permets-moi de me venger moi aussi. Je t'ai suivi jusqu'au bout du monde, je me suis plié à ta soif de sang... Mais la mienne réclame d'être rassasiée ce soir.

L'immortelle fronça des sourcils.

— Nous tuerons Vincente...

— Il n'y avait pas que Vincente qui a mis feu à notre chez nous, cette nuit-là, l'interrompit-il.

Oh...

Il ne lui fallut qu'une fraction de seconde pour comprendre où il voulait en venir. Elle se figea l'espace de quelques instants, ne sachant pas si la vague qui l'envahissait soudain était plus brûlante que tous les brasiers du monde ou plus glaciale que le néant... Un maëlstrom d'émotions se succéda en elle sans qu'elle ne puisse les contenir ni même parvenir à les dissimuler.

Soudain, elle l'attira à elle, le forçant doucement à ployer la tête pour venir appuyer son front contre le sien. Sa main reposait contre sa nuque qu'elle caressait du bout des doigts, presque affectueusement. Sa proximité apaisa le temps d'un battement de cœur la douleur intense et amère qui étreignait sa poitrine, mais pas les méandres obscurs qui embrumaient son esprit.

— J'ai fait un vœu, souffla-t-elle, la gorge nouée. Tu le sais. J'ai juré de ne plus jamais tuer un enfant du sang, de ne plus... de ne plus alimenter le chœur de fantômes qui hante chacun de nos pas...

C'était cela ou sombrer dans la folie. Et laisser Vincente gagner. Vincente et tous ceux qui avaient un jour voulu la détruire. Paupières closes, elle ne voyait pas l'expression de son fils. Mais elle sentait son souffle léger effleurer ses cils, délicatement, puis sur ses pommettes. Il déglutit, difficilement, et elle perçut sa pomme d'Adam rouler contre sa paume. Puis enfin, il rétorqua avec un empressement où perçait presque une pointe de désespoir :

— Et moi, j'ai juré au nom de mon immortalité, de ma vie, de ma mort... Quand tu nous as sauvé, Andràs et moi, quand tu nous as accueilli, quand tu as fait de nous ce que nous sommes et... étions, j'ai promis que mon épée serait tienne. J'ai promis de te protéger. Envers et contre tout.

« Je n'ai pas prêté serment. » Voilà ce qu'il lui avait dit après leurs premières retrouvailles avec Vincente. « Je n'ai prêté aucun serment. Alors s'il le faut, je les tuerai pour toi. » Il avait été sérieux. Après tout, il était son fils. Le parfait résultat de siècles d'entraînements violents et sans pitié, de batailles sanglantes... L'héritier de la Forgeuse... Le dernier enfant qu'il lui restait.

Le sang de son sang.

Avait-elle vraiment le droit d'interférer avec ses propres désirs ? Après-tout, peut-être était-il lui aussi hanté par des fantômes qui appelaient à la vengeance ? Peut-être était-ce aussi l'unique libération possible pour lui ?

Mais si le cycle de violence et de vengeance repartait de plus belle, ne risquait-elle pas de le perdre lui aussi ? S'il s'enfonçait à son tour un peu plus sur cette voie sombre et sanglante qui avait été la sienne, combien de temps lui resterait-il avant qu'il n'en ait à payer le prix, lui aussi ? Elle le comprenait mieux que personne mais une part d'elle éprouvait une peur viscérale qui empoisonnait tout sur son passage. Jadis, elle avait fait preuve d'une absence totale de crainte et de bon jugement et les choses s'étaient mal finies.

Alors qu'elle cherchait ses mots, incapable de les trouver, un nouveau souffle s'échoua contre son front tandis que Tamàs reprenait la parole, concédant dans un souffle ému, résigné :

— Cependant j'essaierai de respecter ton serment. Je te le promets. Je blesserai avec de l'argent... mais je tuerai avec de l'acier.

Elle souleva brusquement les paupières, libérée, comme si l'air pouvait à nouveau s'engouffrer correctement dans ses poumons. Blesser avec l'argent était le meilleur moyen de faire reculer un adversaire mais tuer avec l'acier n'aurait rien de définitif. Au moins se réveilleraient-ils tous, après la bataille. Tous sauf Vincente.

La princesse du sang acquiesça, retenant un soupir de soulagement.

Ils se séparèrent alors, prêts à rejoindre les autres. Toutefois, elle se ravisa et l'interpella une dernière fois. Sa voix avait retrouvé tout son calme et son autorité tandis qu'elle lâchait :

— Une dernière chose Tamàs.

— Oui ?

Il s'était tourné légèrement vers elle et la toisait désormais, un sourcil levé, dans l'attente de la suite. Elle plissa les yeux.

— Si tu meurs ce soir, si tu oses m'abandonner et me laisser seule, je briserais chacun de tes os de mes propres mains, je te ferais embrasser de l'argent et je t'arracherais probablement ton cœur moi-même. Compris ?

Il y avait une éternité qu'il n'avait pas entendu ces menaces. Un étrange sentiment de nostalgie et d'affection prit possession de son cœur. L'espace d'un instant, c'était la Forgeuse qui se tenait devant lui, la redoutable princesse du sang qui entraînait ses enfants jusqu'à l'épuisement pour en faire de véritables combattants. Celle qui aimait, mais dont l'amour était fait de métal, d'armes et de dureté. Celle qu'il aimait, malgré tout et pour toujours. Le sourire qui étira ses lèvres eut le même effet qu'un puissant rayon de soleil pour la femme, presque aveuglant. Elle lutta pour conserver son masque d'impassibilité et de froideur tandis qu'il ployait dans une profonde révérence.

— Compris, votre Altesse.

Erzsébet se détourna, dissimulant l'ombre du sourire qui commençait à étirer le coin de ses lèvres et s'avança vers le palais. Le garde les laissa franchir l'entrée sans réagir. Comme si le maître des lieux n'avait pas promis quelques jours auparavant seulement monts et merveilles à celui qui lui rapporterait sa tête et sa dépouille pour y mettre feu.

— Un mal pour un mal... souffla Tamàs en la rejoignant, à voix basse.

Un instant surprise à l'entente du dicton qu'elle avait pris pour devise, un frisson dévala son échine et le poids de son sabre attaché à sa hanche ne fit que s'alourdir un peu plus. Toutefois, elle conserva son masque de marbre et elle acquiesça lentement et compléta :

— Un sang pour un sang ! »

En passant le palier d'un pas décidé, un froid glacial s'empara d'elle, balayant la myriade d'émotions qui les avait secoué l'instant d'avant. Désormais, mère et fils n'avaient plus qu'une seule idée en tête. Comme l'avait acclamé Ambroise, il était temps de se battre.

Que le spectacle commence...

Au bout du long couloir qu'ils empruntèrent, l'éclat resplendissant de milles chandeliers et joyaux aveuglèrent presque la Forgeuse quand ils pénétrèrent dans la salle du trône. Une fois l'éblouissement passé, la première chose qu'elle vit en s'avançant dans la pièce, ce fut l'immense siège installé au fond et, assis nonchalamment dessus, Vincente Marchesi. Ce fut comme si ce dernier sentit sa propre présence. Leurs regards se croisèrent aussitôt.

L'homme était vêtu d'un veston de velours bleu par-dessus une chemise d'un banc de nacre. Les broderies noires sur le tissu bleu semblaient imiter le motif complexe d'une toile d'araignée. Un choix curieux... Mais sans s'attarder dessus, elle ne put s'empêcher de jeter un regard à la couronne du sang qui reposait au sommet de son crâne. Elle étincelait du même éclat que tous les autres bijoux de l'homme, de sa boucle d'oreille mimant une goutte de sang à ses multiples bagues. Vincente était égal à lui-même. Un sourire fier étirait ses lèvres tandis qu'il agitait négligemment une coupe entre ses doigts.

À cette vision, la Forgeuse sentit son cœur se remplir d'un fiel acerbe, mordant, qui l'envahissait toute entière. Ce sourire... il affichait le même ce soir-là, certain de sa victoire. Elle avait envie de le lui arracher, de lui ôter toute raison de sourire à nouveau et pour toujours. Elle devait se contenir, contenir l'élan qui la prenait au tripes, empoignait son être et voulait la précipiter du haut du précipice.

Pas encore. Pas maintenant. Le moment n'est pas venu.

Elle se restreignit, se contenta de soutenir le regard du roi du sang. Ce dernier toisait l'assemblée de haut, la couvant de ses prunelles de rapace qui désormais étaient entièrement rivées sur Erzsébet, scintillantes comme deux soleils, intenses, ardentes. Chargées à la fois de haine, d'impatience et de... fébrilité.

Il semblait attendre. Quoi ? Elle ne savait pas. Peut-être qu'elle passe à l'attaque et ne tente de le tuer devant tous et toutes ? Mais il était bien trop sur ses gardes et si elle agissait maintenant, elle risquait de se faire arrêter avant de pouvoir l'atteindre... ou bien de briser son vœu. Mais il ne pouvait décemment pas espérer qu'elle le salue et qu'elle s'incline devant lui... À moins qu'il n'ait réellement perdu la raison !

Peu importe le piège qu'il avait pu lui réserver, elle s'en sortirait.

Derrière lui, se trouvait un immense vitrail représentant la Cité écarlate elle-même dans des nuances de rouge qui allait du pourpre le plus foncé à l'oranger le plus pâle, encadrés de motifs d'un vert profond, captant la lumière des lanternes et chandelles, renvoyant des reflets dans toute la salle. Une couronne flottait au-dessus du motif de la citadelle, dorée, tachetée de rubis. Se détachant ainsi devant cette verrière flamboyante, la silhouette de Vincente n'en paraissait que plus royale mais son aura, elle, en ressortait rouge, sanguinaire. Tachée de sang, comme ses mains.

La princesse avait fait ériger un tel vitrail dans son ancienne demeure, et voir celui-ci resplendir de la sorte ne lui rappelait que plus amèrement encore les débris de verre qui se trouvaient dans les ruines.

Elle se détourna de ce spectacle, pour ne plus accorder le moindre regard à son ennemi, se reconcentrant sur le reste de l'assemblée. Les enfants du sang présents ce soir avaient entre quelques décennies et des siècles. Cela se ressentait sur tout, absolument tout. Des costumes qui oscillant entre la mode la plus récente et celles du passé, aux langues et aux danses... Le cours du temps semblait s'être arrêté. Pire, s'emmêler dans une démesure époustouflante.

Soudain, un murmure, faible comme le vent, lui parvint, détournant son attention.

« C'est elle...

Oh oh... Quelqu'un semblait l'avoir reconnue... Erzsébet se tendit aussitôt, un mauvais pressentiment la saisissant aux tripes. Elle ne put faire abstraction des chuchotements qui se répandirent aussitôt autour d'elle, telle une traînée de poudre.

— Elle n'était pas morte ?

— La Forgeuse...

— Elle ose se présenter ici ? Quelle honte.

Le menton dressé, elle continua d'avancer et de se mêler à la foule. Luttant pour paraître digne, comme si elle ignorait les ragots, elle ne pouvait pas s'empêcher de tendre l'oreille et... d'écouter. C'était plus fort qu'elle. Des centaines et des centaines de paires d'yeux étaient rivées sur elle et elle avait l'impression que tous cherchaient à la transpercer de toutes parts pour lui arracher tous ses secrets.

—  Vient-elle se rendre ?

— Impossible.

— Elle s'étoufferait dans son orgueil avant...

—  Pourtant elle est là...

—  Mère indigne... C'est de sa faute si son nid entier a péris.

Ces derniers mots s'enfoncèrent dans sa poitrine comme une lame de poignard acérée et elle encaissa le coup silencieusement. Une part d'elle voulut faire volte-face, trouver l'impudent qui avait osé dire ça et lui arracher la langue. Mais elle ne pouvait pas. C'était trop tôt encore. Et puis... il n'avait pas tort. Ses lèvres s'étirèrent malgré elle en un rictus tordu.

Les voix dansaient, par-dessus la musique endiablée des musiciens, comme pour faire concurrence aux notes envolées des instruments. Elles résonnaient de toute part, l'entouraient, se refermaient autour d'elle...

— On raconte qu'elle ne peut plus transformer d'immortels. Son sang est devenu stérile.

— Y a-t-il pire honte pour un souverain du sang que de ne plus avoir de nid ?

— Quelle déchéance. Elle qui jadis régnait par la terreur.

De son trône, le roi du sang paraissait jubiler, sans jamais lâcher la rousse de son regard d'aigle. Elle le sentait planer sur elle, mobilisant plus d'efforts encore à l'ignorer que pour toutes ces rumeurs infernales.

— Il lui reste un fils...

— Comment a-t-il pu choisir de rester aux côtés de celle qui a condamné tous ses frères et toutes ses sœurs au trépas ? »

« Pas la peine de vous répéter de la sorte... » voulut-elle leur répliquer, sarcastique. Mais les mots moururent avant même d'avoir été prononcés. C'était ironique comme tous ces inconnus, ces étrangers pouvaient devenir les parfaits échos des pensées qu'elle avait pu avoir tant de fois. Elle aurait presque pu en rire. Rien de ce qu'ils répandaient sur son passage n'avaient été pire que ce qu'elle s'était infligée elle-même, tant de fois.

Mère indigne.

Les souvenirs défigurés par les flammes de ses enfants le lui rappelaient chaque fois qu'elle osait fermer les yeux.

Lâche.

Elle avait survécu. Mais eux non.

Stérile.

Des doigts effleurèrent soudain les siens, discrètement. La princesse du sang tressaillit avant de poser son regard sur Tamàs. L'homme ne la regardait pas mais sa paume se tendait imperceptiblement vers celle de sa créatrice, comme s'il brûlait de s'en emparer et de la serrer avec force.

Il suffisait ! Elle avait déjà assez à gérer avec les rumeurs de ses propres fantômes. Elle ne pouvait pas s'embarrasser des dires des vivants. Ils pouvaient tous dire ce qu'ils souhaitaient. Ils avaient raison sur de nombreux points, tort sur le reste. La seule chose qui comptait c'était qu'elle était présente ce soir avec son fils. Et qu'ils se vengeraient.

« Tu veux... danser ?

La proposition de son fils lui arracha un sourire. Tamàs était un excellent danseur et elle mentirait en prétendant ne pas apprécier virevolter à son bras. Elle porta un instant son attention sur les danseurs qui tourbillonnaient sous la lumière dorée et écarlate. Dans une autre vie, peut-être aurait-elle accepté. Mais elle secoua la tête. Ils étaient déjà suffisamment au centre de l'attention et elle préférait s'éloigner des ragots qui continuaient de circuler.

— Tenons-nous à l'écart et contentons-nous de voir comme les choses se déroulent. Nous danserons quand nous serons victorieux, je te le promets. »

L'immortel acquiesça et tous deux, ils s'éloignèrent pour se mêler à la foule des spectateurs. Si son retour avait été l'évènement de la soirée, il fut rapidement noyé dans la suite des divertissements. Erzsébet se prêta à la comédie, échangeant quelques banales hypocrisies avec les rares immortels qui osaient venir jusqu'à elle, s'assurant de toujours rester éloignés des sbires de Marchesi qui avaient été présents le soir de l'incendie afin que rien ne vienne gâcher leur plan si minutieusement préparé.

Au bout d'un certain moment, peut-être une éternité, un étrange sentiment s'empara de la princesse déchue. Un point sur sa nuque la démangeait, curieusement, atrocement, avant de descendre le long de sa colonne vertébrale hérissant son épiderme d'une chair de poule qui n'avait rien à voir avec de la peur. C'était... autre chose.

Elle fit volte-face, balayant la salle du regard. Son cœur rata un battement quand elle croisa celui, étincelant, d'Esmeray. L'immortelle se tenait à l'écart des réjouissances, dans un coin, seule. Elle contrastait vivement avec le reste des enfants du sang présent en ces lieux. Elle portait de hautes bottes en cuir brun qui remontaient jusqu'en dessous de ses genoux et dans lesquelles disparaissaient un pantalon noir. Une ample queue de pie partait de sa taille et flottait derrière elle. Sa poitrine voluptueuse était enfermée dans un bustier de la même couleur, surmontée d'une dentelle noire qui s'enroulait le long de ses omoplates, jusqu'à sa gorge, couvrant le haut de ses seins en imitant le curieux motif d'une multitude de toiles d'araignées. Ses bras musclés étaient eux aussi dissimulés par des manches bouffantes qui se refermaient au niveau de ses poignets. Ses longs ongles pointus tapotaient contre la coupe en verre qu'elle tenait entre ses mains, remplie d'un liquide épais et écarlate. Elle porta celui-ci à ses lèvres, avalant une gorgée de sang sans jamais lâcher Erzsébet de son regard félin, presque similaire à ceux d'un serpent prêt à bondir sur sa proie. Lorsque la femme rabaissa le verre, une tâche d'un rouge carmin colorait ses fines lèvres, renforçant cette impression.

Oh... Elle semblait véritablement la mépriser. L'éclat féroce qui brûlait dans ses prunelles ambrées ne pouvait être que de la haine, une haine pure, vive, qui échauffa brusquement le sang de la princesse déchue. C'était ce que cette dernière craignait. Brièvement, elle ferma les yeux.

Ce soir serait sa délivrance. Ce soir... Plus que quelques instants... Elle avait presque l'impression d'être plongée dans les ténèbres les plus denses qui soient et qu'en face d'elle brillait doucement une faible lueur. Celle-ci gagnait en puissance encore et encore, elle pouvait presque tendre la main et s'en saisir, laisser sa chaleur réchauffer ses doigts, les brûler, incendier enfin ses regrets, sa culpabilité et les voix qui hurlaient sans cesse à ses oreilles...

Elle ne pouvait laisser personne souffler cette flamme d'espoir. Elle devait se débarrasser de tout obstacle...

Elle effleura sa taille, là où était cachée la dague. Plus loin, au milieu des danseurs, Lucian faisait virevolter Irina, maladroitement, un grand sourire étirant ses lèvres. Ambroise et Lorelei les imitaient, plus discrets, l'ancien prince du sang gardant une main protectrice sur l'épaule de la brune, se penchant de temps à autre pour lui murmurer quelque chose à l'oreille. Ces deux-là semblaient bien plus proches qu'ils n'en avaient l'air au départ. Quant à Ennio, il se terrait près du buffet. Chacun jouait son rôle et s'en tenait à ce qui était prévu. Elle devait en faire de même.

Attrapant un verre au passage, elle s'éloigna de la salle principale, non sans adresser un bref signe de tête à Tamàs. L'expression de celui-ci s'assombrit mais il s'inclina légèrement.

Erzsébet atteignit un corridor éloigné de la salle principale. On l'avait laissée passer, comme si de rien n'était, comme si elle n'était pas une ennemie, une renarde infiltrée dans la mauvaise tanière... Là, la musique folle qui entrainait les danseurs étaient presque assourdie, et un brin d'air frais venait caresser sa peau, atténuant le brasier qui la consumait.

Pensive, elle bu une gorgée. Le sang avait un drôle de goût. Non pas qu'il était mauvais : chaud et épais, elle sentait la vitalité s'écouler dans ses veines, réveiller le moindre de ses nerfs pour la rendre plus sensible à son environnement. Chaque son, chaque geste, chaque couleur lui semblaient bien plus vifs que jamais.

Mais il y avait quelque chose de presque... anormal, paradoxal dans le fait de se nourrir dans un verre en cristal et non pas à la chair même, encore frissonnante et chaude sous ses lèvres... L'acmé même de ce qu'était devenu la cité écarlate finalement : Vincente avait réuni tous les enfants du sang dans les Terres de la Nuit, autour de lui, pour les avoir entre ses paumes. Mais ce faisant, il les avait éloignés du monde des mortels et de la source même de leur immortalité. Ils pouvaient bien sortir chasser tant qu'ils le voulaient, une véritable séparation s'était creusée entre les deux mondes. La preuve en était ce sang collecté par elle ne savait quel moyen pour compenser, servi comme n'importe quel vin.

Pourquoi diable ce connard voulait-il à ce point regrouper les enfants du sang autour de lui ?

Soudain, des bruits de pas retentirent derrière elle, très faiblement, mais elle les entendit tout de même. Elle ne se retourna pas. Mais elle savait précisément qui était la personne qui venait de la rejoindre ainsi à l'écart. Le coin de ses lèvres s'étira légèrement sur le côté, creusant sa joue.

« Tu es venue m'inviter à danser finalement ?

Sa voix n'était qu'un murmure taquin mais elle se répercuta contre les murs.

— Je suis venue t'avertir, lui répondit celle, grave et calme, d'Esmeray. Prends garde à toi, princesse.

Encore un avertissement. Encore une menace. Mais elle n'en avait que faire. Dans sa poitrine, son cœur lui parut soudain lourd, bientôt suivi par le reste de son corps, engourdi. Ce n'était pas ce soir qu'elle pourrait danser. Ou plutôt si, elle valserait sur la tombe de Vincente. Et pas avant. Jamais avant.

Lentement, elle reposa sa propre coupe, encore à moitié pleine de liquide carmin sur une petite table face à elle.

— Tu sais n'est-ce pas ? s'entendit-elle demander.

Elle avait abandonné sa malice habituelle, son sourire s'évanouissant tel un nuage de fumée. Elle tournait toujours le dos à la brune mais elle la perçut s'avancer d'un pas dans sa direction.

—  Que toi et tes amis n'êtes pas venus vous rendre ? Seul un idiot croirait cette mascarade.

Esmeray n'était pas une idiote. Peut-être était-elle aveuglée par son amour incompréhensible pour cet infâme roi du sang, mais elle était intelligente et... redoutable. Elle était prête à tout, même à se jeter dans la gueule du loup pour défendre celui qu'elle aimait. Erzsébet l'appréciait pour cela, pour toutes ses particularités. Pour sa combativité. Sa force. Son tempérament. Sa détermination. Elles étaient similaires sur bien des choses, de parfaits reflets, antithétiques et pourtant si semblables. Et une part d'elle, qu'elle cherchait à étouffer, aurait presque souhaité que quelqu'un soit prêt à de telles extrémités pour elle, pas parce qu'elle était sa mère et qu'il lui devait quelque chose. Mais pour elle-même. Sa voix fut presque un ronronnement lorsqu'elle laissa échapper, les yeux plissés, son regard se perdant dans le vide :

— Dommage...

Cependant, ce soir, elle haïssait tous ces points chez Esmeray avec plus de force encore.

Vivement, à la vitesse de l'éclaire, elle dégaina sa dague, se jetant sur la fille du sang. Avant que celle-ci ne puisse même réagir, elle se trouvait plaquée au mur, une lame scintillant à la lueur des torches contre sa poitrine, la pointe menaçant dangereusement de transpercer celle-ci. Ses grands yeux ambrés s'écarquillèrent sous la surprise, et ses épaules tressautèrent tandis qu'elle retenait son souffle. Cependant, elle ne chercha pas à se libérer de la prise qui maintenant ses poignets fermement et coinçait son corps contre la surface froide et dure derrière elle.

La situation rappelait à Erzsébet son étrange rêve... Cependant, cette fois-ci, leurs rôles étaient inversés. Cette fois-ci, les choses ne finiraient pas aussi bien.

La princesse déchue raffermit sa prise sur son arme, son pouce effleurant fébrilement la garde. Elle aurait dû agir sur le champ, ne pas attendre une seule seconde avant de faire ce qu'elle avait à faire, ce qu'elle s'était jurée de faire et enfoncer sa dague dans la chair exposée. Cependant, elle se retint, rien qu'un instant, une étrange sensation contractant sa poitrine, la nouant. Ses muscles étaient habités par une tension qu'elle ne parvenait pas à calmer, fébrile, et son regard brillait presque fiévreusement. D'une voix rauque, plus tranchante qu'elle ne l'aurait voulu, elle souffla :

— Je sais que tu ne me laisseras pas approcher de Vincente, que tu n'abandonneras pas, et je respecte cela. Mais je ne peux pas te laisser tout gâcher, Esmeray. Je ne peux pas te laisser être un obstacle ce soir.

Si elle voulait atteindre son objectif, elle devait s'assurer que rien ne se mettrait en travers de son chemin. Les renégats et Tamàs s'occuperaient des sous-fifres de Vincente, ce dernier était à elle. Mais Esmeray était une trop grande menace. Si elle se mêlait au combat, les choses se compliqueraient. Alors elle devait la neutraliser avant que les choses sérieuses ne commencent. L'immortelle pourrait bien chercher à se venger autant qu'elle le souhaitait à son réveil, rien de tout cela n'importait tant qu'Erzsébet obtenait à la fin le cœur de son ennemi juré, celui qui lui avait tant pris...

— Tu penses réellement y parvenir et le détruire ? s'enquit la femme, d'un ton dénué de tout mépris, presque... triste. Tu penses réellement qu'il suffit de m'éliminer pour pouvoir atteindre ton objectif et te venger ?

La rousse se contenta d'acquiescer avec assurance. Oui. Rien ne saurait l'en empêcher. Ce soir était son heure. Elle sauverait ses enfants. Elle les vengerait.

— Quelle bravoure que de m'attirer à l'écart pour me piéger !

Le sarcasme et le mépris étaient de retour. Il n'avait pas fallu longtemps à Esmeray pour reconstituer son masque. Ce constat fit presque sourire la princesse du sang. Elle secoua lentement la tête.

— J'ai fait un vœu. Si tu combattais, tu risquerais de me forcer à le briser.

Tu risquerais de me forcer à te tuer. Définitivement.

Mais cela, elle ne le dit pas. Son adversaire ne pouvait pas savoir quelle était la nature de son serment. Et c'était mieux ainsi. Les bruits de la fête qui se poursuivait leur parvenaient étouffés, lointains. Personne n'arrivait. Nul n'approchait. Il n'y avait qu'elles deux, et cette dague entre elles, prête à semer la mort. La pointe métallique effleura la peau de la brune qui se tendit, ses pupilles se dilatant. Mais soudain, elle fronça des sourcils, un souffle stupéfait lui échappant. Elle leva ses prunelles incendiaires, brûlantes vers son adversaire.

— Du... fer ?

Une myriade d'émotions traversa son regard en l'espace d'une fraction de seconde. Un étrange sourire fleurit alors sur ses lèvres, indescriptible, formant un fin croissant de lune tandis qu'elle dévoilait ses dents.

Soudain, avant que la Forgeuse ne puisse le faire elle-même, Esmeray s'arracha à la pression qu'elle exerçait sur elle et fit un brusque pas en avant. Puis un autre. S'enfonçant elle-même la dague en plein cœur. Ses épaules tressautèrent sous le choc, une grimace étirant ses lèvres. L'éclat déterminé et presque fiévreux dans son regard vacilla, trahissant une souffrance qu'elle ravala aussitôt.

Erzsébet écarquilla des yeux, son souffle se coupant brusquement dans ses poumons.

Que... Quoi ?

Sonnée, sa prise sur le manche de la dague faiblit et elle faillit la retirer sous le coup de la surprise. Elle se retint de justesse. Elle devait aller jusqu'au bout. Peu importe si son ennemie s'était jetée volontaire sur sa lame, peu importe si elle ne comprenait pas, si c'était un geste de pur orgueil pour la devancer et conserver le contrôle ou si elle était véritablement suicidaire - comme elle avait pu le laisser entendre lors de leur dernier affrontement.

Non... Ce dernier point était impossible. Un enfant du sang ne pouvait se jeter aux devant de la mort. La fille du sang avait souri quand elle avait compris que l'arme n'était pas en argent et qu'elle ne lui serait pas fatale. Elle avait agi par pur orgueil. Une démonstration de force... Erzsébet aurait fait pareil à sa place...

Esmeray n'avait aucune raison de vouloir mourir... Aucune...

Tout cela était pure folie. Mais elle ne pouvait se laisser distraire.

La princesse du sang recueillit le corps de l'immortelle, amortissant sa chute. Ses bras refermés autour de ses épaules, elle l'accompagna jusqu'au sol pour l'y étendre. Les boucles brunes s'étalaient autour de son visage en une auréole de ténèbres. Inconsciente, Esmeray semblait presque... différente. En paix ? Le pli amer et hautain qu'elle affichait en permanence disparaissait pour détendre ses traits. Comme si la mort, bien qu'éphémère, était la seule capable de lui apporter du bonheur. Non. Pas du bonheur. Juste d'effacer la douleur. Il n'y avait aucune souffrance sur son visage, alors qu'une dague était pourtant enfoncée dans son cœur. Le sang qui ne cessait de s'échapper de la plaie formait une tâche poisseuse mais invisible sur le bustier noir. Cependant, son parfum entêtant fit frissonner la renégate. Il avait la douceur du miel dorée comme le soleil mais aussi les relents de la lassitude, du désespoir, du péché, du vice... Son estomac gronda, son esprit s'embruma et son cœur lui... suppliait.

Pitié, laisse-moi goûter, comprendre, souffrir, savoir... Juste une goutte... Une misérable goutte...

Elle n'avait jamais ressenti une telle faim, c'était comme si un gouffre béant s'était ouvert dans son abdomen prêt à tout dévorer, le précieux liquide écarlate, la vie, sa propre raison... Dans ses veines, les flots qui s'y déversaient étaient brûlant, fourmillant, le sang appelait le sang. Son cœur en appelait un autre...

Une clameur s'éleva soudain de la grande salle, un brouhaha, une cacophonie qui brisa l'étrange bulle d'illusions dans laquelle se trouvaient les deux femmes.

Ses doigts finirent par relâcher la garde du poignard, abandonnant celui-ci dans la poitrine de la fille du sang, et elle se releva, reculant de quelques pas. Sa gorge était curieusement nouée, elle chancela quelques secondes. Sa jambe heurta sous sa longue jupe le sabre en métal qui y était dissimulé. Cette fois, la proximité de l'argent diffusa dans ses muscles un frisson désagréable, électrisant tous ses nerfs, piqûre amer la ramenant à la réalité.

D'un pas pressé, elle s'éloigna du lieu du crime, retournant à la réception. Le brouhaha et les lumières vives de la salle du trône l'éblouirent presque et l'espace de quelques instants, elle avait l'impression d'être en décalage avec ce qui l'entourait, ailleurs. Elle battit des paupières, toisant la scène qui se dessinait sous ses yeux.

L'assemblée avait fini par se séparer en deux, s'amassant de part et d'autre de la salle, dégageant un couloir. Au milieu, les enfants du sang étaient appelés par un immortel qui se tenait à la droite du trône et avançaient jusqu'à celui-ci pour prêter serment à l'homme qui y était assis. Tous et toutes s'inclinaient devant lui avant d'embrasser sa chevalière dorée. Ce spectacle fit déglutir la princesse déchue.

Était-elle vraiment la seule à regretter la victoire de Vincente et la disparition des nids ? Les immortels préféraient-ils vraiment cette vie et ce roi... ? Après tout, l'immortalité était longue, bien trop longue. Peut-être finissait-on inévitablement par oublier les douleurs du passé... Mais pourquoi était-elle incapable d'oublier, alors ?

Secouant vivement la tête, elle se ressaisit. Peu importe ce que tous les autres pouvaient désirer ou non. Une seule et unique chose comptait ce soir. Se détournant de ce spectacle qui la révoltait et la révulsait, elle s'engouffra dans la foule.

Où étaient les membres du Cénacle du Crépuscule ?

Jouant des coudes, elle se faufila parmi les invités, ignorant les murmures qui l'accompagnaient, suivant ses pas tels des fantômes récalcitrants. Soudain, une main se referma autour de son poignet, l'arrêtant. Elle fit volte-face, rencontrant le regard inquisiteur et légèrement inquiet de Tamàs. Il n'avait besoin de rien dire, la question qu'il semblait brûler de poser se lisait entièrement sur ses traits.

— Ce qui devait être fait a été fait, se contenta-t-elle d'affirmer, d'un ton égal.

Son compagnon n'insista pas plus.

Au même moment, l'homme à la droite de Vincente reprit la parole, sa voix tonitruante résonnant dans toute la salle :

— Dame Erzsébet Hercegnő.

Merde... C'était à son tour. Si tous les regards n'étaient pas rivés sur elle auparavant, désormais c'était le cas. Raide, elle se tourna vers le chemin qui se dégageait devant elle pour la laisser passer.

Dame... Un rictus moqueur étira ses lèvres. C'était un titre amusant. Il lui déniait sa couronne, tout ce qu'elle avait été par le passé... Oui, elle n'était plus une princesse aujourd'hui. Plus depuis qu'elle avait tout perdu. Cependant, elle était toujours une Hercegnő. Une mère.

Elle s'avança en direction du trône. Un pas après l'autre, lentement, elle quitta Tamàs, marchant en pleine lumière. Son cœur battait à rompre dans sa poitrine, l'adrénaline se déversant dans ses veines. Du coin de l'œil, elle remarqua enfin Ambroise. Il était seul, les autres renégats avaient dû se disperser dans la salle. Le prince du sang l'observait avec soin, sans laisser paraître la moindre émotion. Hormis une maigre étincelle dans son regard, chargée de peine, d'espoir et... d'encouragement.

Elle n'était pas seule.

Alors, elle reporta son attention sur celui que son cœur haïssait plus que tout, la raison de son retour dans ces terres maudites, son plus grand némésis... Vincente Marchesi s'était redressé sur son siège, quittant sa posture nonchalante, et la regardait approcher. Il tentait de conserver une apparence impassible mais il était encore trop jeune. Elle le devinait tendu, sur ses gardes. Il avait cherché à lui tendre un piège. Il avait tout prévu. Si elle avait tenté de l'attaquer avant cela, il aurait répondu aussitôt, au milieu de tous. Si elle refusait de prêter allégeance, il la tuerait ici et maintenant. Il aurait exposé sa faiblesse, son échec devant tous, et cette fois sa victoire était totale. Mais ici et maintenant, il était incapable de deviner ce qu'elle ferait réellement. Ses mains étaient nues, sans la moindre arme, et elle n'affichait aucune hostilité.

— Tu es vraiment venue... finit-il par murmurer, dévoilant ses canines en une expression carnassière, à mi-chemin entre l'ahurissement et le ravissement.

À chaque pas, Erzsébet avait l'impression que les voix se bousculaient toujours plus à ses oreilles, les souvenirs à son esprit. Les éclats flamboyants des chandelles devenaient le brasier qui avait tout emporté. Les reflets rouges des imposants vitraux lui rappelaient les taches de sang qui avaient parsemé les dalles. La douleur dans sa poitrine, toujours plus pressante, toujours plus intense, était identique à celle qu'elle avait éprouvée cette nuit-là.

Mais elle se força à sourire malgré tout.

— Il aurait été impoli de ma part d'ignorer une telle invitation.

Sa voix était calme, posée, et elle se surprenait elle-même. Le cri d'agonie était resté bloqué derrière ses lèvres, muet.

— J'en déduis que tu as finalement accepté ton sort.

En quelque sorte, oui.

— J'ai réalisé qu'on ne pouvait lutter contre le destin, rétorqua-t-elle, prudente. Il y a des choses qu'il faut accepter inévitablement.

— Combien de sang a dû couler avant d'en arriver là ? Combien de vies immortelles gaspillées pour ton orgueil ?

Sauvez-nous mère !

Elle s'arrêta au pied de l'estrade. Ils ne s'étaient pas retrouvés aussi proches tous deux depuis la nuit où l'homme avait détruit tout ce qui avait un jour appartenu à la princesse du sang. Depuis qu'elle l'avait blessé avec son arme et qu'il était parvenu à la repousser. Quelques marches les séparaient. Et c'était tout. Son épiderme s'embrasa, couvert d'une chair de poul électrisante.

— J'ai commis une erreur.

Elle avait l'impression qu'une bile amère remontait le long de sa gorge jusqu'à brûler sa langue à ces quelques mots. Elle avait commis bien plus d'une erreur. Et elle en avait payé le prix. Désormais, la seule chose qui comptait était le regard surpris du roi du sang, ses deux yeux qui se plissèrent imperceptiblement, comme pour dissimuler la stupéfaction qui s'y embrasa. Probablement l'immortel ne s'était-il pas attendu du tout à tout cela. À ce qu'elle vienne. À ce qu'elle s'avance jusqu'à lui. À ce qu'elle prononce ces mots.

Avait-elle réellement fini par accepter son sort ? Après tout ce temps ? Vincente ne l'espérait plus. Il s'était résolu à la détruire, à l'arrêter avant qu'elle ne réduise en cendres tout ce qu'il avait construit. Mais ce soir, quelque chose semblait... différent. Étrange.

Ce fut alors qu'Erzsébet fit ce que personne dans toutes les Terres de la nuit ne s'était jamais attendu à la voir faire.

Son genoux ploya et elle courba la tête. Dans ses veines, son sang était chaud, brûlant, à tel point qu'elle avait l'impression d'étouffer. Ses muscles tiraient, comme pour protester contre ce geste sacrilège. Le silence pesait si lourd, si retentissant qu'elle avait l'impression que tous pouvaient entendre les battements de son cœur.

La voix de son créateur retentit soudain par-dessus toutes les autres, indignée, froide, tranchante.

Ne courbe jamais l'échine. Ne baisse jamais ta garde.

Tiens toi droite. Tiens toi digne.

Relève-toi.

Parfois, il fallait faire des sacrifices. Parfois, il fallait mettre de côté son amour propre. Son orgueil. C'était une chose qu'elle n'avait pas comprise à l'époque. Qu'elle n'était pas sûre d'avoir encore saisie quelques jours plus tôt. Mais désormais... Désormais elle le savait.

Sa main contre sa hanche, elle continuait de ployer, son regard rivé sur le reflet rouge sur les dalles de marbre, comme s'il s'agissait de son unique repère, son unique point d'encre. Tout le reste avait disparu autour d'elle. Il n'y avait qu'elle, et Vincente dont le bout des chaussures apparaissait au coin de son champ de vision.

Elle était proche. Si proche...

Suffisamment proche. Elle s'arrêta avant que son genoux ne touche le sol, sa paume glissant jusqu'à rencontrer une surface dure au travers de ses vêtements. Un frisson parcourut son bras jusqu'à l'extrémité même de ses griffes. Son cœur rata un battement. Elle redressa soudain la tête et admonesta, glaciale, déterminée :

— Je ne referai plus la même. »

Ses doigts se refermèrent autour du manche du sabre.

Vengez-nous mère.

Tranchant le tissu qui l'emprisonnait, tranchant l'air, elle brandit soudain son arme et bondit en avant. Le sabre au clair. Prête à atteindre Vincente. Celui-ci écarquilla les yeux et un instant, le doré de ses prunelles fut entièrement envahi par l'éclat métallique de l'argent.


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Bonne année 2025 ! J'espère que vous avez tou.te.s passez de belles fêtes de fin d'années et que de brillantes étoiles éclairent celle qui commence ! J'espère aussi que vous avez pu faire la fête et que vous vous amusez autant sinon plus que les enfants du sang au sein de cette petite célébration du règne de Vincente X)

Je crois que c'est un des chapitres les plus longs si ce n'est LE plus long, et pour cause ! Le bal a débuté depuis quelques moments déjà et il s'en est passé des choses pour nos petits protagonistes... Erzsébet passe à l'action et... advienne que pourra ! Quelques petites théories/idées quant à ce que peut vous réserver le prochain chapitre ? 🤔

J'espère que celui-ci vous a plu, en tout cas !

À bientôt,

Aerdna 🖤

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