Chapitre 16. Ennemis d'hier, alliés d'aujourd'hui.

Erzsébet se baissa vivement, évitant la lame du sabre qui frôla le sommet de son crâne. Avant même que son adversaire ne puisse enchaîner une nouvelle attaque, la Forgeuse lui bloqua son bras, le tordant dans son dos, dégainant sa propre arme.

Dans sa poitrine, son cœur battait à rompre et l'adrénaline se déversait dans ses veines comme le plus doux des poisons. Le coup avait bien failli l'atteindre. Face au danger, elle ne pouvait que calculer froidement quelle prochaine parade elle pourrait bien employer pour forcer son opposant à ployer le genoux. Celui-ci parvint d'une torsion à se libérer avant de repartir à l'assaut. Elle bloquait chaque coup d'épée de son sabre légèrement recourbé, tournoyant sur elle-même, bondissant de pierres en pierres. Une nouvelle fois, l'homme visa sa tête, levant ses deux bras pour donner plus de force à son coup que jamais.

La princesse du sang n'hésita pas une seule seconde. Plongeant en avant, elle dégaina soudain de sa main libre le petit poignard qu'elle conservait sur elle. Ses doigts se refermant sur le manche, elle fusa vers le flanc laissé dégagé, sans défense.

Cependant, elle s'arrêta de justesse, une fraction de seconde avant que sa lame ne s'enfonce dans la chair adverse.

« Mort ! feula-t-elle, entre ses dents.

Elle se recula vivement, faisant tourner la dague entre ses doigts. Face à elle, Tamàs était encore figé, ses épaules se soulevant à un rythme saccadé sous le joug de sa respiration haletante.

— Merde ! finit par jurer le blond, abaissant le bras.

Une moue frustrée étira ses traits tandis qu'il pinçait les lèvres. Sa créatrice se contenta de lui adresser un franc sourire, lui assénant une petite tape sur l'épaule. Il fronça un instant des sourcils, avant de maugréer :

— Jadis, une telle défaite lors d'un entraînement m'aurait valu pires coups que cela.

— Quelle mère digne de ce nom punirait ainsi ses enfants... ronronna la rousse, esquissant un léger rictus.

Le fils du sang ouvrit la bouche, prêt à réaffirmer l'évidence qu'ils connaissaient bien tous deux mais elle l'interrompit soudain, se redressant, à l'affût :

— Nous ne sommes plus seuls.

Elle toisait désormais l'orée des bois. Cinq silhouettes se découpaient dans la brume de la forêt qui entourait les ruines. Un pâle rayon de soleil glissa enfin sur le visage de l'homme à leur tête, dévoilant les traits tirés mais avenants d'Ambroise. Juste derrière lui, suivaient Irina, Lorelei, Ennio et enfin Lucian. Le Cénacle du crépuscule... Erzsébet sentit un frisson dévaler son être tout entier et une douce chaleur gagner sa poitrine.

Ils étaient venus...

Voilà deux jours qu'elle leur avait rendu visite, leur laissant un temps de réaction. Une part d'elle n'avait cessé d'espérer leur arrivée avec confiance tandis que l'autre, bien plus mesquine, ne cessait de s'interroger. Pourquoi s'allieraient-ils avec la Forgeuse, cette cruelle princesse immortelle qui leur avait probablement causé plus de torts qu'elle-même ne s'en souviendrait ?

Mais voilà qu'ils se tenaient là, sous l'arche qui marquait l'entrée dans son ancienne demeure et l'émotion qu'elle ressentait en cet instant... Elle ne l'avait pas ressentie depuis une éternité. De la reconnaissance. C'était étrange. Beaucoup trop étrange. Mais en même temps, elle n'aurait échangé cela pour rien au monde. Elle avait l'impression que le monde entier s'éclairait d'une toute nouvelle façon. Oh oui, elle était plus qu'heureuse de voir débarquer la petite troupe des renégats...

— Oyez, oyez braves habitants des Terres de la nuit, le cirque est enfin arrivé ! s'esclaffa Tamàs à son oreille, à voix basse, imitant un hérault.

Elle le fit taire d'un coup de coude dans les côtes.

— Tais toi. Ils ont décidé de nous rejoindre finalement, ce n'est pas pour que tu les fasses changer d'avis avec ton humour.

— Mon humour est exquis, Erzsébet, tu ne veux juste pas l'admettre.

Sans prendre la peine de répondre à son compagnon, elle s'avança vers les nouveaux venus afin de les accueillir.

— Bienvenue dans mon humble demeure... Ou plutôt les ruines qu'il en reste, les apostropha-t-elle, ployant dans un simulacre de révérence. Nous résidons dans la petite dépendance située à quelques pas de là. Mais il y a suffisamment de place ici pour vous y installer.

Ambroise lui rendit son geste avant de se redresser et de poser sur elle un regard dont l'intensité aurait pu en déstabiliser plus d'un. Elle avait l'impression qu'il pouvait traverser son armure et percer à jour tous ses secrets. Une bien désagréable sensation...

— Merci de nous accueillir, votre Altesse, finit-il par glisser, franc.

Elle frémit. C'était toujours étrange de s'entendre appeler ainsi par son ancien titre. Il prononçait ces deux mots avec une douceur si... sincère qu'elle ne parvenait pas à y lire la moindre moquerie, la moindre ironie. C'était un respect simple, pur.

Ses comparses observaient les lieux avec un mélange de curiosité et de méfiance, déposant les affaires qu'ils portaient sur leurs épaules. Seule la force surhumaine des enfants du sang leur avait permis d'apporter tant de caisses jusque là. Dans l'une d'entre elles, que Lucian laissa tomber lourdement au sol, se trouvait la gigantesque toile servant de sommet au petit chapiteau du Cénacle.

— J'espère que vous n'avez rencontré aucun désagrément en chemin.

— Nous sommes restés le plus loin possible de la Cité écarlate mais rares sont les enfants du sang s'aventurant dans les bois lorsque le soleil est à son zénith.

— Vous m'en voyez ravie.

Au moins Vincente n'était-il pas encore au courant de son alliance avec les renégats. Elle avait beau être malchanceuse, le hasard déjouant chacun de ses plans en projetant sur sa route le roi du sang au pire des moments, une mauvaise rencontre entre ses sbires et le cénacle si tôt aurait vraiment été une catastrophe. Depuis le début, rien ne s'était passé comme prévu. Mais cette fois, avec sa quête d'allié, les choses commençaient enfin à tourner en sa faveur.

— Nous allons vous aider à vous installer, déclara-t-elle.

— Il va nous falloir couper du bois pour fabriquer quelques piquets, soupira Ennio.

Son accent chantant que les siècles n'avaient pas effacé roulait les "r" et trahissait ses origines.

Tamàs et Lucian se portèrent volontaires et les trois hommes disparurent bientôt dans les bois tandis que ceux qui restaient entreprirent de commencer à tout installer.

— Toujours à laisser le sale boulot aux femmes... maugréa Irina avant de se diriger vers les caisses.

Il fallait monter le mât principal. Une fois ce dernier dressé, ils pourraient ensuite installer le reste. Lorsque les bûcherons improvisés revinrent avec les pieux supplémentaires, une partie du chapiteau commençait déjà à prendre forme.

Erzsébet prêtait main forte à Lorelei. Cette dernière était occupée à nouer d'épais cordages autour du pilier central, les reliant aux autres piquets. La Forgeuse tranchait ensuite les cordes trop longues d'un coup de sabre. La brune ne cessait de lancer des regards emplis de curiosité et d'admiration à ce dernier, comme captivée par l'argent. Elle ne cessait d'y revenir, tout en conservant ses distances. La princesse déchue l'observait, silencieuse, ne passant guère à côté de l'attention que lui portait la renégate.

Au départ, elle l'avait trouvée étrange. Elle la pensait timide, effacée par rapport au reste du Cénacle du Crépuscule. Finalement celle-ci se révéla bien plus intrigante qu'escomptée. Quoique rêveuse, elle faisait preuve d'une détermination et de précision dans son travail. Elle n'avait certainement pas été créée pour devenir une guerrière, mais comme tous les enfants du sang, elle était forte et avait des crocs et des griffes affutées. L'immortelle releva soudain la tête et leurs regards se croisèrent. La rousse ne put s'empêcher de sourire en voyant la peau pâle de Lorelei se colorer d'un rose délicat.

— Tu as l'air d'apprécier mon sabre, remarqua-t-elle, malicieuse.

— Je suis une conteuse, pas une guerrière. Mais n'importe qui serait fasciné par une arme en argent maniée par un enfant du sang.

Curieusement, et même si elle fuyait les prunelles dorées de son interlocutrice, elle s'était exprimée avec assurance et honnêteté. Erzsébet acquiesça.

— Je pourrais t'apprendre à te servir d'une arme si tu le souhaites. En fer, évidemment.

Elle ne savait pas trop pourquoi elle avait proposé cela. Elle n'avait entraîné personne depuis des siècles et ses méthodes d'apprentissage étaient pour le moins discutables. Mais quelque chose chez son interlocutrice suscitait son indulgence. Elle était pourtant adulte.

Lorelei accepta. Avant de se reconcentrer sur sa tâche, comme si de rien n'était, nouant une nouvelle corde sur un piquet. Son visage était caché par les mèches châtains tombant devant ses yeux mais la rousse était certaine qu'elle rougissait encore. Se retenant de rire sincèrement, elle s'éloigna pour attaquer un autre pieu.

Alors qu'elle passait à côté de son fils, celui-ci se pencha par-dessus son épaule pour lui glisser discrètement :

— Je crois que ton charme a fait une nouvelle victime, Erzsébet...

Les deux heures suivantes passèrent tandis qu'ils s'affairaient et le soleil continuait sa course derrière les lourds nuages gris qui couvraient le ciel des Terres de la Nuit.

La Forgeuse s'interrompit enfin dans sa tâche, décalant les mèches rousses qui glissaient devant ses yeux, collant son front. Elle ne put s'empêcher de balayer du regard ce qui l'entourait, sa gorge se nouant légèrement.

C'était une curieuse vision. Là où jadis se dressait un escalier flamboyant, au-dessus duquel trônait un vitrail qui la représentait elle et ses enfants, il y avait désormais un petit chapiteau, au milieu des blocs de marbre délaissés sur lesquels poussaient une mousse luxuriante. Les toiles tendues étaient d'un vert profond, se mariant presque avec la forêt derrière, zébrées de différentes nuances de bleues. Ces nuances lui rappelaient le costume d'Ambroise et elle ne put s'empêcher de le chercher.

L'homme se tenait à l'écart. Adossé à une pierre, silencieux, il nettoyait avec précaution ses pistolets. Elle l'observa quelques instants sans rien dire. Les armes à feu étaient récentes, en métal, petites. Du genre discrètes et que le tireur pouvait aisément manipuler. Quand la jeune femme songeait aux premières armes à feu et à leur évolution - les canons, mousquets, premiers fusils - dont elle avait été témoin elle ne pouvait s'empêcher d'esquisser un rictus. Le fils du sang s'était adapté aux armes avec les siècles qui passaient. À côté, ses propres sabres pouvaient paraître démodés, désuets. Mais les immortels en étaient restés pour la plupart aux armes blanches, toujours plus utiles. Une balle ralentirait un enfant du sang. Tandis qu'une jambe coupée l'arrêterait plus sûrement...

S'arrachant à sa réflexion, la Forgeuse finit par rejoindre le renégat en quelques enjambées. Celui-ci releva la tête un instant, stoppant ses mouvements quelques secondes.

— Altesse. Je peux vous aider ?

— Que diriez-vous de nous montrer honnêtes l'un envers l'autre ? Entre deux revenants, et probablement les deux derniers souverains du sang restants, nous nous le devons bien.

Le prince du sang sourit. Il se redressa quelque peu, avant d'acquiescer.

— Je suppose qu'entre alliés la sincérité est exigée. Que voulez-vous savoir ?

Oh, il y avait tant de questions qu'elle aimerait poser. Dimitri lui avait donné certaines informations à leur sujet mais celles-ci étaient limitées. Après tout, avec l'informateur il fallait toujours payer plus pour obtenir plus et ses moyens de négociation commençaient à se faire rare. Cependant son interlocuteur semblait disposé à l'écouter et lui répondre et elle n'allait pas tergiverser. Sans détour, elle s'enquit :

— Comment se fait-il que vous ayez survécu ? J'ai entendu le récit de votre bataille contre Vincente. On l'a décrit comme étant sanglant et brutal, forçant le respect de tous malgré la supériorité indéniable de votre adversaire.

Elle devait comprendre. Durant ce siècle et demie d'exil, elle avait cru être l'unique souverain du sang à avoir survécu face à Vincente. Si du moins, on pouvait appeler cela survivre. La princesse en elle était probablement morte dans l'incendie, aux côtés de ses enfants. Sans eux, elle n'était rien. Mais Ambroise se tenait face à elle et elle en était certaine, lui aussi avait joué aux fantômes ces dernières décennies pour échapper au roi du sang. Comment ?

L'immortel soupira. Un instant, son regard fuya celui de la rousse, se posant sur le chapiteau et les autres membres du Cénacle du Crépuscule. Lorsqu'il prit la parole, toujours sans la regarder, son ton s'était métamorphosé, plus sombre, plus triste, chargé d'un lourd dépit.

— Quand Vincente Marchesi a détruit mon nid, ce n'était pas moi qu'il affrontait. Mais mon frère jumeau, Guillaume.

Erzsébet ne s'était pas attendue à cela. Elle avait l'impression que l'homme venait de lâcher une bombe entre eux et tout ce qu'elle pu faire, ce fut battre des cils, comme pour s'assurer qu'elle ne venait pas de rêver.

Des jumeaux... Comme Tamàs et Andràs...

Elle hoqueta, un sentiment d'horreur s'emparant d'elle.

— Comment... Comment est-ce possible ?

Malgré elle, elle avait trébuché sur les mots. L'expression du fils du sang face à elle trahissait des émotions qui faisaient trop écho aux siennes. Elle avait l'impression de voir se faufiler sur les épaules affaissées du brun le serpent de la culpabilité, répandant ses sifflements à ses oreilles. Son jumeau venait de planter ses crocs dans son cœur et son venin agissait déjà.

— Mon frère m'a piégé pour m'empêcher de participer au combat et il a combattu à ma place.

— Il vous a piégé ? répéta la princesse déchue, perplexe.

— Il m'a décapité si vous préférez. Puis il a caché mon corps pour laisser au sang le temps de faire son œuvre tandis qu'il prenait ma place et allait affronter Vincente en mon nom.

Le sourire poli qu'elle affichait jusque là vacilla. Elle avait souvent été blessée mortellement. Mais jamais décapitée. Combien de temps cela avait-il fallu au sang pour ressouder à nouveau la tête au corps ? Ou pire encore pour en reconstituer une nouvelle ? Un enfant du sang se laissait rarement atteindre de la sorte. D'autant plus un prince. Seule la confiance aveugle qu'Ambroise avait dû porter à son jumeau avait pu permettre à ce dernier de le blesser ainsi. Mais celui-ci s'exprimait sans la moindre rancœur, le moindre reproche. Seule une mélancolie profonde qui embrassait ses traits.

— Il savait que je me rendrais, s'esclaffa-t-il doucement, sans joie. Pour notre nid. Mais il ne pouvait l'accepter. Aussi sûrement qu'il m'aimait, il refusait de connaître la honte de la reddition et de la défaite. Ou pire encore, qu'elle n'entache mon nom. Il devait penser qu'il pourrait vaincre ou bien le sang ne l'aurait jamais laissé se sacrifier de la sorte.

« Ne t'es-tu jamais demandée pourquoi les enfants du sang ne peuvent pas se laisser mourir ? » avait demandé l'Ombre. La source de leur immortalité les empêchait à tout jamais d'embrasser la mort volontairement, que ce soit en les poussant à se nourrir si la nécessité s'en faisait ressentir ou à fuir quand la menace était trop grande. Si la plupart des souverains du sang n'avaient pas survécu c'était parce qu'ils avaient été animés par l'orgueil, la certitude de la victoire, la rage de vaincre. Tuer ou être tué.

La princesse déchue le savait. C'était exactement ce qu'elle avait pensé au moment d'affronter son ennemi. Ce n'était que dans l'incendie, quand tout était parti en fumée et qu'elle avait tout perdu, sa couronne, son château, ses enfants, qu'elle avait ressenti pour la première et unique fois cette émotion étrange, dévorante, étouffante, cette envie d'embrasser le brasier et de le laisser la consumer... De se laisser mourir.

À ce simple souvenir, elle avait l'impression que le trou béant qui marquait son cœur se creusa un peu plus. Comme doté de sa propre vie, comme s'il désirait avaler pour de bon sa chair et son sang. Elle devait employer toutes ses forces pour l'en empêcher, pour reboucher ce trou, ne serait-ce qu'un peu plus. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était le nourrir d'amertume, d'espoir et de promesses de vengeance. Car de son néant, surgissait des hurlements qu'elle avait tant entendu qu'ils ne formaient plus qu'une chanson, en boucle, dans son esprit. Une chanson composée de douleur, de reproches et de regrets. Elle couvrait presque la voix de son interlocuteur tandis que celui-ci poursuivait son récit.

— Quand je me suis réveillé une fois que ma tête avait enfin retrouvé sa juste place, l'on clamait qu'Ambroise de Sablecourt était mort. Parmi mes enfants, ceux qui ne l'avaient pas suivi dans la tombe ont dû se plier face à Vincente Marchesi et lui prêter allégeance. J'étais seul, sans mes fils, sans mes filles et... sans mon frère. Condamné à l'ombre et à l'exil. J'étais un renégat.

Lentement, Erzsébet acquiesça. Pour la première fois, il lui semblait qu'elle voyait vraiment le prince du sang. Une étrange pénombre ternissait l'or de ses prunelles et il se tenait légèrement voûté, comme s'il portait un poid trop lourd pour une créature surnaturelle telle que lui sur ses épaules. Ses traits figés à jamais dans une jeunesse éternelle paraissaient pourtant plus âgés et attaqués par le temps que jamais. Elle le voyait pour la première fois, et elle le comprenait. Elle comprenait les plis au coin de ses yeux, la courbe torve de son rictus, et la douleur suffocante qui émanait de lui, de son aura, presque tangible. Elle les comprenait parce qu'elle les connaissait trop bien.

Ils étaient pareils. Exactement pareils. Ils avaient survécu à leur affrontement contre Vincente, contre leur gré, parce qu'un autre, frère ou Ombre, avait décidé de les sauver. Et pourtant ils y avaient tout perdu. Fils et filles. Couronne et renommée.

Et pour la première fois, elle se sentit un tout petit peu moins seule, comme si le néant duquel elle cherchait à s'extirper depuis cette funeste nuit s'éclaircissait soudain, faiblement. Bien sûr, elle avait eu Tamàs, le sang de son sang, à ses côtés durant toutes ces années. Mais c'était différent. Ambroise de Sablecourt était un prince lui aussi. Il avait offert l'immortalité à ses enfants, comme elle-même l'avait fait. Il avait endossé la responsabilité d'un nid, regroupé sous son aile ses nouveaux-nés, les avait nourris, protégés, entraînés... Comme elle. Et il avait échoué à les préserver de la guerre du sang. Comme elle.

Face à face, en cet instant elle ne pouvait s'empêcher de le voir comme un reflet d'elle-même. Et peut-être que lui aussi finalement.

Elle finit par rompre le silence pesant qui s'était abattu sur eux, trop chargé de non-dits.

— Comment cela se fait-il que ce secret soit si bien gardé ? Vous étiez tout de même célèbre, prince chez les immortels, seigneur parmi les mortels, proches des grands du royaume...

— Je me montrais peu en public. Et je ne me suis jamais mêlé aux guerres du Sang. Heureusement, je n'intéressais aucun autre prince et princesse, et plus heureusement encore, je n'intéressais pas la Forgeuse.

La France dont était originaire l'immortel était bien trop loin des domaines qu'elle convoitait. Cela ne lui aurait servi à rien de s'engager dans une guerre si loin de chez elle et des Terres de la nuit. Même l'ennui des siècles qui passaient et la soif de pouvoir n'étaient pas suffisants pour justifier une telle dépense d'énergie. Cependant elle acquiesça lentement, ses lèvres esquissant un léger sourire, malgré l'arrière goût amer qui se déposait sur sa langue.

— Vous avez une bien terrible image de moi.

— Ai-je tort ? Lucian aurait bien des choses à dire sur la chose.

— Il a probablement d'excellentes raisons de ne pas... m'apprécier.

Durant ces deux jours d'attente, elle avait eu tout le temps de se rappeler ce qui lui valait la rancœur du pyromane. Le nid Voros faisait partie de ceux qui se trouvaient à l'origine non loin des territoires des Hercegnő. La princesse Maria était plus jeune qu'Erzsébet de deux ou trois siècles quand elles s'étaient affrontées. Elle n'était pas une grande combattante, mais elle avait l'orgueil et l'honneur de tous les souverains du sang. La Forgeuse n'avait eu aucune peine à la vaincre, cependant comme toute guerre, quelques pertes n'avaient pu être évitées. Elle se rappelait vaguement d'un combattant aux cheveux roux qui s'était battu crocs et griffes pour défendre sa souveraine, en vain. Elle avait humilié celle que Lucian aimait et écrasé son nid. Cela compliquait quelque peu l'entente.

Mais au moins, elle ne l'avait pas tué. Contrairement à Vincente. Cela plaçait le roi du sang en tête de liste de vengeance. Tant qu'il se tiendrait debout, l'inimitié entre Voros et Hercegnő patienterait encore un peu avant de s'exprimer.

— À mon tour de poser une question si vous le permettez, souffla soudain Ambroise, posant ses prunelles dorées sur l'immortelle.

— Je vous écoute.

— Comment avez-vous su ?

La rousse pencha la tête sur le côté, surprise. Elle s'était attendue à une interrogation sur son propre passé, son affrontement contre Vincente ou son exil. Au lieu de cela, la question était plus simple.

— Nous nous sommes déjà rencontrés une fois, expliqua-t-elle, esquissant un vague geste de la main. Lors d'une rencontre dans l'ancien château des Terres de la Nuit. Vous et votre frère étiez présents. C'était je crois l'unique fois où vous aviez fait acte de présence, mais j'ai une excellente mémoire. Vous vous ressembliez peut-être tous les deux mais vous êtes un prince du sang et son créateur. Vous êtes différent. Je vous ai reconnu dès l'instant où vous m'avez tirée dessus.

Cela relevait presque de l'instinct, du détail microscopique. Mais elle avait vu la différence. Les souverains du sang dégageaient quelque chose d'unique. L'immortel face à elle acquiesça lentement, l'air songeur.

— J'en serai presque flatté. Pourtant, comme vous l'aurez remarqué avec mon récit, j'ai beau être le prince du sang, c'était Guillaume, le plus honorable, le plus courageux. Celui qui a vraiment agi en conséquence. À côté, je ne suis qu'un lâche, faible, une ombre à sa mémoire alors même que son nom a disparu de l'histoire. Et pourtant, il était... toute ma vie.

Elle pensa à Ambroise et son frère. À Tamàs et Andràs. À la similitude entre leurs deux histoires. Son fils n'avait survécu à l'attaque de Vincente que parce qu'il ne se trouvait pas au manoire à ce moment-là. Elle l'avait emmenée avec elle, patrouiller dans les bois, et quand ils étaient tombés sur les sbires de leur ennemi, elle l'avait laissé s'en charger tandis qu'elle était retournée précipitamment rejoindre le reste de son nid. Tamàs n'était revenu qu'une fois que tout avait brûlé. Trop tard. Ou plutôt, suffisamment tard pour s'en sortir.

Mais que se serait-il passé si c'était Andràs qui l'avait accompagnée ? Si Tamàs était resté ? Ou si au contraire, elle avait pris les deux avec elle, comme d'habitude, sans séparer cette paire éternelle, ce duo lié par plus que le sang ?

— Il existe une vieille légende... commença-t-elle, à voix basse. Très vieille à vrai dire, aujourd'hui, il s'agirait plutôt de superstitions et de sornettes. On dit qu'à la naissance d'un enfant, deux divinités se penchent au-dessus de son berceau. Elles lui prédisent alors tous les bonheurs et tous les malheurs dont sa vie sera faite, scellant son destin. Mais quand deux enfants identiques, marqués par la gémellité, se retrouvent ensemble dans ce berceau, les divinités en bénissent un chacun. Ils deviennent les deux faces d'une même pièce, les deux côtés d'un miroir... L'un était forcément béni par les cieux, promis à une grande réussite sous le soleil, tandis que l'autre était frappé de malchance, condamné aux ténèbres. C'était une question d'équilibre. Ou d'aveuglement de la part des divinités. Et fatalement, la tragédie attendait le second au tournant.

Tamàs et Andràs. Ambroise et Guillaume. Le soleil et la lune...

— Evidemment, il ne s'agit que de superstitions, s'esclaffa-t-elle soudain, se ressaisissant. Je n'oserai prétendre que votre vie ait été heureuse et solaire en comparaison.

L'homme la dévisagea quelques instants. Il ne semblait ni blessé ni outré par ce qu'elle venait de dire. Ses sourcils étaient légèrement froncés mais ses lèvres esquissaient toujours un sourire simple. Un souffle lui échappa.

— Altesse...

— Appelez-moi Erzsébet, s'il vous plaît. Je ne suis plus une... princesse.

— Très bien Erzsébet. Nous avons tous subi des pertes terribles. Le nid d'Ennio a été entièrement détruit. L'un des premiers coups d'éclat du roi du sang après qu'il soit apparu de nulle part. Qu'Ennio ait survécu est un miracle. Quant à Lucian, il a perdu celle qu'il aimait et quand tout son nid a fini par ployer, lui seul a résisté en souvenir de sa princesse du sang. De même pour Irina. Son créateur était un prince du sang, très jeune en apparence, mais aussi vieux que vous. Ils étaient fiancés. Vincente l'a écrasé comme une mouche. C'était je crois juste avant qu'il n'atteigne les Terres de la nuit et ne s'en prenne à vous.

Erzsébet se tourna un instant vers les autres membres du cirque. Elle avait l'impression de les voir sous un nouveau jour. Irina et Lucian se tenaient proches l'un de l'autre, se chamaillant. Ennio les écoutait tout en dénouant leurs bagages. Un peu plus loin, Tamàs semblait expliquer quelque chose à Lorelei qui l'écoutait avec attention. La brune embrassait les ruines du regard, un sourcil levé, ses lèvres étirées en un léger sourire indéchiffrable. Elle acquiesçait à ce que lui disait le blond tout en vidant une caisse remplie d'outils divers et variés. Si la princesse du sang était parvenue à recoller les morceaux des histoires de la plupart des renégats, elle ne savait presque rien de cette immortelle-ci. Intriguée, elle s'enquit, à voix basse pour que les autres ne l'entendent pas :

— Et Lorelei ?

Le regard d'Ambroise s'adoucit quelque peu, une expression mi-attendrie mi-mélancolique marquant ses traits.

— C'est différent. Elle est quelque peu solitaire et il semble qu'elle l'ait toujours été. Elle n'appartenait à aucun nid et son nom est un nom d'emprunt. Nous ignorons beaucoup sur son passé.

— Et malgré tout, malgré vos secrets respectifs, vous vous faites confiance ?

— Nous sommes une famille, Erzsébet.

Elle ne répondit pas. Il avait mis tant de ferveur, tant de sincérité dans cette déclaration que nul n'oserait jamais le contredire. Il n'y avait qu'à les observer de près pour réaliser à quel point il disait vrai. Ils veillaient tous les uns sur les autres et ce depuis tant de temps... Comme pour confirmer ses pensées, le prince du sang reprit ses explications :

— Le Cénacle du Crépuscule vit caché depuis presque un siècle maintenant. Nous avons longtemps fui parce que nous savions... nous croyions que nous n'avions pas la moindre chance de survie face à Vincente, et pourtant, il est impossible pour nous de rejoindre sa Cité écarlate. Par haine, par désespoir ou pas respect pour la mémoire de ceux qui se sont sacrifiés.

Il marqua une légère pause. Cette fois, il soutenait le regard de la princesse déchue sans plus fuir.

— Vous l'avez dit vous-même, reprit-il : le monde est plus complexe qu'il n'y paraît, les dangers sont grands même pour des immortels et très vite, nous nous sommes retrouvés forcés de choisir entre Charybde et Scylla. Quand soudain, voilà que vous apparaissez Erzsébet, que vous nous proposez une alliance et une vengeance. Si vous n'étiez pas la Forgeuse et que l'Ombre verte n'était pas de votre côté, pas une seule seconde je n'aurais cru cela possible. Mais vous êtes la Forgeuse et de toute évidence, le spectre veille sur vous. S'il existe un unique moyen en ce monde de faire payer le responsable de nos maux, alors c'est à vos côtés. Seul, aucun de nous ne peut rien. Mais ensemble, nous avons peut-être une chance. Vous venez de réveiller une chose précieuse mais dangereuse chez nous...

— L'espoir ? proposa-t-elle, haussant un sourcil face à l'impression d'avoir déjà lu ce genre de discours des milliers de fois.

— Non. La soif de sang.

Le ton de l'homme changea l'espace d'une fraction de seconde. De posée, tempérée, il était devenu glaçant, sombre, guttural... Sa prise autour de ses pistolets s'était soudain raffermie et ses phalanges blanchissaient. Il était... impressionnant. Presque terrifiant. Un véritable enfant du sang, digne de son nom et de sa réputation.

Elle ne put s'empêcher de dévoiler ses canines dans une expression carnassière. La soif de sang, voilà un langage qu'elle maîtrisait à la perfection. Par réflexe, elle porta la main à la garde de son sabre, à sa taille. La proximité de l'argent couvrit aussitôt son épiderme d'une chair de poul qu'elle savourait presque.

— Quelqu'un parle de régicide par ici ? intervint soudain une voix grave juste derrière elle.

Elle ne sursauta pas même un peu cependant elle inclina légèrement la tête sur le côté quand le visage de Lucian apparu près, trop près du sien.

— Quelle ouïe affutée.

— Il est toujours attentif quand il s'agit de ses intérêts, maugréa Irina en jetant un drôle de regard à l'homme.

Tamàs, Lorelei et Ennio les rejoignirent à leur tour.

— Maintenant que nous sommes tous réunis, avez-vous un plan ? interrogea le craintif fils du sang, passant une main nerveuse dans sa nuque.

La princesse déchue ne répondit pas, se contentant de hocher de la tête, jetant un coup d'œil en coin à son fils. Celui-ci posa une main qui se voulait rassurante sur l'épaule du renégat avant de s'exclamer :

— Un début, oui. À quel point êtes-vous en mesure de vous battre ?

— À part notre rêveuse de service, nous avons tous été entraînés pour les guerres du sang quand nous étions dans nos nids respectifs.

— Hé ! s'offusqua Lorelei, jetant un regard sombre à Lucian qui venait de s'exprimer.

Mais celui-ci l'ignora. Fier de lui, il reprit d'un air satisfait :

— Pour ma part, je suis très doué avec des torches et des armes embrasées.

Un don quelque peu... particulier. Mais utile, Erzsébet devait l'avouer.

— Le feu tue les enfants du sang... argua Tamàs, dubitatif.

— Seulement s'ils se brûlent avec !

Sur ces mots, il adressa un clin d'œil au blond. L'espace de quelques instants, il semblait avoir oublié la rancœur qui pouvait encore exister entre eux après leurs affrontements passés. Les ennemis d'hier étaient devenus les alliés d'aujourd'hui et il y avait de quoi en être surpris.

L'immortel se tourna légèrement vers sa créatrice, un sourcil levé. Elle les observait, silencieuse, les bras croisés. Elle ne pouvait s'empêcher de repenser à ce sinistre incendie, ce... bûcher alimenté par Vincente pour réduire en cendre celle qui avait osé se dresser contre lui.

Le feu était à la fois son pire ennemi... et son meilleur allié.

Soudain, son instinct s'éveilla. L'ambiance parut changer du tout au tout, tandis qu'un mauvais pressentiment s'emparait soudain d'elle. Elle se redressa, en alerte, laissant son ouïe se projeter au-delà de leur cercle, jusqu'à la pénombre des bois. Un craquement de branche. Des bruits de pas.

— Quelqu'un vient ! grogna-t-elle.

Sur le qui-vive, tous se tournèrent vers l'origine des sons tandis qu'une silhouette commençait à se découper dans la brume, jusqu'à pleinement avancer dans la lumière du jour.

— C'est la garce du roi... grogna Lucian.

Erzsébet tiqua à l'entente de l'insulte. Un frisson désagréable dévala son échine et elle se tourna vivement vers lui, le fusillant du regard. Le fils du sang recula légèrement face à l'intensité de l'œillade, l'incompréhension et la surprise marquant aussitôt ses traits.

— Tu ferais mieux de retenir ta langue » se moqua Tamàs à voix basse.

Mais c'était bel et bien Esmeray qui se tenait devant eux, à l'entrée des ruines. Seule. Comment était-elle parvenue à arriver jusque-là, c'était un miracle ! L'Ombre ne faisait décidément plus son travail correctement... Cependant, la fille du sang n'avait aucune arme en main et sa posture n'avait rien de menaçante.

Erzsébet était incapable de détourner son regard d'elle. Aussitôt, son esprit s'envola vers les dangereux méandres qu'avaient emprunté ses rêves deux nuits plus tôt. Elle se voyait effleurer du bout des doigts les folles boucles brunes qui étaient aujourd'hui maintenues tristement en un stricte chignon par une épingle à cheveux métallique, enfouir son visage dans la gorge que dévoilait le col de la chemise déboutonné ou encore embrasser avec ferveur sa peau brune qui ressortait différemment à la lumière du jour... Dans ses veines son sang s'enflamma et sa gorge s'assécha aussitôt.

Bon sang Erzsébet, stop !

Elle était définitivement une cause perdue.

---

Hello ! Je vous souhaites d'excellentes vacances et de joyeuses fêtes de fin d'année à celleux qui les célèbrent ! 

L'hiver s'est également installé dans les Terres de la Nuit et avec lui, les renégats du Cénacle du Crépuscule aussi puisqu'ils ont décidé de rejoindre Erzsébet ! L'occasion pour nous de faire plus ample connaissance avec eux et surtout, dans ce chapitre, avec Ambroise, mon petit chouchou dans cette troupe ! 🎪

Quelles sont vos premières impressions à leur sujet ? Qu'en pensez-vous ? 🙃

Cependant, l'arrivée d'Esmeray à la fin pourrait bien forcer nos tous nouveaux alliés à livrer leur bataille plus tôt qu'ils ne l'avaient escompté ! La seconde moitié de ce tome 1 s'apprête à réellement commencé, alors j'espère que vous êtes bien préparé.e.s ! Sinon, tant pis ! C'est partiiiiii !

Et au passage, l'écriture du tome 1 est définitivement terminée, j'ai très hâte que vous lisiez tout ce que je vous ai prévu et d'avoir vos retours ! 

À bientôt, 

Aerdna 🖤

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top