Chapitre 15. Objet de haine et de désir.

« Tu rentres bien tard, Esmeray...

La fille du sang se crispa imperceptiblement à l'entente de cette voix insupportablement moqueuse et malintentionnée. Un instant, elle leva les yeux au ciel, contenant la vague d'agacement qui grimpait en elle. Pourtant, lorsqu'elle se retourna pour faire face à celui qui venait de l'interpeller de la sorte, son visage affichait une neutralité glaciale.

— Bonsoir Paolo. Dario.

Elle balaya d'un regard morne le petit salon du palais réservé aux proches de Marchesi. Son interlocuteur était affalé mollement dans un siège, son cadet à ses côtés. Ils affichaient tous deux une mine affreuse. Difficile d'oublier que leur frère était mort quelques jours plus tôt aux mains de l'Ombre. Cependant, elle n'éprouvait aucune pitié pour eux. Après tout, ils la haïssaient ouvertement et ne rataient jamais une occasion pour tenter de la discréditer aux yeux des maîtres des lieux ou se dresser en travers de sa route. Or, s'il y avait bien une chose qu'elle abhorrait plus que tout, c'était ceux qui osaient faire obstacle entre elle et l'objet de ses désirs.

Les frères Marchesi se tenaient toutefois tranquilles depuis leur dernier échec. Heureusement pour eux...

D'autres enfants du sang étaient également présents, assis autour d'une autre table. Un homme et deux femmes. Ils s'interrompirent aussitôt, leurs prunelles dorées scrutant avec attention l'énième joute verbale qui s'apprêtait à débuter.

— Encore une ronde dans les bois ? ricana Paolo, jouant avec un verre rempli d'un liquide écarlate. Tu rentres une fois de plus les mains vides...

— Au moins je trouve le courage de m'y aventurer au lieu de me terrer ici en craignant cette maudite Ombre verte.

L'immortel s'étouffa presque avec la gorgée de sang qu'il venait de porter à ses lèvres. Les yeux exorbités, une grimace de rage déforma ses traits.

— Notre roi nous a ordonné d'abandonner nos recherches, rétorqua son frère, la mâchoire crispée. Que dira-t-il s'il apprend que tu persistes sans son autorisation ? Ce serait bien dommage qu'il te punisse... encore.

Esmeray ricana, amère.

Oh, Vincente n'hésitait jamais à la punir. Elle avait beau guérir, elle se rappelait sans peine des griffures qui avaient déchiré sa joue après qu'elle eut échoué à capturer la renégate. Elle se rappelait de toutes les autres fois où elle avait dû payer le prix de ses erreurs. Mais elle ne le craignait guère. Elle avait survécu à pire. Elle survivrait à cela. Par amour.

Un sourire carnassier vint étirer ses lèvres tandis qu'elle inclinait la tête sur le côté. Plissant des yeux, elle persiffla :

— Vous pouvez toujours tenter de me dénoncer. Mais que pensez-vous réellement qu'il fera face à cette preuve de loyauté infaillible et l'absence évidente de lâcheté derrière mes actions ? Qui punira-t-il vraiment pour lui avoir fait perdre son temps ?

— Nous sommes ses enfants... protesta Dario, outré.

— Et moi, je suis son amante. Sa compagne. Son bras droit.

Elle avait soudain haussé le ton. Sa voix résonna dans la pièce, sombre, caverneuse, différente de l'ordinaire. L'espace d'un instant, elle avait abandonné son impassibilité habituelle et une grimace colérique étirait cette fois ses traits. Son interlocuteur eut un léger mouvement de recul, fermant la bouche. Bien.

Se tournant vers les autres enfants du sang qui assistaient silencieux à l'échange, Esmeray plissa des yeux. Ils avaient beau ne pas intervenir, elle savait ce qu'ils pensaient réellement.

Nul ne l'aimait ici. Nul ne l'aimait jamais.

Mais soit ! Il n'y avait qu'une seule personne dont l'amour comptait à ses yeux et le reste n'avait aucune valeur.

— Que faites-vous encore à bailler aux corneilles ? La nuit est tombée depuis longtemps. Allez surveiller la cité écarlate.

D'ordinaire, les enfants directs de Marchesi, métamorphosés par son sang, occupaient une position hiérarchique supérieure au sein de la Cité écarlate. Ils contrôlaient tout au nom de leur créateur et rares étaient ceux qui s'opposaient à eux. Mais Esmeray avait beau ne pas avoir été transformée par Vincente, sa force physique était supérieure. C'était ce qui lui avait valu d'être repérée par le roi du sang et de grimper les échelons.

Ils pouvaient bien tous la réprouver, l'insulter... aucun d'eux ne serait assez brave pour vraiment la défier. Aussi, malgré leur aversion certaine, les immortels s'empressèrent de lui obéir, désertant le petit salon. Même Paolo et Dario obtempérèrent, non sans lui lancer le regard le plus méprisant qui puisse exister.

— Traînée... lâcha l'aîné en passant à côté d'elle.

Elle ignora l'insulte, ses lèvres s'étirant en un rictus narquois. Après tout, il n'avait pas tort sur certains aspects...

Enfin seule, elle s'engouffra dans l'escalier qui menait aux étages supérieurs du vaste château. Tout en grimpant les marches, elle ne put s'empêcher de porter la main au médaillon qui reposait au creux de sa poitrine. Ses doigts épousèrent les contours du croissant de lune métallique nerveusement.

Au sommet, elle atteignit un long couloir ouvert sur la nuit par de grandes arcades. Le ciel était couvert de lourds nuages qui dissimulaient les étoiles. En contrebas, la cité écarlate resplendissait de mille feux et de vie. Les silhouettes des enfants du sang dans les rues se devinaient, multitude d'ombres venus de partout et de tout temps, réunies au cœur des Terres de la Nuit par la poigne féroce du souverain des lieux. Un véritable royaume...

Elle se figea soudain.

Une libellule voletait devant son regard, faiblement, ses ailes irisées captant la lumière des torches. Esmeray fronça des sourcils. L'insecte l'avait probablement suivie depuis cette foutue forêt sans qu'elle ne s'en aperçoive... D'un geste sec, elle l'écrasa au creux de sa paume.

Délaissant sa contemplation, elle reprit sa route jusqu'à sa destination, là où elle savait que son compagnon et maître l'attendait. Après avoir toqué, elle pénétra dans une vaste pièce confortablement meublée, éclairée par une grande cheminée dont la lueur du brasier se reflétait sur les objets précieux.

Vincente était dans sa baignoire. La tête rejetée en arrière, les yeux mi-clos, il observait à travers les deux fentes dorées son amante pénétrer dans la salle de bain. Silencieusement, elle referma la porte, avant de s'incliner. L'air frais de la nuit l'avait suivie jusqu'à l'intérieur, faisant vaciller les flammes dans l'âtre.

Le roi du sang esquissa un vaste geste, l'invitant à le rejoindre. Alors qu'elle se redressait, il lâcha, d'un ton mielleux, nonchalant :

— Tu es en retard, Bella.

Elle tiqua à l'entente de ce surnom. Maintenant que la princesse déchue l'utilisait elle-aussi il avait entièrement changé de signification. Un frisson dévala son échine et elle dû retenir une grimace. Une part d'elle ne voulait plus qu'il l'emploie. Plus jamais.

Elle s'agenouilla près du baquet en cuivre, laissant légèrement ses ongles frôler la surface de l'eau chaude, créant de petits remous.

— Excuse-moi, j'avais quelque chose à faire.

Soudain, des doigts humides se refermèrent autour de son poignet, l'attirant en avant. Le souffle de Vincente s'échoua sur son front tandis qu'il susurrait, narquois :

— Plus important que ça ?

Il s'était légèrement redressé, des gouttes d'eau perlaient de ses mèches corbeau en bataille, gouttaient sur ses épaules et ruisselaient le long de son torse, entre les sillons que formaient ses muscles jusqu'à ses hanches immergées. Il souriait avec assurance, presque avec malice mais sa compagne n'y prêta pas la moindre attention. Au contraire, ses sourcils se froncèrent légèrement et elle répondit sans réfléchir, d'un ton sec et sans appel :

— Oui.

Elle était définitivement de mauvaise humeur. Ses pensées ne cessaient de s'échapper pour retourner à cette forêt et à la furie rousse qui s'y cachait. Elle sentait encore contre sa gorge le contact de la pointe de métal qui avait menacé de percer sa peau. Elle avait l'impression de percevoir encore sur elle le poids de son adversaire tandis qu'elle la plaquait au sol et ses entrailles se contractaient à ce souvenir.

Elle devait y aller et s'occuper de cette histoire avant que Vincente ne se décide à envoyer plusieurs de ses fils dans la forêt pour s'en charger. Il était hors de question qu'elle laisse quelqu'un d'autre qu'elle mettre la main sur Erzsébet. C'était son fardeau. Sa mission. Son destin.

Le roi du sang saisit soudain le menton de la femme pour ramener son attention à lui. Leurs regards se croisèrent et il esquissa un rictus, dévoilant ses canines pointues.

— Tu es ailleurs. Un autre homme que moi serait jaloux. Ton coeur me trahirait-il ?

Esmeray secoua vivement la tête, cherchant à se libérer de son emprise. Une chape de plomb venait de s'abattre sur elle face à la lueur dangereuse qui venait de s'allumer dans les yeux de son compagnon et elle se défendit aussitôt, avec ferveur :

— Mon cœur ne trahirait jamais celui à qui il appartient.

Elle s'était empressée de répondre avec tant de détermination que l'homme parut s'apaiser quelque peu. Son étreinte se desserra légèrement et il caressa du bout des doigts la courbe de sa mâchoire, dans un geste presque tendre.

— Tant mieux, asséna-t-il, son ton se faisant plus chagrin. Tu ne peux pas me laisser seul, n'est-ce pas, ma précieuse luna nera ?

Le cœur de l'immortelle se serra dans sa poitrine, les mots de son amant s'y perdaient en échos qui résonnaient jusqu'à ses oreilles. Le laisser seul... Sa plus grande frayeur. Le véritable moteur de toutes ses actions, aussi atroces soient elles. Il ne l'avait jamais admis, pas une seule fois. Mais elle savait. Elle avait deviné. Cette souffrance qui exultait à chaque mot, chaque geste du roi du sang était si intense, si étouffante... Elle se métamorphosait en quelque chose de plus dangereux chaque fois qu'elle émergeait à la lueur du jour. Et elle ne pouvait que le comprendre.

C'était de sa faute, s'il affichait à présent un rictus aussi déchirant. Entièrement sa faute. S'il agissait de la sorte, s'il se montrait cruel... c'était parce qu'elle était responsable.

La culpabilité étouffa presque Esmeray. Elle acquiesça lentement, la gorge nouée. De sa main libre, elle replaça une des mèches noires qui tombait sur le front de son amant derrière son oreille, laissant ses doigts effleurer sa nuque. Elle le sentit frémir contre son épiderme tandis qu'il plissait les yeux.

Mais déjà, Vincente avait abandonné son expression mélancolique et triste pour afficher à nouveau un sourire satisfait et fier. Se renfonçant dans l'eau, renversant la tête en arrière, il s'exclama, jovial :

— Dans trois jours aura lieu l'anniversaire de mon couronnement. Tous les enfants du sang seront conviés. Ce sera l'occasion pour célébrer la gloire et la puissance de la cité écarlate... L'union de tous les immortels sous mon règne.

La brune fronça des sourcils. Déjà ? Le fils du sang s'était déclaré roi le premier jour de l'hiver il y a de cela... cent soixante quinze ans. Le temps était passé si vite et pourtant, elle avait l'impression qu'une nouvelle éternité s'était écoulée. Déjà plus de trois demi-siècle qu'elle avait rejoint les Terres de la Nuit, la cité écarlate et Vincente. Plus de trois demi-siècle qu'elle jouait son rôle du mieux qu'elle pouvait, à la perfection, tapie dans l'ombre.

— Nul doute que tous et toutes te remercieront de leur avoir offert un foyer et une famille sûre, le flatta-t-elle, d'un ton enjôleur.

— Cette nuit signera également ma victoire totale car j'ai un plan pour nous débarrasser de ce qui empoisonne notre royaume.

La fille du sang se tendit imperceptiblement. D'abord, ça n'avait jamais été leur royaume... uniquement le sien, et il ne partagerait sa couronne pour rien au monde. Elle n'était que son âme damnée, un pion, et ce peu importe tous ses efforts. Ensuite, voilà qu'il recommençait avec Erzsébet ! Il n'y avait pas un seul instant où ses pensées n'étaient pas hantées par le fantôme de la princesse. Il était littéralement obnubilé par elle, même lorsqu'ils se trouvaient tous deux, si proches l'un de l'autre, même lorsqu'elle lui promettait une loyauté indéfectible. Foutue obsession !

Cependant, son compagnon ne prêta pas la moindre attention à sa réaction. S'étirant tel un félin, il lâcha, son sourire s'agrandissant plus encore :

— Je vais enfin détruire cette garce de malheur, cette salo...

Esmeray sentit son sang ne faire qu'un tour dans ses veines. Avant qu'il ne puisse finir ses mots, elle fondit sur ses lèvres, l'embrassant. L'insulte mourut dans ce baiser enragé. Surpris par cette soudaine fougue, Vincente y répondit aussitôt, se redressant dans la baignoire. Son geste brusque fit déborder des vagues d'eau. Le fils du sang sentait son être entier s'éveiller, animé par le désir brûlant qui s'enflammait au creux de ses entrailles. L'idée de sa victoire à venir et la présence de sa si précieuse lune noire à ses côtés lui donnaient un sentiment de toute puissance dont il s'ennivrait sans la moindre hésitation. Mais soudain, elle lui mordit la lèvre inférieure et la douleur électrisante suivie du goût métallique de son propre sang lui firent esquisser un léger geste de recul. Profitant de cet intermède, il pu dévisager la femme qui se dressait au-dessus de lui. Ses longues boucles noires formaient une crinière folle autour de son visage, leur pénombre conférant à l'éclat de ses yeux dorés une lueur presque... inquiétante.

— Ne parle plus d'elle ! gronda-t-elle sans chercher à dissimuler son amertume, contre sa bouche.

— Tu me donnes des ordres, Bella ? s'esclaffa-t-il, narquois. Serais-tu encore jalouse de cette... »

Elle l'interrompit de nouveau, l'embrassant de plus belle. Cette-fois, il s'empara pour de bon de sa taille de ses larges mains trempées, ses doigts s'agrippant à ses hanches avec force. L'eau traversa le tissu de sa chemise, lui collant à la peau. Elle se redressa alors, enlaçant les épaules de l'homme pour le presser contre elle, se laissant entraîner dans le baquet.

Il chercha à reprendre le dessus sur leur étreinte, une de ses mains remontant jusqu'à la nuque de l'immortelle pour la faire ployer. L'autre s'affairait déjà à faire sauter les boutons de sa chemise. Les remous de leurs mouvements firent déborder l'eau de la baignoire, éclaboussant le sol. Sur le tapis de velours, des tâches sombres se formaient ça et là. Les vêtements d'Esmeray finirent par y chuter également.

Alors que les lèvres de l'homme se perdaient dans sa gorge, parsemant ses clavicules et sa poitrine de baisers voraces, le regard brouillé de la fille du sang se posa sur les épais rideaux rouges qui dissimulaient à sa vue le ciel nocturne. Rouges comme le sang. Rouges comme la chevelure d'Erzsébet...

*

Erzsébet ouvrit brutalement les yeux, un frisson glacé dévalant son échine. Son instinct venait de s'éveiller, un flot d'adrénaline se déversant dans ses veines. Il faisait sombre autour d'elle, l'obscurité était plus épaisse qu'un brouillard. Par réflexe, elle se redressa, sa main tâtonnant sur le côté du lit, à la recherche de son comparse. Mais elle ne rencontra que du vide.

Tamàs avait disparu. Il n'y avait personne dans le repère. Personne hormis elle et Esmeray. La silhouette de cette dernière se découpait dans le clair de lune qui pénétrait faiblement par la fenêtre, épousant ses courbes généreuses. C'était sa présence qui avait tiré la princesse du sang de son sommeil.

Aussitôt, elle voulut attraper le manche de son sabre, mais celui-ci avait également disparu.

« Où est Tamàs ?

L'intruse n'avait pas bougé. Elle demeurait immobile, dans l'entrée. Sa voix résonna étrangement dans la pièce, à la fois faible et rauque.

— Je crains qu'il ne soit occupé ailleurs.

La forgeuse sentit le sang déserter son visage. L'horreur et la terreur la saisirent à la gorge, effaçant tout le reste. En l'espace d'une fraction de seconde, elle avait bondit sur ses deux pieds, et se trouvait désormais à moins d'un mètre de la nouvelle venue, ses griffes déployées. Prête à lutter. Prête à blesser.

— Si tu as touché à un seul de ses cheveux... commença-t-elle à menacer, d'une voix sombre.

— Détends-toi princesse, je ne suis pas venue pour lui, l'interrompit calmement la brune.

Pourquoi cette phrase avait-elle un tel effet sur elle ? Erzsébet n'aurait su le dire mais elle sentait une douce chaleur la gagner petit à petit, chassant la rage et la froideur qui s'étaient emparé d'elle l'instant d'avant. Tamàs était sauf, c'était tout ce qui comptait. Elle ne pouvait se permettre de perdre encore un enfant, son dernier fils. L'ultime rayon de soleil dans son existence tourmentée. Heureusement, Esmeray n'était pas venue pour lui. Elle était venue pour elle. Et dans un tout autre contexte, cela l'aurait encore plus réjouie.

Elle se détendit légèrement, se redressant. Puisqu'aucune menace ne planait plus sur son comparse, elle n'avait plus besoin de se montrer réellement sérieuse. Elle avait déjà battue celle qui se prétendait son ennemie et là, au cœur même de cette forêt, elle ne craignait pas pour sa vie. Que l'intruse soit parvenue jusqu'à leur repère était déjà un véritable miracle. Un nouveau sourire vint fleurir au bord de ses lèvres tandis qu'elle l'apostrophait, nonchalamment :

— Tu n'abandonnes donc jamais ?

Son interlocutrice secoua la tête de gauche à droite, un rictus amer étirant ses traits.

— Jamais.

Et avant qu'elle ne puisse rétorquer quoi que ce soit, elle bondit sur elle. La princesse déchue ne chercha pas à résister. Évitant simplement un coup de griffes, elle encaissa silencieusement le coup d'épaule qui la fit reculer de quelques pas. En l'espace de quelques instants, elle se retrouva plaquée avec virulence contre le mur en pierre, une dague en acier pointée sous sa gorge.

— Je te hais, feula sa rivale avec tant d'ardeur, tant de rage que ses mots s'enfoncèrent dans son cœur plus sûrement que sa lame ne l'aurait fait.

Erzsébet aurait pu tenter de se libérer. Elle avait de grandes chances d'y parvenir. Mais l'absence de danger lui donnait envie de jouer avec le feu.

— Vraiment ? susurra-t-elle, plissant les yeux. Alors pourquoi ne me tranches-tu pas la gorge pour ramener ma dépouille à ton maître ?

— Je n'ai pas de maître.

La fille du sang avait rugi ces quelques mots, se rapprochant un peu plus de celle qu'elle venait de maîtriser. Mais dans sa main, le couteau tremblait. Pour quelle raison tremblerait-il ainsi ?

Prudemment la princesse déchue porta sa main jusqu'à celle qui tenait la lame. Du bout des doigts, elle en effleura le poignet, avec douceur. Les mots brûlaient sa langue, tant et si bien qu'elle ne les retint pas, lâchant avec un sourire franc :

— Tu en as un, mais tu ne devrais pas en avoir. Une créature si féroce, si belle et si déterminée que toi... Se tapir dans l'ombre de la sorte est un véritable gâchis.

Face à elle, les yeux d'Esmeray s'arrondirent soudain, si écarquillés qu'elle avait l'impression d'assister au lever de deux pleines lunes jumelles dans l'obscurité. Un léger soubresaut agita ses épaules et la lame s'abaissa légèrement.

— Qu'as-tu dit ? croassa-t-elle d'une voix éraillée, trahissant sa surprise.

— Je trouve simplement que c'est dommage que tu sois l'amante de Vincente.

Pourquoi diable se montrait-elle aussi honnête ? N'avait-elle donc pas le moindre contrôle sur sa propre langue ? Finalement, où que soit Tamàs, son étrange absence était un mal pour un bien. À coup sûr, cela l'aurait achevé plus efficacement que le feu ou l'argent...

Pourtant, alors que la brune s'était toujours montrée insensible à toutes les piques et malices qu'avait tenté de lui adresser la Forgeuse, cette fois-ci ses émotions se lisaient comme dans un livre ouvert, sincères, confuses. Face à sa réponse, le souffle de la guerrière s'était entrecoupé et il lui semblait que ses joues se coloraient légèrement. La rousse observait silencieusement tous ces petits changements, la façon dont son visage entier se métamorphosait dès qu'il abandonnait son masque de mépris et de dureté. À nouveau, elle percevait cet éclat douloureux mais si beau, tragiquement beau qu'elle avait admiré lors de leur première rencontre, et dans sa poitrine son cœur se serra un peu plus, gagné par un sentiment puissant, ardant. Une longue mèche bouclée tombait devant les yeux dorés de son adversaire, rebondissant sur son épaule, avant de glisser le long de sa poitrine.

Elle voulait y toucher, s'en saisir... C'était plus fort qu'elle.

Esmeray se crispa un peu plus alors qu'elle tendait la main vers son visage mais ne bougea pas pour autant. Face à l'absence de résistance, elle ne semblait pas craindre d'attaque. Du bout des doigts Erzsébet parcourut le tracé de la boucle, douce comme la soie, avec précaution, comme si elle osait toucher à la plus fragile des porcelaines. Un geste qu'elle avait tant souhaité faire, depuis le premier instant où elle l'avait vue.

Elle ne sentait plus le souffle de la fille du sang s'échouer sur ses pommettes. Cette dernière retenait sa respiration face à elle. Surprise, son regard glissa alors jusqu'à la bouche entrouverte de la brune. Dans la pénombre, ses lèvres charnues semblaient presque noires.

— À quoi joues-tu, princesse ? s'enquit l'immortelle, en déglutissant.

Rien qu'à ce geste, sa poitrine se souleva, dans un faible soubresaut. La princesse en exile sentit sa gorge s'assécher un peu plus, son sang fourmillant dans ses veines, comme s'il cherchait à prendre vie, à s'échapper, à la pousser en avant et à dépasser les limites de la raison. Elle n'avait plus la force de lutter.

— Je ne joue pas, Esmeray. »

Celle-ci sursauta presque en entendant son nom. Une lueur passa dans son regard, véritable maelstrom d'émotions indéchiffrables.

Alors sans plus résister, la rousse franchit la dernière distance qui les séparait, déposant ses lèvres sur celles de son ennemie. Celle-ci se tendit contre elle, l'espace de quelques instants. Avant de céder à son tour. À la plus grande surprise de la princesse déchue, elle lui rendit son baiser, laissant tomber la dague qu'elle tenait dans un fracas métallique. Ses mains s'accrochèrent à ses épaules, comme si elle craignait de perdre l'équilibre tandis que celles d'Erzsébet enlacèrent sa taille, de peur qu'elle ne se recule et mette fin à cette étreinte qu'elle peinait à croire réelle.

Dans la pénombre de la nuit, aveuglée par l'abondante chevelure d'ébène qui tombait devant ses yeux, elle n'entendait plus que leurs respirations lourdes et la cadence de leurs deux coeurs, qui s'affolaient dans leurs poitrines pressées l'une contre l'autre. Le goût enivrant du baiser l'électrisa jusqu'aux creux de ses entrailles. Un nouveau souffle s'empara entièrement d'elle et se décollant du mur, elle se hissa un peu plus sur la pointe de pied, reprenant le dessus.

Elles reculèrent alors jusqu'à percuter un des rares meubles de la pièce. Acculée contre le table, Esmeray l'enlaça, l'emprisonnant entre ses longues jambes pour la ramener plus encore contre elle. Ses mains quittèrent les épaules de la princesse du sang pour glisser le long de son dos, dévalant sa taille, épousant ses hanches avec ferveur jusqu'à se faufiler sous sa chemise en pagaille. Ses paumes étaient brûlantes contre la peau de la rousse, ses doigts doux quand ils effleurèrent ses seins. Cette dernière laissa échapper un léger gémissement qui mourut aussitôt, avalé par leur baiser.

L'équilibre avait beau être précaire, l'énergie et la force de leur étreinte les maintenaient debout. Quand avaient-elles perdu totalement le contrôle ? Erzsébet n'aurait su le dire exactement.

Elle avait l'impression qu'elle n'avait jamais connu un tel désir, un tel plaisir. Tout ne se résumait plus qu'à cela, ces différents points de fusion où leurs corps semblaient ne vouloir faire plus qu'un, leurs lèvres, leurs cœurs, leurs bassins... Son genoux glissa entre les jambes qui l'entouraient, ses mains effleurant les cuisses musclées pressées contre les siennes. Elle devait réduire la distance qui les séparait encore, apaiser le brasier qui dévorait son bas-ventre, engourdissait sa poitrine et asséchait sa gorge. Mais à chaque mouvement, les flammes ne faisaient que croître, grignotant un peu plus sa raison pour attiser le désir qui la consumait.

Elle rejeta un instant la tête en arrière, en quête d'air. Mais tout ce qu'elle parvenait à inspirer, c'était ce parfum envoûtant, unique, qui emplissait ses poumons et embrumait plus encore son esprit jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'elles deux et rien d'autre au monde. Des baisers brûlants descendaient le long de sa mâchoire, jusqu'à sa gorge, déposant des milliers d'étincelles sur leur passage.

Elle sentit soudain la pointe affûtée des crocs de la brune effleurer sa peau, sans la percer. Elle se figea, ses doigts se crispant, resserrant leur emprise. Mordre un enfant du sang était un acte puissant, sacré, profond. Ce geste, qui permettait d'ordinaire de manipuler les esprits et les souvenirs des mortels dont il se nourrissait, liait au-delà de tout deux immortels : par le sang et la chair ils se livraient entièrement l'un à l'autre. Seuls les amants l'effectuaient.

La princesse déchue se tendit. Son cœur battait dans sa poitrine à un rythme démentiel, comme s'il cherchait à s'échapper de ses côtes. Elle le sentait heurter encore et encore. Une part d'elle avait peur. Peur qu'Esmeray ne franchisse ce pas et accomplisse ce geste aussi intime. Mais l'autre le désirait plus que tout. Chaque fois qu'elle éraflait doucement sa peau de ses canines, une décharge électrique parcourait son corps tout entier, de son cœur à ses cuisses et elle avait l'impression de perdre un peu plus la tête. Elle se cambra, serrant plus encore contre elle ce corps aussi brûlant que le sien, se faufilant plus encore entre ses jambes. Un lourd soupir lui répondit, ahané, presque douloureux.

Et soudain, les crocs plongèrent dans sa chair, perçant son épiderme et la brûlure fut plus forte que jamais, embrasant son sang, son être, son âme. C'était comme si une nuée de papillons venait de prendre son envol au creux de son ventre, éveillant la moindre parcelle de sa chair.

Non, pas des papillons...

Erzsébet ouvrit brutalement les yeux, un frisson brûlant dévalant son échine. Elle se redressa vivement dans le lit, le cœur battant la chamade, plus fiévreuse qu'elle ne l'avait jamais été. Hagarde, elle scruta la pièce, encore et encore, son regard fou balayant les ombres.

Le repère était vide, calme. Aucune trace de l'amante du roi du sang et Tamàs était étendu à ses côtés, en chien de fusil. Ses mèches blondes tombaient devant son visage et il maugréa vaguement quelque chose d'inaudible avant de replonger dans un sommeil profond. La princesse déchue glissa la main sous son oreiller. Ses armes s'y trouvaient toujours.

Elle eut soudain froid. Très froid. Comme si elle venait de plonger dans un bain de glace. La sensation de vide l'étreignit, et elle se replia un peu plus sur elle-même, serrant ses jambes l'une contre l'autre. Le manque qu'elle ressentait lui donna presque envie de s'arracher les cheveux.

Mais peu à peu, elle parvint à reprendre le contrôle, forçant sa respiration à se calmer, se focalisant sur ce qui l'entourait.

Tout cela n'avait été qu'un rêve. Un rêve... des plus perturbants. Enivrants. Mais un simple rêve. Cependant, elle n'en ressentit pas le moindre réconfort. En fait, c'était même pire, maintenant qu'elle reprenait pied avec la réalité.

Oh bon sang...

Si elle n'avait pas risqué de réveiller Tamàs au passage, elle se serait sûrement frappée le crâne contre un mur jusqu'à l'évanouissement. Elle commençait à vraiment perdre le contrôle sur les choses. Elle ne savait pas si c'était son combat avec la fille du sang ou bien les révélations tragiques de l'Ombre verte, mais son esprit était définitivement perturbé si elle en venait à faire ce genre de songe !

Le pire dans tout ça ?

Elle était déçue. Déçue de s'être réveillée. Une frustration monstrueuse s'était logée au creux de son ventre et elle sentait le moindre nerf en elle hurler à la mort pour apaiser cet incendie qui la rongeait. Sa gorge était sèche quand elle tentait de déglutir. Elle avait soif. De sang. D'autre chose. Elle ne savait plus.

Maudit désir.

Ramassant son sabre, elle bondit hors du lit et se précipita dehors. La fraîcheur nocturne ne parvint pas à l'apaiser mais au moins elle n'avait plus l'impression d'étouffer. Ses pas la conduisirent jusqu'aux ruines de son ancien château. Mais même la vision des vestiges, même le brouillard chargé de ses spectres habituels ne purent chasser le souvenir de ce songe, la chaleur de la peau d'Esmeray, la douceur de ses cheveux, la force de son étreinte.

Merde Erzsébet ! Arrête de penser à ça !

Ses doigts se refermant autour du manche de son arme, elle fit alors la seule chose qu'elle était en mesure de faire pour se calmer. Elle enchaina les parades, tranchant la brume et le vent, de coups si rapides et précis qu'ils ne provoquaient presque pas le moindre courant d'air. Ses muscles bandés, brûlants, elle recommença encore et encore, changeant d'attaque, changeant de technique, l'argent reflétant faiblement l'éclat de la lune dans le ciel. Et elle continua ainsi jusqu'à en avoir le souffle coupé, jusqu'à ce que l'adrénaline dans ses veines ne supplante le désir, jusqu'à ce qu'enfin, son esprit s'éclaircisse.

Ce ne fut qu'alors qu'elle réalisa. C'était la première fois depuis... une éternité que sa nuit n'avait pas été emplie de cauchemars et des fantômes de ses enfants morts sitôt ses yeux clos. La première fois qu'elle rêvait d'autres choses. La première fois qu'elle rêvait d'une autre...


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Helloooo ! J'espère que vous allez bien !

Je vous annonce avec joie que vous en êtes à la moitié de ce tome 1 ! 🎆🎆🎆 J'espère que cette première moitié des Enfants du sang vous a plu ! N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé ! La seconde moitié s'annonce rodéoooooo, prenez garde ! Au programme : le retour du cirque, un bal, toujours plus de révélations, encore plus de tragédie et de sang... bref tout un tas de réjouissance ! 

En tout cas, on dirait que l'ambiance est à la solidarité au sein du palais de la Cité écarlate 🙃 Esmeray et les autres enfants Marchesi ont l'air de s'entendre à merveille ! 

Allez, trêve de sarcasme ! Vincente semble sûr de lui et prêt à affirmer son pouvoir pour de bon sur tous les immortels des Terres de la Nuit... Cela ne présage rien de bon pour les prochains chapitres 🤔

Quant à Erzsébet... Il semblerait que ses émotions soient un petit peu emmêlées, on va la laisser se remettre de tout ça et on se retrouve dimanche prochain pour la suite des aventures ! 

J'espère que ce chapitre vous a plu ! 

À bientôt,

Aerdna 🖤

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