Chapitre 13. Obsessions.

Autour d'Erzsébet et Tamàs, la forêt était calme. Ils avaient atteint une zone où la brume était moins épaisse et des bouts de ciel surgissaient çà et là entre les feuillages des arbres. Il faisait à nouveau presque nuit. C'était comme si cette journée était passée en un battement de cil - leur chasse avant l'aube, la rencontre avec le Cénacle du Crépuscule, leur retour dans Les Terres de la Nuit... La princesse du sang avait atteint plusieurs de ses objectifs, les renégats allaient accepter de la rejoindre, elle en était certaine. Elle aurait dû éprouver une grande satisfaction, ou du moins, du soulagement. Et pourtant, elle se sentait épuisée. Lassée.

Quand tout cela prendrait-il donc fin ?

Ralentissant la cadence, elle finit par interpeller son comparse.

« Rentre avant moi, je te rejoindrai après.

— Pourquoi ? Que comptes-tu faire ?

Vu le regard suspicieux qu'il lui adressait, il devait probablement redouter qu'elle ne retourne dans la Cité écarlate, voire pire, qu'elle n'aille toquer directement chez Vincente. Elle se retint de pousser un soupir de dépit. C'était désolant ! Son fils n'avait à priori aucune confiance en son instinct de survie. Jamais elle ne ferait une telle chose ! N'est-ce pas ?

— Une simple promenade. Seule.

Elle avait insisté sur le dernier mot volontairement. Cependant, le message ne semblait pas passer complètement.

— Mais...

— Depuis quand ai-je des comptes à te rendre ? interrompit-elle, haussant un sourcil sévère.

Son ton avait été sec, trop peut-être. Le fils du sang tressaillit légèrement, presque imperceptiblement. Il ouvrit la bouche prêt à protester avant de se raviser. Face à l'inquiétude qu'elle devinait tout de même chez lui, elle essaya de se radoucir quelque peu avant de susurrer, effleurant son épaule de sa paume.

— Il ne peut rien m'arriver, ne t'en fais pas. Je suis armée et j'ai une ombre très efficace.

— Jusqu'à peu, c'était moi, l'ombre efficace qui veillait sur tes arrières, rétorqua-t-il, boudeur.

L'agacement qu'elle avait éprouvé la seconde précédente se volatilisa. Il n'avait pas tort. Il s'était tenu à ses côtés pendant un siècle et demie, affrontant tous les défis que leur exil leur opposait. Il n'y avait pas plus loyal. Elle ne put s'empêcher de s'esclaffer, plissant les yeux :

— Ne sois pas jaloux, espèce de magnifique idiot. Tu restes mon enfant préféré.

— Il ne reste plus que moi en même temps, grommela-t-il, donnant un coup de pied dans un cailloux.

Elle tiqua. D'accord, ça, c'était un coup bas. Mais plutôt que de se laisser déstabiliser, elle haussa les épaules, son sourire s'accentuant plus encore dans un parfait jeu d'acteur et elle ébouriffa les boucles blondes du jeune homme.

— Justement, tu es la chose la plus précieuse qu'il me reste au monde et rien ne pourra jamais changer cela.

Un instant, Tamàs la dévisagea. Il ne s'était à priori pas attendu à une telle déclaration. Une myriade d'émotions défila dans ses prunelles dorées et lui qui ne parvenait guère à réprimer ce qu'il ressentait ne put cacher à quel point ces quelques mots l'ébranlaient. L'espace d'un instant, elle crut qu'il allait faire fis de toute bienséance et la prendre dans ses bras. Au lieu de quoi, il finit par secouer vivement la tête et se plaindre d'un ton faussement affligé, détournant le regard :

— Comment oses-tu me convaincre en employant des arguments aussi émouvants ?

Sa créatrice haussa les épaules, retrouvant son sérieux.

— C'est sincère. Allez, maintenant déguerpis. »

Après un dernier instant d'hésitation, il finit par acquiescer lentement et obéir. L'immortelle le regarda s'éloigner en silence avant d'enfin laisser échapper un long soupir sitôt qu'il était hors de portée. Oh oui, il était son dernier enfant, la chose la plus précieuse qu'il lui restait au monde... Mais c'était justement pour cela qu'en ce moment, elle avait surtout besoin qu'il ne soit pas là, à ses côtés. Sa présence ne faisait que raviver le poids de l'absence de tous ses frères et sœurs.

Or, des rappels du genre, cette forêt en était remplie. Voilà pourquoi elle avait pris autant de temps à rentrer de leur escapade parmi les mortels, préférant s'arrêter en chemin dans quelques boutiques.

Erzsébet finit par reprendre sa marche, dans la direction opposée à celle de son repère, empruntant un petit sentier serpentant entre les arbres. Plus elle s'enfonçait dans les bois, plus les fourrés devenaient épais et elle devait sautiller par-dessus une souche ou une grosse pierre de temps à autre, l'obligeant à ne pas quitter la route des yeux.

Son regard glissa vers les fourreaux de ses sabres. Elle était sincèrement heureuse d'avoir retrouvé ses armes de prédilections, la prolongation même de ce qu'elle était... Mais d'un autre côté, et tout comme Tamàs, ils lui rappelaient bien trop cela justement : ce qu'elle était. Depuis qu'elle avait entendu ce foutu surnom, ses pensées ne la laissaient plus tranquille. La Forgeuse avait été une princesse du sang cruelle, qui n'avait jamais hésité à utiliser la force pour soumettre tant ses ennemis que ses propres enfants. Elle avait aimé ces derniers, évidemment. Mais en tant que mère, elle n'avait probablement pas été la plus tendre - loin de là. Et en tant que souveraine immortelle, elle avait été pire. Lucian le lui avait bien rappelé. Après tout, elle avait imité la seule chose qu'elle connaissait, les méthodes de son propre créateur. C'était grâce à cela qu'elle avait atteint la puissance absolue, le respect des uns et la crainte des autres.

Mais à quoi bon ?

Au final, elle avait tout perdu. Et la Forgeuse était retombée dans les ruines de l'oubli.

Elle ne voulait pas retourner près de son ancien château ou des fantômes qui les hantaient. Non pas qu'elle pouvait se débarrasser réellement de ces derniers mais au cœur des vestiges de leur ancienne demeure, leurs voix se faisaient plus fortes, plus désespérées, plus douloureuses que jamais.

Cet intermède dans le monde des mortels avait été salvateur. Elle ne voulait toujours pas y mettre fin tout de suite. Elle avait besoin d'une distraction.

Malheureusement, il n'y avait pas la moindre libellule dans les parages.

Toute à ses pensées, son attention s'était relâchée et alors qu'elle contournait un fourré elle percuta avec violence un obstacle.

Cependant, nulle douleur ne suivit le choc. Au contraire, elle avait l'impression d'avoir heurté quelque chose de moelleux tandis qu'une douce chaleur se refermait aussitôt autour de ses bras pour la maintenir et l'empêcher de tituber. Ce contact était presque... tendre et sa chair se couvrait d'un frisson électrisant, venant chatouiller ses entrailles.

Dans l'air flottait à présent un délicat parfum... de miel. Aussitôt, les deux mains qui l'avaient rattrapée la relâchèrent comme si elle les avait brûlées. C'était tout comme.

« Esmeray ! s'exclama la rousse, ses yeux s'écarquillant en reconnaissant la fille du sang. Que fais-tu là ?

Tamàs allait faire une syncope, c'était certain. Elle, la princesse du sang qui faisait trembler tous les nids d'Europe fut un temps, la Forgeuse d'argent s'était laissée surprendre comme un nouveau né !

L'adrénaline se déversa dans ses veines et elle prêta aussitôt attention à ce qui l'entourait, à la recherche des autres sbires de Vincente. Mais il n'y avait personne hormis elle et l'immortelle dont les yeux dorés ressortaient avec plus d'éclat que jamais sur sa peau sombre et derrière ses boucles noires dans la nuit. Elle recula d'un pas, effleurant du bout des doigts le pommeau de son sabre.

Face à elle, Esmeray avait elle aussi troqué l'expression de surprise qui avait marqué ses traits pour retrouver son masque de froideur et d'hostilité.

— Je te cherchais, lâcha-t-elle, glaciale.

Mais Erzsébet ignora délibérément son mépris, trop occupée à jubiler intérieurement. Voilà la distraction qu'elle espérait ! Aussitôt, elle esquissa un léger sourire, bien trop sincère. Et dire qu'elle était heureuse de voir la compagne de son ennemie... Elle était peut-être véritablement une cause perdue après tout !

— Je suis flattée mais je ne crois pas que ton roi apprécierait, railla-t-elle, nonchalante.

Elle n'avait pu s'empêcher cette petite pique. Le coin des lèvres de la fille du sang frémit. Probablement se retenait-elle de grimacer ou de l'insulter. Levant les yeux au ciel, elle se contenta de lâcher, d'une voix atone :

— Très amusant...

— Si tu souhaites t'amuser, je peux te montrer des façons de le faire.

Si une infime part d'elle avait voulu laisser planer un sous-entendu, son interlocutrice n'était pas le moins du monde réceptive. Sa mine se renfrognant, elle croassa :

— Désolée mais je vais devoir décliner.

Elle n'était probablement pas désolée du tout. L'air malicieux et mutin de la princesse déchue s'évanouit aussitôt, un soupir s'échappant d'entre ses lèvres. Dans sa poitrine, son cœur était lourd, beaucoup trop lourd. Elle ne voulait pas se battre. Pas ce soir. Ses pensées étaient trop embrouillées par... tout - la forgeuse, les renégats, le passé, l'Ombre... et aussi par la féroce combattante qui lui faisait face, elle devait l'avouer.

— Tu sais, je suis persuadée que sans tout cela, nous nous entendrions parfaitement... lâcha-t-elle d'un ton songeur, levant les yeux vers la voûte nocturne au-dessus d'elles.

Esmeray fronça des sourcils, se raidissant légèrement.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? éructa-t-elle, hésitante.

— Tu es une guerrière, et redoutable qui plus est. Dans une autre vie, je t'aurais probablement demandé de rejoindre mon nid.

Un instant, seul le silence lui répondit, interrompu par le bruissement du vent dans les branches ou le hululement d'une chouette. Puis enfin, par la voix de l'immortelle.

— Mais ce n'est pas une autre vie. On ne peut réécrire le passé.

Son ton s'était légèrement radouci, comme si elle avait abandonné, l'espace d'une fraction de seconde, toute son animosité.

Erzsébet rabaissa son attention sur son interlocutrice. Une pointe de surprise venait de fleurir au creux de son cœur, comme une petite étincelle dans le noir. Elle secoua la tête, lentement.

— C'est dommage.

Cette discussion était étrange. Et pourtant, elle ne la regrettait pas le moins du monde.

Elle avait l'impression de se retrouver à nouveau près de cette petite fontaine et son carré de verdure, dans les faubourgs de la Cité Écarlate, avant que Tamàs ou Vincente ne les interrompent. Il ne manquait plus qu'une libellule et le parfum du saule pleureur, si différent de ceux des pins et des chênes qui les entouraient. C'était comme lorsqu'elles avaient parlé pour la première fois, de souhait et de solitude... Un mélange de défiance mais aussi... d'honnêteté. Comme si les deux immortelles n'étaient pas ennemies jurées, comme si l'une ne cherchait pas à tuer l'autre. Un peu comme un rêve.

Cependant la réalité n'était jamais loin.

La princesse du sang sentit une vague glaciale refermer son étreinte sur son cœur, chassant le pâle fantôme de paix qui s'était emparée d'elle quelques instants. Ses traits se durcirent, et tandis qu'un nouveau grand sourire étirait ses lèvres, elle s'exclama, avec un tout nouvel entrain :

— Dans ce cas, et puisque tu es venue pour ça, un combat me va tout aussi bien, Bella.

Elle avait bien pris la peine d'insister sur le dernier mot, certaine de son effet. Cela ne manqua pas. Esmeray répliqua aussitôt, réaffichant son expression hautaine :

— Ta maudite ombre verte n'est pas là pour t'aider, princesse ?

Voilà un surnom qu'elle préférait à la Forgeuse. Au moins, quand la fille du sang le disait, elle n'avait pas l'impression qu'il était chargé d'une myriade de souvenirs bien trop lourds à porter. À choisir entre un vestige du passé et la raillerie de la brune, elle choisissait la seconde. Sans hésiter.

— Je n'ai pas besoin d'elle.

À sa grande surprise, son adversaire esquissa un léger rictus, presque un sourire.

— Parfait dans ce cas.

Et sans plus attendre, elle attaqua.

Comme lors de leur précédent combat, les coups échangés semblaient être à force égale. Les deux immortelles combattaient au corps à corps avec une telle intensité que chaque coup aurait pu s'avérer dangereux si elles n'étaient pas parvenues à les éviter. Et ce, sans qu'aucune d'elle n'ait tiré la moindre lame pour le moment.

Quand Erzsébet essayait d'attraper la silhouette agile qu'elle affrontait, celle-ci se dérobait tel un nuage de fumée entre ses mains qui ne faisaient qu'effleurer le tissus de sa chemise, avant de contre-attaquer et c'était à son tour de virevolter pour éviter de se faire capturer.

Bien qu'elle ne l'avouerait jamais, et même si ce n'était clairement pas réciproque, elle s'amusait. C'était grisant d'affronter une adversaire à sa mesure. Une véritable guerrière qui ne se retenait pas et donnait à leur affrontement un peu de piquant. Ses techniques étaient absolument parfaites.

Tout allait vite, si vite que la princesse du sang agissait à l'instinct, calquant ses mouvements sur le souffle provoqué par les gestes de la brune, sa vision parfois obstruée par les ondulations noires comme l'encre de la chevelure de cette dernière. Dans un autre contexte, elle aurait adoré laisser ses doigts glisser entre les mèches soyeuses pour en savourer tant la douceur que leur tracé courbe. Là, la tentation de s'en saisir et de tirer brusquement dessus pour déstabiliser leur propriétaire était forte.

Ce serait dommage...

Elles échangèrent des attaques enflammées et sans s'arrêter pendant un temps à la fois long et trop court. Leurs respirations mêlées aux grognements résonnaient dans la forêt.

Soudain, Erzsébet perdit l'équilibre face à une frappe qu'elle n'avait pas vu venir et qui déstabilisa son élan. Un frisson bien trop agréable dévala son échine quand les doigts de son opposante se refermèrent sur son poignet, tentant de la bloquer et de l'immobiliser. La peau d'Esmeray était douce, chaude, mais sa prise paraissait presque tremblante tandis qu'elle appuyait là où pulsait son pouls emballé.

La rousse se sentit ployer en avant sous cette pression qui pourtant n'avait rien de douloureuse. Mais avant même que son genoux n'atteignit la terre, elle fit vivement volte-face, malgré le sinistre craquement de sa paume, se libérant brusquement. En retour, elle lança un coup de pied qui força l'amante du roi du sang à reculer d'un pas pour éviter le talon des bottes qui avait bien failli l'atteindre. Tout en se relevant lentement, la Forgeuse esquissa un léger sourire, massant son poignet avant de saluer l'autre d'un geste de la tête, comme s'il ne s'agissait que d'un simple duel.

— Pourquoi t'entêtes-tu encore ? railla-t-elle. Je t'ai déjà vaincue une fois et l'Ombre a juré de détruire tous ceux que Marchesi enverrait !

L'immortelle secoua vivement la tête, ses boucles sombres fouettant l'air autour de son expression fermée.

— Peu importe.

Pouvait-elle à ce point ignorer la menace du spectre vert et de ses terrifiants pouvoirs ? Son entêtement était glaçant. Et d'une certaine façon, fascinant. Elle faisait preuve d'une détermination qui ne résonnait que trop bien avec celle de la princesse du sang. Cette dernière comprenait. Jadis elle avait été ainsi. Et elle l'était toujours un peu aujourd'hui. N'avait-elle pas répondu la même chose quand Tamàs lui avait énuméré la liste des dangers qu'elle devait affronter dans sa quête de vengeance ? Vincente, ses sbires, toute la cité écarlate... Peu importe.

Cependant, l'amante du roi du sang s'ajoutait à la liste des obstacles et elle devenait de plus en plus... embêtante.

— Attention Esmeray, on pourrait croire que je t'obsède.

Cette fois, Erzsébet ne jouait plus. Elle ne cherchait plus non plus à déstabiliser son adversaire en la séduisant ou quoique ce soit d'autre. Son "attention" était véritablement une mise en garde. Un rire sans joie lui répondit.

— C'est lui qui est obsédé par toi. Il ne pense plus qu'à ça, à toi.

— Tu es... jalouse ?

— Tu ne comprends pas.

Non, elle ne comprenait pas. Cette fois, sa curiosité laissait place à un certain agacement.

— C'est ridicule ! s'esclaffa-t-elle, ahurie, portant une main à ses tempes. Vincente veut me tuer. Que peux-tu bien envier ? Tu es complètement folle.

— Justement !

Quelque chose dans sa réponse retentissait avec un tel désespoir qu'un instant la princesse du sang se figea, trop surprise par la rage et la douleur qu'elle devinait. Elle baissa sa garde face à ce qui résonnait à ses oreilles comme le cri d'une bête blessée.

Le coup d'Esmeray l'atteignit en pleine poitrine et elle se sentit projetée en arrière. Son dos heurta un arbre, si violemment qu'elle sentit l'onde de choc dévaler son échine et se répandre dans ses membres endoloris. Elle crut même entendre sa colonne vertébrale craquer sinistrement. Serrant aussitôt les poings, ses griffes s'enfoncèrent dans ses paumes, tout pour ravaler le grognement de douleur qui s'apprêtait à s'échapper d'entre ses lèvres. Elle vacilla, retombant sur ses deux pieds.

Encore une fois, la force dont faisait preuve son adversaire la stupéfiait. Elle se redressa pour toiser cette dernière, les yeux écarquillés. Leurs regards se croisèrent. Aussitôt, une expression indéchiffrable passa sur les traits de la brune qui eut un mouvement de recul.

Une brèche... L'instant d'après, Erzsébet se jeta sur elle, profitant de ce semblant d'hésitation. Cette fois, elle ne se retenait plus vraiment. Au fond d'elle bouillonnait une rage amère qui se mêlait à la frustration qu'elle ne cessait plus de ressentir. Esmeray voulut parer son coup mais alors qu'elle levait son poing, la rousse stoppa brutalement son élan, changeant soudain d'angle et de position, glissant sous le bras qui cherchait à l'arrêter.

Elle sentit ses ongles atteindre sa cible. Alors qu'elle se redressait, l'odeur du sang embauma l'air. La même que la fois précédente, entêtante, envoûtante, si forte qu'elle surpassait toutes les autres.

Son appétit s'éveilla aussitôt, gouffre dévorant. Elle eut l'impression que son cœur rata un battement dans sa poitrine et cette secousse se propagea dans ses veines jusqu'à vrombir contre sa tempe.

Un vertige s'empara d'elle et l'espace de quelques instants, il n'y avait plus que la créature avide de sang, qui avait besoin de ce dernier pour survivre encore et encore, la créature féroce et inhumaine. Elle fit brusquement volte-face pour dévisager Esmeray, les pupilles dilatées.

Celle-ci la toisait. La manche droite de sa chemise était déchirée et un filet de sang s'écoulait le long de sa paume. Mais loin de se laisser déstabiliser, ses propres prunelles luisaient d'une étrange manière.

— Vincente ne cherche pas seulement à te tuer. Il veut tout te prendre, comme il l'a jadis fait. Il t'arrachera jusqu'à ta dernière lueur d'espoir, il te détruira et il détruira le dernier de tes fils.

Elle marqua une pause, l'air de chercher le regard de la princesse du sang. Dès lors qu'elle l'eut agrippé, son sourire mesquin s'évanouit et une ombre passa sur son visage, plus terrifiante encore que tout le reste.

— Quelque chose se prépare et tu n'es pas prête pour cela ! grogna-t-elle, sur le ton de la menace. Il montrera au monde ce que vaut vraiment la dernière des princesses du sang, celle qui n'a pas été capable de protéger ses enfants et qui les a sacrifié pour son orgueil !

Malgré le brouillard écarlate qui occultait ses pensées, Erzsébet fronça des sourcils face à ce funeste présage. Quelque chose se préparait... Mais quoi ? Qu'avait bien pu vouloir sous-entendre la guerrière. Venait-elle la menacer... ou l'avertir ?

Avant qu'elle ne puisse réagir, son adversaire s'était relancée à corps perdu dans la lutte, fondant sur elle, toutes griffes dehors. Par réflexe, sous la pression de l'attaque et l'excitation du parfum si divin du sang, la princesse déchue tira son sabre. L'éclat de l'argent scintilla dans la nuit. Prenant appui sur une jambe, elle virevolta, la lame fonçant droit vers son opposante. Cette dernière écarquilla les yeux et, au dernier instant, se baissa, échappant de peu au tranchant mortel.

La rousse ne rencontra que du vide sur sa route mais sans se laisser déstabiliser, elle enchaina aussitôt avec une nouvelle attaque. Elle assénait coup sur coup - sabre, griffes, pieds... Dans ses veines l'adrénaline se déversait en flot continu et elle ressentait à peine ses poumons brûler sous sa respiration ahanée. Or de question de laisser une quelconque brèche dans laquelle pourrait se faufiler Esmeray. Elle ne pouvait pas se laisser tuer ou capturer ce soir. Peu importe les plans de Vincente et la volonté de sa compagne. L'odeur du sang ne faisait qu'amplifier sa rage et sa détermination. À présent qu'elle avait sa lame en main, chacun de ses gestes devenaient mortels pour la fille du sang face à elle qui ne pouvait qu'esquiver et ne parvenait plus à reprendre le dessus.

D'un mouvement circulaire qui balaya l'air, elle faucha les jambes de son adversaire. Celle-ci bascula au sol, s'écrasant lourdement sur la terre. Sans lui laisser le temps de se relever, elle bondit sur elle, immobilisant son poignet sous sa botte. Un grognement de douleur et de rage échappa à la brune qui réagit aussitôt. De son autre main libre, elle s'agrippa à sa cuisse, parvenant à se redresser légèrement et à exercer une si forte pression qu'elle força son opposante à plier et ployer le genoux, la déséquilibrant. La princesse du sang chuta, s'écrasant presque sur la brune. Au moment même où elle sentit l'impact et les griffes de cette dernière effleurer son dos, elle puisa dans toutes ses forces pour reprendre le dessus, la plaquant au sol férocement. D'une main elle lui enfonça les épaules dans la terre, de l'autre elle ramassa son sabre, et le brandit, la pointe dirigée sur la gorge de l'immortelle, prête à l'abattre.

Elle se figea soudain, sa respiration se bloquant dans sa poitrine. Son geste suspendu, le temps parut s'arrêter.

Elle aurait pu la tuer. Là, maintenant. Elle était à sa merci. La blessure infligée par l'argent serait mortelle.

Mais Esmeray demeurait immobile, impassible. La tête renversée en arrière, elle semblait attendre. S'était-elle résignée ? Pourquoi ne luttait-elle pas ? Pourquoi ne cherchait-elle pas à tout prix à renverser la rousse, à échapper à une mort certaine ? En tant que fille du sang, son instinct devait le lui commander avec plus de force que jamais. Mais elle ne bougeait pas et Erzsébet avait l'impression de se faire happer par le gouffre de désespoir et de fureur qui grondait au fond des iris dorées de sa rivale. Il nouait sa poitrine, encerclait son cœur et éveillait en elle une désagréable sensation de déjà vu. Elle avait déjà ressenti cela... jadis. Quand tout autour d'elle n'avait été que flammes et malheurs. Un souffle lui échappa.

— Tu n'as pas peur de la mort...

— Devrais-je la craindre ?

Sa tête avait beau être rejetée en arrière pour maintenir le plus loin possible sa gorge de la pointe mortelle qui la menaçait, dévoilant sa peau dont l'éclat cuivré paraissait terne dans l'obscurité, leurs regards se croisèrent.

— Un immortel suicidaire... murmura la princesse du sang, intriguée. C'est du jamais vu.

L'espace d'un instant, elle crut voir passer sur le visage de la brune une expression absolument différente de tout ce qu'elle avait pu voir jusque-là. Mais cela passa si vite, tel un flash insaisissable, qu'elle n'aurait pu dire ce dont il avait s'agit. Ne restait plus qu'un étrange sentiment de malaise qui s'emparait d'elle, remontant le long de sa gorge, y déposant un arrière goût amer. Face à elle, la guerrière avait retrouvé son rictus calme, presque méprisant, et elle persifla :

— Il y a pire que la mort. Il y a la solitude. Se retrouver sans l'être qu'on aime plus que tout.

Erzsébet écarquilla les yeux. Elle ne s'attendait pas à une telle confession, pas alors que d'un simple geste, elle pouvait enfoncer la lame d'argent dans la chair de son adversaire et mettre un terme à son existence en répandant des flots de sang. Elle songea à Esmeray et Vincente, la façon dont tous deux avaient agi en présence l'un de l'autre, le danger qui émanait d'eux, la manière dont ils s'accordaient à merveille... La fille du sang était allée jusqu'à braver les dangers de la forêt et de son étrange gardien vêtu de vert. Pour lui.

— Tu l'aimes vraiment, n'est-ce pas ? laissa-t-elle échapper en un souffle stupéfait.

Elle se tenait si proche de l'immortelle qu'elle sentit son cœur s'emballer à l'entente de sa question, jusqu'à atteindre un rythme saccadé, presque insoutenable. Elle perçut sous elle la poitrine de cette dernière se soulever sous la profonde inspiration qu'elle prit. Par reflexe, son regard ne put s'empêcher de glisser vers le généreux renflement au creux duquel reposait un pendentif en acier noir en forme de lune qui se fondait sur la peau mate. Elle déglutit avec difficulté, sentant son propre organe vital se contracter vivement entre ses côtes. Ce fut la voix rauque, presque railleuse qui s'éleva soudain qui la ramena à l'expression sardonique d'Esmeray.

— Tu ne pourrais pas comprendre, princesse.

Un frisson d'agacement la parcourut.

As-tu seulement déjà aimé ? lui avait demandé Tamàs en sortant de chez Dimitri.

Pourquoi tous semblaient penser que seul l'amour romantique pouvait pousser aux pires extrémités ? Elle était une mère que l'on avait privé de ses enfants. Des enfants qu'elle avait aimé. Pour eux, pour leurs fantômes, elle était prête à se jeter dans la gueule du loup, à brûler, à mettre fin à son éternité si cela signifiait détruire Vincente et les venger.

Mais la brune n'était en rien responsable de tout cela. Son seul tort était d'aimer la mauvaise personne. Hélas... Un instant, Erzsébet se pencha un peu plus vers elle, si proche qu'elle sentait s'échouer sur son visage le souffle ahané de la captive, s'échappant de ses lèvres parfaitement ourlées. Si proche qu'elle aurait pu mordre sa jugulaire et la vider de son sang ici et maintenant... ou bien céder à l'envie de l'embrasser qui parasitait désagréablement ses pensées. Mais elle n'en ferait rien. Profitant de cette proximité, ses doigts se resserrèrent sur le manche de son sabre tandis qu'elle croassait :

— Je comprends très bien, au contraire.

Sur ces mots, elle finit par reculer la lame qui menaçait de faire couler le sang à tout instant, se redressant. Alors qu'elle se rasseyait sur ses talons, elle libéra partiellement la fille du sang de sa prise. Cette dernière aurait pu désormais totalement renverser la rousse. Mais elle n'en fit rien, se contentant de la dévisager, ses traits marqués par une incompréhension méfiante.

— Retourne auprès de ton roi et dis-lui que s'il veut m'affronter, il n'a qu'à venir lui-même. J'en ai assez de jouer avec ses pantins. Aussi amusants et séduisants soient-ils.

— Tu penses vraiment pouvoir le vaincre ?

Le rire moqueur envoya une décharge électrique jusqu'au plus profond des entrailles d'Erzsébet. Elle sentait ses joues picoter étrangement face au calme enrageant et... intrigant de son adversaire.

— Je le vaincrai, affirma-t-elle d'un ton qui n'admettait aucune contestation. La cité écarlate peut bien plonger dans le chaos ou se choisir un nouveau roi ensuite, je n'en ai rien à faire. Tu n'auras qu'à prendre la couronne si tu le souhaites ou alors fuir, tu es libre.

Soudain, Esmeray se redressa à son tour, forçant la princesse du sang à se reculer légèrement, tout en étant toujours à califourchon au-dessus d'elle. Par réflexe, elle brandit entre elle ses longues griffes, tout contre la gorge de sa rivale, ses jambes se resserrant autour de sa taille pour tenter plus ou moins de l'immobiliser. Celle-ci ne cilla pourtant pas, sans esquisser le moindre geste. Leurs corps se frôlaient à chaque respiration et leurs visages étaient au même niveau. La renégate sentit un frisson remonter le long de son dos jusqu'à sa nuque. À nouveau, cet étrange parfum de miel lui parvint, embrouillant ses pensées. L'envie d'inspirer à plein poumon pour s'enivrer de ces effluves qui invitaient à la douceur, tranchant avec le caractère de celle qui les portait, ne voulait pas la quitter. Elle n'aurait qu'à se pencher un peu plus, approcher son visage de l'épaisse chevelure qui ondulait comme la nuit ou du creu de sa gorge...

Merde...

Elle n'aimait pas du tout la sensation bien trop agréable qui naissait au fond de son ventre. Ce n'était vraiment pas le moment pour ressentir... ce qu'elle était en train de ressentir. Encore moins avec la compagne de Vincente, et dans de telles circonstances. Seuls ses ongles meurtriers entre elles lui rappelaient leur véritable relation. Ennemies.

— Il a raison... Tu vas vraiment détruire tout ce qu'il a construit, murmura Esmeray, sa voix rauque rompant partiellement le conflit interne de la rousse.

Retrouvant une pleine maîtrise d'elle-même, cette dernière dévoila ses crocs en un rictus carnassier.

— Je ne fais que lui rendre la pareille.

Oeil pour oeil, dent pour dent. Ou plutôt, comme elle avait l'habitude de le dire jadis : un mal pour un mal, un sang pour un sang. Un dicton qu'elle pourrait bien appliquer une dernière fois, rien qu'une toute dernière fois...

Cette fois-ci, elle se releva pour de bon, rangea ses sabres dans leurs fourreaux et secoua la terre et les feuilles mortes qui s'accrochaient à ses vêtements. Puis, jetant un dernier coup d'oeil à la fille du sang encore au sol, elle siffla :

— Disparais maintenant. Ne tente pas de me suivre. Je ne te tuerai peut-être pas mais mes compagnons ne s'en priveront guère. »

Elle n'attendit pas sa réponse, lui tournant le dos pour s'enfoncer dans les bois. Elle avait assez perdu de temps. Elle devait retourner auprès de Tamàs et s'éloigner à tout prix de cette femme... et de ce qu'elle provoquait en elle.

Oh son fils allait certainement lui faire la morale de long en large quand elle lui raconterait cette rencontre. Il avait déjà exprimé ses craintes par le passé et il ne se priverait pas de recommencer. Heureusement, le Cénacle du Crépuscule ne serait pas présent pour assister à cette énième scène. Leur temps de réflexion avait ses avantages...

Au moins son compagnon ne lui reprocherait-il pas de n'être pas allée jusqu'au bout de son geste et d'avoir épargné son adversaire. Il savait qu'elle s'accrochait de toutes ses forces à son vœu et qu'elle ferait tout pour pouvoir le respecter. Le seul sang que ses lames d'argent étaient destinées à verser était celui de Vincente Marchesi.

Deux orbes dorés s'imposèrent soudain à elle.

Par réflexe, elle secoua vivement la tête comme pour chasser une mouche, comme pour se débarrasser de cette image. En vain. La princesse du sang ne parvenait pas à oublier le regard de sa rivale. À chaque fois qu'elle tentait de songer à autre chose, de réfléchir à un plan pour vaincre Vincente, elle revenait sans cesse à l'étincelle intense, brûlante comme un soleil, qui avait arrêté son geste alors qu'elle aurait pu l'achever. Une étincelle dans laquelle il y avait tant de vie... et pourtant tant d'ombres. Une part d'elle aurait voulu comprendre ces ombres.

Elle ne devait pas.

Elle préférait encore quand le seul fantôme qui hantait ses pensées était celui du spectre vert et de ses mystères. Au moins, ce dernier était son allié. Alors que la fille du sang était la compagne de son pire ennemi. Pire encore, elle l'aimait. La rousse pouvait flirter tant qu'elle le voulait pour déstabiliser sa rivale mais elle ne pouvait pas être véritablement intéressée par elle.

Erzsébet marchait dans le silence depuis plusieurs minutes, s'enfonçant au cœur de la forêt, quand soudain un craquement retentit derrière elle.

Elle n'était plus seule.

L'immortelle se figea, sa main survolant le pommeau de ses armes, prête à s'en saisir si besoin. Un instant elle crut reconnaître cette présence légère derrière elle. Levant les yeux au ciel, elle prit une profonde inspiration. L'agacement commençait à chatouiller son esprit alors qu'elle se crispait un peu plus. Commençant à se tourner vers l'origine du bruit, elle soupira :

« Je t'ai prévenue, ne me force pas à te...

Elle s'interrompit brutalement, réalisant que ce n'était pas Esmeray qui se trouvait devant elle. Son cœur manqua violemment un battement et sa respiration se coupa.

Te forcer à quoi, princesse du sang ? »


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Heyyy ! J'espère que vous allez bien 🙃 On entame ce qui est peut-être l'enchainement de mes trois chapitres préférés et j'espère que vous êtes prêt.e.s parce qu'ils vous réservent encore leur lot d'émotions et de révélations... Celui là était censé donner le ton ! 

Qu'avez-vous pensé de cette petite confrontation Esmeray VS Erzsébet...? Un combat violent et intense, n'est-ce pas ? Le personnage d'Esmeray se laisse découvrir petit à petit et je suis curieuse de savoir ce que vous pensez d'elle ! 

En tout cas, les obsessions, quelles qu'elles soient sont dangereuses... Les enfants du sang risquent bien de s'y brûler leurs ailes s'ils n'y prennent pas garde !

Et avec l'Ombre qui débarque à la fin, le prochain chapitre vous réserve quelque surprise ! 

À bientôt,

Aerdna 🖤

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