Chapitre 12. La forgeuse.
Lorsqu'Erzsébet franchit l'entrée du chapiteau, l'obscurité qui l'accueillit la surprit. Elle devinait dans le peu de lumière qui pénétrait la silhouette des gradins et du rebord de la piste ainsi que les multiples objets entreposés au fond.
« Et bien, pour des enfants du sang, on ne peut pas dire que ce soit le grand luxe... murmura Tamàs à ses côtés, tout en laissant glisser ses doigts le long d'une balustrade.
— C'est la magie du cirque, idiot... Ça ne fait rêver que lors du spectacle.
Elle avait répondu sans prendre la peine de chuchoter. Son ouïe percevait les battements de cœur cependant, l'endroit semblait désert. Les immortels qui vivaient ici avaient senti leur présence et se cachaient. Elle les comprenait. Quand elle était en exil, elle aussi fuyait le moindre enfant du sang. Les renégats devaient se méfier de tout et surtout des immortels. Leur survie en dépendait.
Cependant, elle n'était pas d'humeur pour une partie de cache-cache.
Soudain, une déflagration rompit le silence. Son instinct s'éveilla, électrisé. Une balle fusait dans sa direction. Par réflexe elle tira son sabre, la lame heurtant le projectile, déviant sa trajectoire. Le choc se répercuta jusque son bras.
Merde !
— Ça ne va pas d'attaquer les visiteurs comme ça ? fulmina-t-elle, faisant vivement volte face.
Ça aurait pu abimer voire briser le métal. Heureusement que l'arme semblait d'une qualité suffisante pour supporter un tel impact. Autrement, elle aurait pu perdre d'emblée ce magnifique cadeau... Agacée à cette idée, Erzsébet se tourna vers celui qui venait de tirer sur elle. L'espace d'un instant la surprise la gagna. C'était un homme tapi dans l'ombre. Dans sa main, il tenait encore son pistolet fumant. Il était vêtu élégamment d'un costume d'un vert sombre qui paraissait presque noir dans la pénombre et ses longs cheveux bruns bouclés tombaient devant ses yeux perçant.
Malgré les siècles qui s'étaient écoulés et tout ce qui s'était passé entre temps, elle en était certaine, elle l'avait reconnu. Un léger rictus étira ses lèvres.
Il semblerait qu'elle n'était pas la seule à avoir joué aux mortes...
Mais elle n'eut pas le temps de dire quoique ce soit.
Une épée volait au-dessus de sa tête, brandit par une silhouette qui se balançait à une corde, rapide et agile dans les ombres. Erzsébet se baissa, évitant de justesse la décapitation.
Et de deux...
Les noms inscrits sur la liste et les quelques informations qui les accompagnaient lui revinrent aussitôt en mémoire et elle cocha mentalement celui qui semblait correspondre à l'équilibriste. Relevant la tête, elle scruta les hauteurs. Mais malgré le jour naissant au-dehors, le chapiteau était encore plongé dans une obscurité épaisse et même sa vision surhumaine ne lui permettait pas de traverser celle-ci. Le voltigeur amateur d'armes restait dissimulé.
Seul l'éclat des lames qui fendaient l'air vers elle et le sifflement familier qu'elles produisaient sur leur route lui permettaient d'anticiper les attaques et de les esquiver. Son propre sabre en main, elle paraît coup sur coup, cherchant à déstabiliser son adversaire invisible. Il devait s'agir de quelqu'un de très agile et de petit car elle ne le percevait que très difficilement à l'aide de ses sens.
Cependant, elle n'était pas venue ici pour jouer, et aussi amusant qu'était ce combat, elle préférait qu'il ne s'éternise pas.
Elle devait faire descendre ce curieux oiseau de sa corde
Elle balaya du regard les environs avant de trouver ce qu'elle cherchait : l'endroit où était attaché l'objet sur lequel se balançait l'enfant du sang. Un sourire satisfait étira ses lèvres. Alors qu'un nouveau souffle d'air fonçait droit vers elle, elle bondit en avant, ployant les genoux pour atteindre le nœud qui maintenait une épaisse corde. D'un geste sec, elle la trancha. Le trapèze chuta brutalement, s'écrasant en plein milieu du chapiteau dans un bruit sourd. Mais l'acrobate avait déjà changé de perchoire.
— C'est la Forgeuse ! s'exclama soudain une voix fluette venue de la voûte.
Erzsébet se figea à l'entente de ce surnom, un frisson glacé dévalant son échine.
Tu forges l'argent comme tu forges la mort. Comme tu as forgé celle de tes enfants...
La douleur qui explosa soudain dans sa poitrine fut telle qu'elle crut qu'une des balles du mystérieux tireur venait de s'y enfoncer. Mais il n'en était rien. La déflagration qu'elle avait cru entendre n'était rien d'autre que le battement surpris de son cœur. Ses lèvres s'étirèrent en un rictus amer. Etrangement, c'était toujours sa voix grave, son accent prononcé et surtout son ton à la fois sévère et moqueur, que prenaient ses pensées lorsqu'elles se retournaient contre elle pour réveiller sa culpabilité et exposer ses torts. Il ne quittait jamais vraiment son esprit, à son plus grand malheur. Lui... Son créateur.
Après tout, c'était à lui qu'elle devait son titre, son surnom, sa résistance à l'argent. Tout.
Il était une fois...
Il était une fois un temps où elle était toute aussi sensible que n'importe quel enfant du sang face au métal vénéneux. Dans cette cellule au cœur même d'une mine d'argent, elle avait poussé une infinité de hurlements de douleur. Cette fois encore, elle sentait toutes ses forces se dérober et ses poumons brûler. Chaque inspiration envoyait une décharge dans son être tout entier et des milliers d'étoiles explosaient sous ses paupières. Ses muscles étaient pétrifiés, endoloris et elle avait l'impression que le sol l'attirait et la maintenant par des chaînes invisibles.
« Si tu veux être véritablement forte, si tu ne veux plus jamais avoir peur, alors relève-toi ! » ordonnait cette voix grave aux accents chantant à ses oreilles.
Les mots lui paraissaient déformés, distordus. Elle aurait voulu pouvoir se relever et se saisir de cette croix de métal qui lui faisait face, si proche, trop proche... et pourtant inatteignable.
L'homme face à elle s'appuyait cependant contre celle-ci, avec nonchalance, comme si de rien n'était. Ses prunelles dorées luisaient avec sévérité, insensibles à la souffrance de la jeune femme.
Comment pouvait-il supporter tout cela ? Elle ne lui avait jamais demandé si lui aussi était passé par ce même procédé, ni comment il pouvait posséder une mine entière. Quand on était immortel, il était parfois plus aisé d'évoluer en ce monde. D'autant plus quand on était aussi âgé que lui.
Lorsqu'il lui avait donné son sang, il lui avait promis qu'elle serait forte, que plus jamais elle n'aurait à craindre qui que ce soit, qu'à l'inverse, elle serait crainte. Le monde serait à ses pieds. Cependant, il lui avait vite fait comprendre que l'immortalité, une force surhumaine, des griffes ou des crocs ne suffisaient pas à mettre à l'abri. Il fallait toujours être le plus fort, d'une manière ou d'une autre. Devenir un monstre, craint par d'autres monstres. Et pour cela, tous les moyens étaient bons. Il fallait être prêt à tous les sacrifices.
Elle s'était pensée prête.
Elle devait être prête.
Voilà presque le temps d'une vie mortelle que leurs chemins s'étaient entremêlés. Chaque instant avait été consacré à s'endurcir, à gagner en puissance et en force. Au cours de leurs leçons, son créateur l'avait blessée tant de fois avec des lames forgées en argent, et tout en prenant garde à ne jamais l'atteindre mortellement il l'avait entaillée de toute sorte. Certaines plaies n'étaient même pas encore refermées et elle sentait sa chair la tirailler, son épiderme brûler partout où les miasmes pourris de cette cellule - non, de cette salle de torture se déposaient.
Elle haïssait cette mine, elle haïssait cet entraînement, et elle haïssait cet homme.
Son sauveur, son créateur, son bourreau.
« Relève-toi ! »
Il avait craché cet ordre avec mépris, comme s'il ne l'en croyait pas capable. Elle lui prouverait l'inverse. Elle ravala le raz-de-marée qui grondait en elle, la sensation de déchirement, la tourmente. Cette fois, elle ne hurlerait pas. Cette fois, elle n'implorerait pas pour que tout cesse. Elle endurerait. Elle suporterait.
Relève-toi. Relève-toi. Relève-toi.
Ne courbe jamais l'échine. Ne baisse jamais ta garde.
Tiens toi droite. Tiens toi digne.
Relève-toi.
Elle parvint à se hisser sur ses deux jambes avant de s'affaler ou plutôt s'effondrer contre le tronc de la croix. La sensation d'enlacer un brasier la saisit toute entière mais au lieu de tout lâcher et de se rejeter en arrière comme elle l'avait tant fait, elle s'accrocha de plus belle, ses bras s'enroulant autour des branches. Ses griffes attaquaient le métal, s'acharnant contre lui, comme si cela pouvait l'aider à se relever, à dépasser ses effets. Elle ne savait au sommet de quelle église, son maître avait dérobé le massif crucifix mais elle avait l'impression de commettre un sacrilège par ce simple geste.
Que Dieu lui pardonne. Elle n'en était de toute façon plus à son premier crime.
La fille du sang puisa dans sa rage, dans sa détermination pour enflammer ses dernières forces. Se hissant à la vigueur de ses bras, elle parvint à se redresser entièrement, ignorant son épiderme à vif et l'engourdissement qui s'emparait d'elle. Ses paumes toujours à plat contre les deux branches de la croix, elle se tenait désormais debout. Ses jambes tremblaient mais ne fléchissaient pas.
Lève la tête.
D'un geste sec, elle se redressa, dardant son regard sur l'homme qui s'était reculé d'un pas, admirant la scène, silencieux. Aucune émotion ne passait sur son visage. Elle, en revanche, bouillonnait. Elle avait réussi. Difficilement, douloureusement, mais elle y était parvenue.
Et un jour, elle y parviendrait sans même plus souffrir.
Elle le lui prouverait.
Se redressant difficilement, elle se saisit soudain de la paume de son créateur avant de la porter à ses lèvres. Il portait une bague à son doigt, une chevalière massive en argent. Elle n'osait imaginer ce que cela faisait d'avoir quotidiennement sur lui un tel fardeau. Et pourtant, il l'arborait comme pour montrer à tous que même ce qui était censé l'arrêter serait vain face à lui. Il prenait toujours garde à ne pas la toucher de cette main, sauf lorsqu'il cherchait à lui donner une leçon. Sans hésiter, elle embrassa la chevalière. Le contact de l'argent contre sa bouche était presque insoutenable, mais elle ne recula pas. Au fond d'elle, elle se disait que c'était probablement mieux que d'embrasser n'importe quel homme.
Elle sentit alors une caresse dans ses cheveux, presque affectueuse, presque tendre. Puis un souffle contre son front tandis qu'il l'invitait à se relever, sa voix vibrant d'une fierté non dissimulée, sombre.
« Tu es bientôt prête, sang de mon sang. »
Prête pour quoi ? Elle ne le lui demanda pas. Tout ce qu'elle voulait, c'était être plus puissante, afin qu'un jour, plus personne ne puisse jamais plus l'intimider ou la blesser. Pas même lui. Et elle s'y était employée, pendant des années, des décennies, jusqu'à y parvenir. Jusqu'à le vaincre.
Combien de temps cela avait-il pris avant que son corps ne puisse enfin supporter l'argent ? Pour qu'elle puisse faire face à la douleur incommensurable qui s'emparait de tout enfant du sang aussitôt qu'il entrait en contact avec le métal maudit ? Pour qu'enfin, elle puisse tout autant manier que forger ces armes mortelles ?
Car quand on forgeait, l'argent emplissait l'air, les poumons, tout autour de soi. Son créateur n'était parvenu à surpasser ce défaut que grâce à un alliage qu'il tenait secret et qui diminuait quelque peu les effets néfastes. Un secret qu'il avait confié à sa fille. C'était la combinaison de ces deux éléments, l'alliage particulier et l'accoutumance au poison, qui lui avait permis de devenir la Forgeuse, cette princesse du sang capable de manier des lames en argent et d'imposer sa volonté même à des immortels plus âgés qu'elle, et en théorie, bien plus puissants.
« Relève-toi ! »
Soudain, un éclat lumineux l'arracha de sa transe. Une arme enflammée fonçait droit sur elle, tranchant l'obscurité qui les entourait. Merde ! Elle s'était encore laissée distraire. Cette réminiscence n'avait duré que le temps d'un battement de cil, mais c'était suffisant.
Cependant avant qu'elle ne puisse agir, encore pétrifiée, agenouillée au sol, une silhouette agile bondit devant elle, déviant d'un coup l'attaque. Les flammes reflétèrent des milliers d'éclats d'or dans la chevelure blonde qui dansait face à elle.
Tamàs !
Son fils venait de s'interposer et de la protéger. Ses dagues en main, il toisait le pyromane qui s'avérait être un jeune homme du même âge en apparence.
Elle bondit aussitôt sur ses deux pieds, prête à reprendre le combat.
Et de trois...
Leur opposant ne semblait pas en démordre, maniant avec précision et dextérité ce qui se révélait être une sorte de torche taillée comme une épée. Ses mains et ses bras étaient protégés par de longs gants. Un fils du sang qui maniait le feu ! Voilà qui était surprenant !
— Hé ! Je me rappelle de toi ! s'exclama soudain Tamàs. On s'est déjà affronté il y a... heu... trop longtemps ?
Malgré l'illumination qu'il venait d'avoir, une étincelle de doute luisait dans ses prunelles. Son hésitation ne semblait pas au goût de son adversaire qui feula :
— Ta saleté de princesse a humilié la mienne !
Oh ! Voilà qui compliquait les choses... Si le pyromane faisait effectivement partie d'un nid qu'ils avaient affronté il y a des siècles - et qu'elle avait vaincu - cela mettait en péril toute possible entente. La rancune profonde et l'excellente mémoire des enfants du sang donnaient un cocktail explosif qui jouait contre eux.
Mais bizarrement, le blond semblait s'amuser comme un petit fou, loin des préoccupations stratégiques de sa créatrice.
— Comme beaucoup d'autres, ça ne m'aide pas à m'en rappeler exactement... minauda-t-il, feignant l'innocence.
Le sourire d'un ange, l'âme d'un diable... Erzsébet hésitait entre rire ou s'arracher les cheveux. Certes, il avait raison. Sans le nom du nid, il pouvait s'agir de n'importe quel autre souverain du sang, elle en avait affronté tant... Mais tout de même ! Il rajoutait de l'huile sur le feu... au sens propre du terme ! Et il le savait.
— Je vais vous faire payer votre crime ! rugit le jeune homme, brandissant plus haut encore son arme.
Les flammes éclairaient ses traits défigurés par la rage et son regard vif, derrière des mèches auburn en bataille. C'était ce qu'on appelait être rancunier...
— Lucian, arrête toi, l'interrompit soudain le tireur d'une voix grave, en sortant de l'ombre.
Son intervention suffit à couper le dénommé Lucian dans son élan. Il se figea, sa torche encore suspendue, avant de se tourner vers l'homme en vert.
— Mais Ambroise... protesta-t-il.
Ce qu'Erzsébet suspectait se confirmait à l'entente de ce prénom. Avant que celui-ci ne puisse reprendre la parole, une silhouette beaucoup plus petite et mince atterrit agilement devant eux. Le voltigeur. Ou plutôt, la voltigeuse.
— Si Ambroise te dit de t'arrêter, arrête ! sermonna-t-elle le rouquin d'un ton sévère.
Lorsqu'elle releva la tête, la princesse du sang retint de justesse sa surprise. C'était une jeune fille, du moins, une fille du sang dont l'apparence avoisinait les quinze ans. Ses cheveux étaient d'un blond si clair qu'ils en paraissaient blancs et elle portait au cou un pendentif serti d'un améthyste violet resplendissant qui tranchait avec son regard ambré. Elle avait l'air d'une poupée de porcelaine, gracieuse et délicate à l'extérieur. Sûrement redoutable et sans pitié à l'intérieur.
Un instant, malgré elle, Erzsébet sentit son cœur rater un battement. Elle avait l'impression de revoir Ezster et sa folle chevelure de blé, son visage poupin et sa moue malicieuse.
— Irina ! râla l'immortel qui semblait pourtant plus âgé qu'elle. C'est une question d'honneur !
Elle l'ignora. Derrière eux deux autres silhouettes sortirent de l'ombre. Un homme à l'allure malingre replié sur lui-même et une jeune femme dont l'apparence semblait approcher les vingt années et qui ne les lâchait pas un seul instant de ses prunelles insistantes.
Cinq. Le compte est bon !
Face à eux se trouvaient les cinq membres du Cénacle du Crépuscule, un petit groupe de renégats qui s'étaient réunis pour survivre à l'exil, utilisant leurs multiples talents pour vivre. Dimitri ne leur avait laissé que peu d'informations mais il était facile de reconstituer le puzzle désormais. Lucian Voros se tenait légèrement devant la gamine blonde, Irina Serban, sans se départir de son air revêche, comme pour la protéger. Le discret immortel qui n'avait pas encore dit un mot, Ennio Ombrafera, et la brunette qui dévorait littéralement Erzsébet du regard, Lorelei Nachtengel, restaient en retrait. Quant au chef de cette petite troupe, Ambroise de Sablecourt, il leur faisait face, ses traits affichant un calme olympien malgré la lueur de méfiance qui dansait dans ses iris.
— Que venez-vous faire ici, Forgeuse ? s'enquit-il posément. Nous vous pensions tous morte, vous et les vôtres.
Elle leur serait gré s'ils abandonnaient ce surnom. Elle n'était plus celle qu'elle avait jadis été et elle n'appréciait pas vraiment les souvenirs qui remontaient à la surface chaque fois qu'elle entendait ces quelques mots ni les fantômes qu'ils semblaient éveiller.
Rengainant ses sabres dans leurs fourreaux, elle se détendit et abandonna sa posture de combat. Tamàs l'imita mais ses mains restaient non loin de ses dagues, prêt à s'en saisir au moindre signe d'hostilité.
— Vous ne pouvez ignorer les raisons de mon retour d'entre les morts, affirma-t-elle, esquissant un discret rictus.
Son interlocuteur acquiesça lentement, ses sourcils se fronçant légèrement.
— Vous convoitez une nouvelle couronne ?
— Plutôt la tête qui la porte.
Autant être honnête. Elle n'avait que faire du pouvoir, elle en avait eu assez par le passé et elle regrettait amèrement où tout cela l'avait menée. Tout ce qu'elle voulait, c'était détruire Vincente.
La réaction des renégats ne se fit pas attendre. Ils échangèrent aussitôt un regard surpris, sans qu'elle ne puisse deviner si c'était par le contenu même de ce qu'elle annonçait ou plutôt par la brutale sincérité dont elle faisait preuve alors que quelques minutes auparavant ils en étaient encore à se battre.
— Et vous voulez notre aide.
Ce n'était pas vraiment une question pourtant elle acquiesça.
— Je vous propose une alliance. Afin que chacun puisse obtenir ce qu'il convoite : liberté, vengeance... peu importe.
Lucian esquissa un léger sourire à l'entente du mot "vengeance". S'il abandonnait son animosité envers Erzsébet et son fils pour leur conflit passé, en voilà un qui ferait un parfait allié... Son enthousiasme à l'idée de se battre était plus que bienvenue dans leur quête.
— Attendez... Vous voulez dire retourner dans les Terres de la Nuit et combattre Vincente ?
Un éclat dangereux s'était allumé dans les prunelles d'Irina tandis qu'elle intervenait. Elle s'était avancée d'un pas, sortant de l'ombre protectrice de son comparse pour toiser les deux intrus. La rousse acquiesça, incapable de détourner son regard de la jeune fille du sang aux traits angéliques. Un étrange sourire fleurissait au bord de ses lèvres pâles, à mi-chemin entre l'espoir et... la tristesse. Comme si toute sa vie, elle avait attendu cette proposition, cette chance de prendre sa revanche.
Un instant, Erzsébet ne put s'empêcher de se rappeler ce que lui avait dit Dimitri. Ces renégats haïssaient Vincente autant qu'elle, peut-être plus. L'informateur pouvait bien avoir raison. Mais cette haine était une arme, et elle comptait bien s'en servir pour la retourner contre celui qui l'avait suscitée.
— Pourquoi se lancer dans une telle mission suicide ? intervint soudain Ennio. C'est peine perdue. Tous ceux qui ont voulu se dresser contre lui sont morts. C'est pour ça que nous sommes bannis !
Il n'avait évidemment pas tort. Sa peur qu'il ne cherchait pas à dissimuler, hantant son regard de proie acculée, était justifiée. S'il avait réchappé à la destruction de son nid, c'est qu'il avait probablement assisté à des horreurs. Comme tous ici.
— Sauf votre respect, Princesse du sang, vous feriez mieux de fonder un nouveau nid. Rien ne vous en empêche. Partez loin de la cité écarlate et du roi du sang. Il ne règne pas sur la terre entière.
Elle se figea. Dans ses veines son sang s'embrasa, fourmillant, comme pour protester. Le sang appelait le sang... Mais le sien était condamné à rester muet et stérile depuis longtemps.
Elle s'était fait une promesse, et elle n'avait pas l'intention de la rompre.
Se forçant à demeurer de marbre, elle s'avança d'un pas en direction de l'immortel. Son expression était sombre, sa voix rauque, tandis qu'elle lâchait, prenant soin d'articuler :
— Aucun pays, aucun continent ne sera jamais suffisamment loin de Marchesi. Un jour ou l'autre, il viendra.
Que ce soit pour elle ou pour tous les renégats. Un jour ou l'autre, Vincente en aurait assez d'attendre. Il voulait tous les enfants du sang entre ses griffes, et ce qu'il voulait, il l'obtenait. Elle était la première menace, la plus dangereuse. Mais tous les dissidents mettaient en péril le rêve doré du roi du sang.
Tamàs s'avança à son tour, les bras croisés.
— Et vous, pourquoi demeurer si proche de la tanière du loup ? contre-attaqua-t-il. Pourquoi ne pas partir ? Qu'espérez-vous si vous ne prêtez pas allégeance ?
Ennio recula face à sa véhémence, se repliant sur lui-même. À côté de lui, Lucian semblait passablement agacé par sa réaction. Mais avant qu'il ne puisse s'exprimer, Ambroise les coupa tous d'un geste de la main. La relation que les membres du Cénacle du Crépuscule entretenaient n'était peut-être pas celle d'un nid envers son créateur mais ils respectaient tous le fils du sang vêtu de vert à la manière d'un chef.
— Pour ce qu'il nous a fait, nous ne pouvons plier, expliqua-t-il, grave. Mais le monde des mortels est de moins en moins accueillant envers nous : entre leur fameux progrès et cette tension empoisonnée qui ne cesse de grandir et de les conduire droit au chaos, les enfants du sang ne peuvent plus y évoluer comme bon leur semble.
Elle le comprenait. N'avaient-ils pas vécu, elle et son fils, ainsi pendant plus d'un siècle ? La situation douteuse dans laquelle basculaient petit à petit les mortels était en partie ce qui l'avait décidée de passer à l'action. Esquissant un léger rictus, elle asséna cependant :
— On ne peut vivre entre deux mondes. Un jour ou l'autre, vous devrez faire un choix entre celui des mortels ou celui des immortels, avant qu'ils ne vous écrasent. Que ferez-vous alors ? Que choisirez-vous ?
— Peut-être qu'alors nous nous rendrons à celui qui porte la couronne...
Ambroise n'en pensait pas un mot. Erzsébet le devina aisément. Mais ces quelques paroles firent réagir ses compagnons qui lui lancèrent aussitôt des regards éberlués et offusqués.
— Quoi ? s'insurgea aussitôt Lucian. Ca, il en est hors de question ! Plutôt mourir.
La princesse du sang se retint de justesse de sourire, le coin de ses lèvres frémissant. C'était exactement la réaction qu'elle attendait.
— Avez-vous seulement un plan ? s'enquit Irina.
Les bras croisés, elle la toisait sans ciller. Elle était peut-être vêtue comme une artiste itinérante mais impossible de ne pas deviner la noblesse de ses origines dans son attitude.
— Pas encore, répondit honnêtement la rousse. Mais j'ai un allié, et de taille.
— Quel enfant du sang peut prétendre tenir tête à Vincente Marchesi ?
La question était légitime. L'immortel était parvenu à vaincre tous les princes et princesses du sang qui s'étaient opposés à lui. Tous ici en avaient été les témoins d'une manière ou d'une autre. Peut-être que la solution ne résidait pas en un enfant du sang, quand bien même Erzsébet souhaitait y parvenir de ses propres mains... Du bout des doigts, elle effleura le pommeau de son sabre, un léger sourire étirant ses lèvres.
— Avez-vous entendu parler du spectre vert hantant les bois ?
— Evidemment ! Pour qui nous prenez-vous ? marmonna Lucian sans prendre le temps de réfléchir.
Mais il s'interrompit brutalement quand il comprit où elle voulait en venir. Les membres du Cénacle du Crépuscule la dévisageaient désormais, comme si une seconde tête venait de lui pousser ou pire encore, qu'elle venait d'annoncer ne pas aimer le sang.
Seul Ambroise n'avait que très peu réagi, se contentant de plisser les yeux, un léger sourire indéchiffrable étirant ses lèvres.
— Vous êtes avec le spectre ? interrogea soudain vivement Lorelei, sortant pour la première fois de son mutisme.
Sa voix était basse, à peine audible, presque un murmure mais son expression entière s'était illuminée à la mention de l'Ombre. La princesse du sang pencha la tête sur le côté, surprise par cette intervention alors que depuis le début l'immortelle n'avait pas dit le moindre mot voire semblait ne trouver aucun intérêt à cette discussion. Plissant des yeux, elle l'observa quelques secondes. Avant d'acquiescer lentement.
— Tant qu'il veillera, les hommes de Marchesi ne peuvent pas entrer dans sa partie de la forêt.
— Comment s'assurer que ce n'est pas un piège ? glapit Ennio, tordant ses mains de nervosité.
Pauvre enfant... Elle ne savait pas ce que Vincente avait pu lui faire mais il était réellement terrorisé ! Comment était-il parvenu à se fier suffisamment aux autres membres du Cénacle pour les rejoindre, ça en devenait presque un mystère. Levant ses mains dans un geste apaisant, elle affirma avec conviction :
— Je n'ai aucun intérêt à faire cela.
— Les ennemis de mon ennemi sont mes amis... murmura à nouveau la brune.
Tamàs jeta un coup d'œil en biais à sa créatrice, esquissant une légère grimace. Il n'avait pas besoin de mot pour qu'elle saisisse l'objet de ses pensées.
Cette fille était étrange. Elle n'avait rien dit jusque-là, se contentant d'observer avec une attention presque perturbante l'échange et même maintenant, elle semblait parler plus pour elle-même que pour les autres. Difficile de savoir ce qu'elle pensait réellement de tout ceci. Au contraire, Lucian semblait plus que partant et Irina avait l'air d'approuver, alors qu'Ennio lui, affichait sans le dissimuler ses craintes et doutes. Quant à Ambroise, il demeurait indéchiffrable.
Erzsébet savait qu'il était la personne à convaincre si elle voulait parvenir à les rallier à sa cause. Et aux vues de sa propre réputation, il y avait des choses qu'elle devait tout de suite clarifier si elle espérait atteindre ses fins.
— Je ne suis pas là pour me servir de vous comme de la chair à canon, lâcha-t-elle soudain, son regard survolant le petit groupe.
— Surprenant, venant de la Forgeuse ! cracha le pyromane, se renfrognant.
L'idée d'une revanche l'avait rallié à sa cause mais il leur en voulait toujours pour leurs luttes passées. Soit ! Il fallait faire preuve de patience.
— Celle que j'étais jadis aurait peut-être pu le faire mais j'ai fait un vœu. J'ai besoin d'aide et de nouveaux alliés, pas de pions à sacrifier sur l'autel de la vengeance ou de l'orgueil.
Seule elle n'y arriverait jamais. Mais si elle avait fait le serment de ne plus jamais tuer d'enfants du sang - hormis Marchesi - cela impliquait aussi de ne pas en manipuler d'autres pour mener ses propres batailles. Ils devaient choisir en leur âme et conscience de se lancer dans cette mission... suicide, comme l'avait appelée Ennio - et il n'avait pas tort. Voilà pourquoi jusqu'au bout, elle désirait se montrer sincère.
Elle avait déjà perdu ses enfants et ils la hantaient tous et toutes à partir de cette fatale nuit.
Seul le silence accueillit sa déclaration comme si ses interlocuteurs prenaient vraiment le temps de réfléchir à sa proposition.
— Nous devons réfléchir à votre proposition entre nous avant de vous donner une réponse, finit par lâcher Ambroise.
La princesse du sang acquiesça. Quoi de plus normal ? Il y avait tant de pour et de contre à peser, de risques à prendre en compte... Ce n'était pas parce qu'elle était prête à payer de sa vie que tous le feraient.
— Mon fils et moi rentrons chez nous. Il n'est pas sûr de laisser notre abri si longtemps. Prenez le temps d'en discuter. Ce n'est pas une décision qui se prend du jour au lendemain et quel que soit votre choix, je le respecterai. Et je brûlerai toutes les informations que j'ai à votre sujet. Je ne vous vendrai pas à Vincente, ne vous en faites pas.
— C'est honorable de votre part, Erzsébet.
Elle serait surtout une idiote si elle songeait à faire l'inverse. Mais elle n'exprima pas ses pensées à haute voix.
— Si vous acceptez, le Cénacle du Crépuscule est le bienvenu dans ma forêt. J'ai de la place dans mes ruines pour votre chapiteau... souffla-t-elle, malicieuse.
Son interlocuteur hocha la tête, son sourire tranquille ne quittant pas une seule seconde ses lèvres. Un instant, l'immortelle prit le temps de l'observer avec plus d'attention encore. À sa ceinture, son pistolet reposait sagement, comme s'il n'en avait pas fait usage quelques instants plus tôt. L'usage des armes à feu était assez rare chez les enfants du sang mais elle devait reconnaître le talent de celui qui lui faisait face. Son tir avait été précis.
— Merci pour votre accueil... chaleureux ! railla-t-elle.
Un petit rire moqueur résonna derrière le brun. Mais celui-ci ne cilla pas avant d'incliner légèrement la tête.
— Ce fut un plaisir de vous rencontrer.
Ce n'était pas la première fois qu'ils se voyaient, elle en était certaine. Cependant, là encore elle préféra se taire. Elle se contenta de lui rendre son geste.
— Tamàs ? appela-t-elle en se tournant vers lui.
Ce dernier lui emboîta aussitôt le pas. Cependant, en passant près de Lucian, il ne put s'empêcher de lancer :
— J'espère te revoir très vite, nous n'avons pas fini notre petit combat je crois...
Le renégat sembla voir rouge. Mais avant qu'il ne puisse se jeter sur le blond, un regard froid d'Irina le figea sur place. Alors que Tamàs la rejoignait, Erzsébet ne put s'empêcher de lui asséner une légère tape à l'arrière du crâne.
— Il a déjà très envie de nous arracher les tripes, pourquoi rajouter de l'huile sur le feu ?
Face à son jeu de mot involontaire, le sourire de son compagnon s'agrandit plus encore. Satané gosse.
Ambroise les raccompagna jusqu'à la sortie du chapiteau tandis qu'elle sentait quatre paires d'yeux fixés intensément sur eux. Dehors, le jour s'était installé pour de bon, éblouissant. Quelques passants s'étaient arrêtés au bord du champ et observaient le cirque, intrigués. Le fils du sang à leurs côtés soupira.
— Ils sembleraient que nous ayons d'autres invités aujourd'hui.
Se tournant soudain vers les Hercegnő mère et fils, il esquissa un simulacre de révérence.
— À bientôt, Vôtre Altesse. »
Erzsébet sentit une étrange chaleur la gagner et elle dû refréner le rire qui menaçait de franchir ses lèvres. Elle avait envie de lui répondre les mêmes mots exactement. Cependant, elle se retint.
Après tout, tous les souverains du sang avaient disparu. Elle n'était pas censée en retrouver un parmi des renégats. Encore moins quand il était supposé avoir été tué par Vincente il y a deux siècles. Ambroise de Sablecourt, prince du sang, aurait dû être mort. Pourtant, il s'était tenu là, face à elle, à la tête du Cénacle du Crépuscule.
Cette nouvelle amitié leur réserverait bien des surprises, elle en était certaine.
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Hello hello ! J'espère que vous allez bien 🥰 Pour ma part merveilleusement bien puisque j'approche de la fin de l'écriture de ce tome... J'ai bon espoir qu'il touche à sa fin avant la fin de l'année ! Même si pour votre part, vous n'y êtes pas encore ;)
Mesdames, messieurs, cher.e.s spectateurices, le Cénacle du crépuscule entre en piste !
J'espère que le spectacle, ou plutôt cette rencontre avec les renégats vous a plu ! Une rencontre haute en couleur par ailleurs, la bonne entente n'est pas garantie à tous les coups... Il faut croire qu'humilier et vaincre des nids par le passé n'a pas que de bonnes conséquences sur le futur... oupsi ! Une habitude du passé qui lui a valu un surnom très particulier que vous découvrez aujourd'hui en plus d'un souvenir très ancien 👀
Qu'en avez-vous pensé ?
Les prochains chapitres font partie de mes préférés alors j'ai très hâte de vous les partager ! Au programme : des combats, des révélations et toujours plus de chaos !
À bientôt,
Aerdna 🖤
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