Chapitre 1. Des ruines peuplées de fantômes.

Plus d'un siècle et demi plus tard

Le temps était un ennemi cruel. Il emportait sans pitié tout ce qu'il ne daignait pas abandonner à l'éternité. Foyer, souvenirs, êtres aimés... Tout finissait un jour ou l'autre par disparaître, consumé par les années. Rien ne résistait à ces dernières qui ne laissaient derrière elles que des fantômes insaisissables.

Les bâtiments non plus n'échappaient pas à cette règle, ce que confirmaient les ruines du vieux château qui surgissaient de la brume. Il se dévoilait au beau milieu de la forêt tel un de ces spectres assassinés par le temps.

Des murs gris en partie effondrés délimitaient une vaste zone rectangulaire, jonchée de blocs de pierre et de débris multiples, ensevelis sous la mousse et la poussière. Le seul élément de la bâtisse qui semblait maintenir un semblant de forme reconnaissable était la tour circulaire qui se dressait encore à moitié, sur laquelle courait un lierre épais, s'agrippant aux briques.

La jeune femme qui passa sous l'arche marquant l'entrée de la cour semblait être la première âme qui vive à en franchir le seuil depuis des décennies.

Après plus d'un siècle, Erzsébet Hercegnő était de retour chez elle.

Pourtant, la seule chose qu'elle parvenait à ressentir en cet instant, c'était la désagréable sensation d'être traversée par la bise froide, comme autant de spectres qui viendraient l'étreindre. Aucune chaleur familière, aucune douce nostalgie ne l'attendait dans les vestiges désolés du vieux château que la forêt avait fini par envahir, reprenant ses droits. Elle avait l'impression que l'endroit même avait été figé hors du temps.

Sa chevelure rousse détonnait dans un tel paysage, prisonnier de la grisaille et de la brume. Son souffle provoquait une légère buée qui se perdait aussitôt dans les airs. Elle avait l'impression d'être en plein rêve, comme si ce moment qu'elle avait tant attendu et craint à la fois n'était pas réel, qu'il n'était qu'une illusion que son esprit s'amusait à façonner dans ses pires moments.

Elle avança au milieu de la cour, son regard ambré se baladant sur les ruines qui l'entouraient. Les branches craquaient sous ses bottes tandis que le vent frais de l'automne venait caresser sa peau pâle. Par reflexe, elle s'émitouffla plus encore dans son long manteau noir. Mais ce n'était pas le froid qui venait s'engouffrer dans sa poitrine pour pétrifier son cœur. Ce n'était pas non plus le froid qui paralysait ses membres, provoquant un frisson désagréable, qui remontait le long de ses bras, dévalait son échine... Enfin, ce n'était pas le froid qui piquait ses yeux, brûlait ses joues... C'était autre chose, quelque chose qui s'enroulait autour de son organe vital pour l'étreindre douloureusement, faire remonter à la surface des souvenirs enfouis et qu'elle aurait voulu ne jamais plus se rappeler.

Elle revoyait les flammes, le sang, les cendres...

Du bout des pieds, elle décala les fleurs sauvages qui s'épanouissaient au sol, révélant derrière leur feuillage les restes d'une stèle sur laquelle les vestiges d'un blason semblaient avoir résisté au temps.

« Peut-être n'aurions nous pas dû revenir ici, Erzsébet...

La rousse fit volte-face, plissant les yeux face à l'expression peu convaincue qu'affichait le jeune homme à ses côtés. Une moue boudeuse étirait ses traits en apparence joviaux et pleins de vie, couronné par des mèches folles dorées. Tamàs Hercegnő avait d'ordinaire l'air d'un ange innocent, d'un jeune chiot fou. Cependant, aujourd'hui, une ombre dansait dans ses prunelles couleur miel.

— Tu veux dire dans les ruines de mon propre château ? s'enquit-elle, levant un sourcil interrogateur et peu convaincu.

L'immortel secoua vivement la tête. S'écartant d'un pas, il désigna du menton le feuillage des arbres qui s'étendait au-dessus de leur tête, par-dessus le vide qu'avait laissé la toiture effondrée.

— Je veux dire dans cette forêt.

— Et pourquoi cela ?

— Les enfants du sang de la cité écarlate n'osent pas s'y aventurer, soupira-t-il. Ils parlent d'une ombre verte...

À l'entente de ses mots, Erzsébet sentit un frisson traverser son être tout entier, la saisissant jusqu'à la moelle. Elle eut soudain l'impression que son corps pesait des tonnes.

Elle revoyait les flammes, le sang, les cendres... Et puis cette silhouette, debout dans le brasier, face à elle. Juste là où trônaient désormais les débris d'une poutre autour desquels s'enroulaient des lianes vertes. Aussi verte que son manteau...

Figée, incapable de bouger, elle croassa :

— Qu'as-tu dit ?

Aussi futé que fut son ami, il ne parut pas discerner le trouble de la femme ou alors, il le prit pour de la surprise. Son explication parvint jusqu'à elle comme enveloppée d'un étrange écho.

— L'ombre verte ? Tu n'en as pas entendu parler ? Même Vincente ne s'en approche pas. On dit que celui qui se cache derrière ce masque est capable de lui tenir tête et de le battre.

Il lui fallut tous les efforts du monde pour s'arracher à l'étrange stupeur qui s'était emparée d'elle. Comme si des chaînes s'étaient enroulées autour de son corps et qu'elle devait les briser à la simple force de ses muscles. Le ricanement qui lui échappa sonna faux à ses oreilles.

— Pourquoi ne le fait-il pas alors ? s'enquit-elle.

Tamàs haussa les épaules.

— On dit aussi que c'est un fantôme. Les fantômes ne vont pas combattre les enfants du sang.

Elle sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Un fantôme... Oui, elle aussi avait cru en voir un. Jusqu'à ce qu'elle sente des mains bien réelles la saisir. Elle ne savait pas qui était cette ombre, mais ce n'était clairement pas un spectre.

Secouant la tête, elle murmura, songeuse :

— C'est bien dommage !

Cela lui aurait facilité la tâche...

Cependant, elle n'était pas revenue pour ressasser ses fantômes. Du moins, pas celui-ci. Elle l'avait même oublié, chassé de sa conscience comme un rêve embêtant. Seule son évocation par son compagnon venait de lui rappeler cet évènement qu'elle ne s'était jamais expliqué. Comme bien des choses cette nuit-là, il était tombé dans l'ombre et la poussière.

La seule chose qui comptait désormais, c'était d'enfin apaiser le maelstrom de fureur et de désespoir qui se déchaînait en elle depuis et qui appelait au sang.

— Dans ce cas, c'est d'autant plus le lieu idéal pour nous, finit-elle par lâcher. Vincente ne nous y cherchera pas. Ne me dis pas que tu as peur d'une histoire de revenant ?

Ses mots parurent foudroyer son interlocuteur. Se raidissant brusquement, les poings sur les hanches, il secoua vivement la tête, protestant avec vigueur :

— Bien sûr que non ! On ne sait même pas s'ils existent...

Erzsébet haussa des épaules avant de contre-argumenter :

— Nous existons bien pourtant.

— Et tu as eu beau en chercher la raison, tu ne l'as jamais trouvée.

Elle avait tenté d'écumer toutes les bibliothèques et lieux de savoir possibles et inimaginables. Elle voulait comprendre, trouver un sens à tout ceci. Pourquoi étaient-ils ainsi, semblables aux mortels, mais sans l'être... Condamnés à vivre pour toujours avec le poids écrasant du sang...

Mais elle n'avait rien trouvé. Leur existence était un secret trop bien gardé. Chassant d'un geste de la main la remarque de son compagnon, elle soupira :

— En tout cas, ce qui est certain, c'est que nous ne pouvons plus rester parmi les simples humains. Leur monde a changé, beaucoup trop vite, et ce n'est plus sûr pour nous.

Ce n'était pas tout à fait la seule raison de son retour mais une part de vérité se cachait derrière ses mots et ils le savaient tous les deux.

Après des siècles à se cacher parmi eux, à prétendre ne pas être devenu ce qu'ils étaient, être comme eux, leur ressembler... cette fois, elle avait dû rendre les armes. Quelque chose se préparait, quelque chose d'horrible qui allait faire couler beaucoup de sang. Elle avait vu des conflits, dissimulée dans les ombres, elle avait assisté à tant de guerre, de dévastation... Des heures sombres qui contrastaient avec l'intensité du bonheur qu'ils connaissaient le reste du temps. Cette fois, elle n'était pas sûre que leur immortalité puisse les protéger.

Cela devenait plus dangereux de rester cachés plutôt que de retourner dans le seul endroit au monde qui appartenait réellement à ses semblables et dont elle avait été chassé il y a si longtemps.

— Comment allons-nous nous nourrir alors ? grommela le blond, enfonçant ses mains dans ses poches.

— Comme le font les autres. En sortant de cette forêt lorsque le besoin s'en fera sentir. J'ai entendu dire que la Cité écarlate accueillait aussi des mortels...

Le sang était la clé de leur vie. Ils en étaient les enfants mais aussi les esclaves. Sans qu'ils ne sachent pourquoi, c'était lui qui éloignait d'eux la mort. Mais plus que tout, il existait une étrange pulsion qui poussait les fils et les filles du sang à ne jamais ignorer son appel. Lorsque le moment se faisait sentir, lorsque la faim apparaissait, ils n'avaient pas le choix, ils devaient céder et boire le liquide écarlate . C'était plus fort qu'eux, un désir intime, pressant, brûlant qui leur ordonnait de survivre, quoiqu'il arrive.

Un désir accompagné d'une absence totale de compassion pour les mortels, comme si quelque chose dans leur cœur était mort, sec. Cela ne voulait pas dire qu'ils tuaient leur victime, loin de là. Mais la folie et son précipice ne semblaient jamais vraiment loin.

Erzsébet chassa cette pensée morbide. Elle avait passé les derniers siècles à essayer d'enfouir le plus loin possible en elle ces élans dévastateurs qui avaient pu la conduire à tant de crimes par le passé. Elle avait fait des efforts, appris de ses erreurs. Elle voulait y croire. Elle devait y croire.

Après tout, il ne lui restait qu'une dernière étape pour que les fantômes qui hantaient sa si longue existence la laissent enfin en paix...

Ramassant son lourd sac de voyage pour le jeter par-dessus son épaule, elle lança à son compagnon, malicieuse :

— Ne boude pas Tamàs, on a encore du travail.

Être immortel ne signifiait pas n'avoir aucun effort à fournir dans la vie. Au contraire. S'ils étaient certes plus forts et plus rapides que de simples humains, ils n'avaient aucun pouvoir, aucun don. Survivre ces derniers siècles, seuls, n'avaient pas été de tout repos. Seul cet instinct viscéral qui coulait dans leur veine les avait poussés à ne jamais abandonner.

Sortant des ruines, ils s'éloignèrent en suivant un sentier envahi par les ronces. Celui-ci serpentait entre les arbres, menant plus loin, au fond de ce qui avait jadis été une cour. Là, ils atteignirent un vieux bâtiments à moitié dissimulé par de gros buissons.

C'était la petite dépendance du château, qui, entièrement en pierre, était la seule à n'avoir pas brûlé. Elle n'était pas bien large et elle aussi avait été envahie par ce lierre émeraude qui n'en finissait pas d'envelopper tout ce qui jadis avait été à la princesse du sang. Mais cela ferait l'affaire. Après tout, ils n'avaient pas besoin de beaucoup plus qu'un endroit pour s'abriter de la pluie et allumer un feu.

L'immortelle s'avança jusqu'à la porte. Celle-ci opposa une certaine résistance avant de finalement céder, s'ouvrant avec un grincement insupportable. Les deux enfants du sang pénétrèrent dans la bâtisse, sur leur garde, inspectant son état.

— Dire qu'on a abandonné le confort de notre maison pour ça... marmonna Tamàs, laissant tomber au sol son lourd sac de voyage.

Erzsébet ne répondit pas tout de suite. Pour elle, leurs caches dans le monde des mortels n'avaient jamais été sa maison, aussi confortables et chaleureuses soient-elles. Déposant également ses propres affaires, elle tourna un instant sur elle-même. Les fenêtres laissaient passer un courant d'air qui soulevait la poussière couvrant les vieilles pierres. Hormis un immense trou dans le toit qui laissait entrapercevoir le ciel gris, le lieu était largement habitable.

— On est chanceux, il reste une table, des chaises et... c'est tout ! finit-elle par s'exclamer, narquoise en toisant le mobilier bancal et endommagé qui trônait au milieu de l'unique et vaste pièce.

— Pas de lit...

Le grommellement de son compagnon derrière elle lui arracha un sourire sincèrement amusé. Ouvrant son sac, elle l'écouta distraitement continuer à rouspéter tandis qu'elle en sortait les vêtements et autres outils qu'elle avait apportés.

— Si on dort à même le sol, ne pense même pas à te servir de moi comme oreiller...

La princesse du sang laissa échapper un ricanement sec.

Mais elle savait qu'il disait vrai et qu'elle avait cette vilaine manie de chercher la présence de son enfant dans son sommeil. Elle s'en blâmait, mais une part inconsciente d'elle ne résistait jamais. C'était la seule solution qu'elle avait trouvé face aux hurlements qui hantaient son esprit et l'empêchaient de trouver correctement le repos qu'il lui fallait. Tant de visages défigurés par le désespoir se précipitaient alors au bord de ses paupières, tant d'appels éplorés la suppliaient de revenir dans les Terres de la nuit, de faire couler le sang, de les venger... Cent ans que ses regrets lui sautaient à la gorge chaque fois qu'elle se risquait à fermer les yeux... Cent ans que Tamàs partageait son lit avec elle pour chasser ses spectres, sans jamais se plaindre.

Ils partageaient tous deux le secret de ce deuil.

Cependant, la rousse n'avait pas l'intention de laisser ses nuits agitées l'arrêter ni même miner l'apparente bonne humeur dont elle faisait preuve depuis quelques semaines.

— Tu oses donner des ordres à ta souveraine ? gronda-t-elle, les poings sur les hanches.

Un éclat de défi s'alluma dans les prunelles dorées de son comparse. Il ploya aussitôt dans une révérence exagérément basse, écartant bien large les bras avant de rétorquer :

— Et bien, votre altesse, j'attends. Quels sont les ordres ?

Elle leva les yeux au ciel. Deux siècles plus tôt, elle aurait châtié une telle insolence, d'autant plus si elle venait de l'un de ses enfants. Aujourd'hui, elle devait se mordre la langue avec force pour ne pas éclater de rire et continuer à afficher un air faussement sévère.

— Commençons par sécuriser le toit et les ouvertures. Le reste peut attendre.

La priorité était de s'assurer que la dépendance puisse leur servir d'abri et de repère. Si Tamàs avait raison, leurs ennemis ne s'aventureraient pas jusque là mais elle ne comptait pas se reposer sur ses lauriers. Hors de question que le dernier bâtiment encore debout de son ancien domaine ne devienne son tombeau.

Ils s'affairèrent tout le reste de la journée à reboucher les trous et clouer des planches aux fenêtres, sortir les pierres qui avaient chuté du toit et déblayer la pièce des ronces et buissons qui y avaient élu domicile. Le sol était à moitié rongé par la mousse mais le pavement demeurait suffisamment solide.

Après des heures de labeur Erzsébet sentait la fatigue tirailler ses muscles. Cette étrange douleur qui la saisissait tout entière, brûlait ses poumons et l'élançait dans le moindre de ses membres avait pour elle un goût salvateur. Occupée ainsi, elle en oubliait le reste, tout le reste... Leur retour ici, les ruines à quelques pas de là et l'objectif qu'elle avait en tête et qui faisait battre son cœur à vive allure à chaque seconde qui passait... Et lorsqu'elle put enfin se laisser tomber sur une chaise, elle retrouva enfin la satisfaction qui suivait un effort incommensurable, presque semblable à celle qu'elle pouvait ressentir jadis, après une victoire sur le champ de bataille.

Le crépuscule étendait ses feux dans le ciel, sa lumière rouge projetant de drôles d'ombres sur les murs en pierre. Assise nonchalamment, les jambes croisées, la princesse du sang observait le bout de ses bottes en cuir usées. Sans lever les yeux d'une tache sombre qui se détachait sur le noir, elle rompit soudain le silence qui s'était installé entre eux :

— Que penses-tu d'une petite virée en ville ?

Elle sentit Tamàs poser son regard intense sur elle, la scruter, comme pour s'assurer qu'elle ne plaisantait pas. Mais elle était tout à fait sérieuse. Le sourire calme qu'elle affichait ne trompait personne, pas même elle. Elle sentait les traits de son visage figés, comme si elle portait un masque qui ne devait jamais tomber.

— On vient à peine de revenir sur les Terres de la nuit... protesta l'homme, prudemment.

Décroisant les jambes, elle se pencha en avant, prenant appui sur la table de ses coudes, nichant sa tête au creux de ses paumes. L'intensité qui scintillait dans ses prunelles les rendait semblables à deux braises incandescentes. Le fils du sang savait déjà qu'il serait impossible de la faire changer d'avis, malgré tous les arguments qu'il pouvait apporter. Il ne savait même pas pourquoi elle se donnait la peine de le convaincre, en susurrant mielleuse :

— Il nous faut des provisions et des fournitures. Et puis, ne veux-tu pas savoir à quel point tout a pu changer ? Cela fait si longtemps...

— Les siècles ne sont que poussière quand on est immortel, Erzsébet.

Ce n'était sûrement pas la simple curiosité qui la poussait à vouloir sortir si tôt de leur repère, ni même la nécessité de meubler leur nouveau logis - ils pouvaient très bien retourner dans le monde des mortels pour cela. Elle avait quelque chose en tête, et quoique ce fut, nul doute que c'était ce qui lancerait les hostilités. Mais elle le dissimulait parfaitement derrière ce sourire carnassier resplendissant qui cherchait à l'amadouer.

— Depuis quand c'est toi qui parle ainsi ! s'esclaffa-t-elle, joueuse. Je te rappelle que je suis la plus vieille.

— Oh, pardon, j'avais oublié, mère...

Le surnom la fit presque sursauter. C'était un mot qui lui semblait presque étranger, anachronique. Issu d'un autre temps. Et inévitablement, il lui rappelait son véritable âge, le poids des années, des décennies, des siècles qui l'écrasait. Elle aurait voulu protester, le rejeter. Mais c'était pourtant la pure et entière vérité.

C'était bien elle qui avait changé le jeune homme en fils du sang en lui donnant à boire le sien. Elle l'avait accueilli dans son nid, lui avait offert une famille et la vie éternelle, et il l'avait suivie jusqu'au bout du monde. Elle se rappelait encore de cette époque où elle était vénérée, adulée, où l'on se fiait à elle plus qu'à quiconque et où personne n'aurait jamais osé contester son autorité. Elle se revoyait mais elle ne se reconnaissait plus.

Désormais, elle n'était plus ainsi, et il ne restait plus que Tamàs. Les ruines qui se trouvaient à quelques pas de là s'étaient chargées de lui rappeler tout cela.

Était-elle encore mère quand tous ses autres enfants étaient morts ? Quand elle les avait menés droit vers le trépas et n'avait pu les protéger ?

— Tu es impitoyable Tamàs, grogna-t-elle, souriant à moitié.

— Je me demande de qui je le tiens ?

Son sourire se mua en grimace. Décidément, on ne l'arrêtait plus...

— Arrête toi là, c'est bon, j'ai compris.

Mais il n'avait pas tort. Ils se ressemblaient bien plus qu'elle n'aurait voulu l'admettre, surtout après avoir passé ce dernier siècle uniquement en sa compagnie. Grâce à lui, elle parvenait à se détendre et à plaisanter, chose que l'ancienne elle n'aurait jamais fait. Mais à l'inverse, elle savait que le jeune homme avait pris d'elle le pire qui puisse exister chez les enfants du sang et que son air d'ange n'était que cela : un air...

— Tu veux vraiment aller dans la Cité écarlate ? s'enquit plus sérieusement le fils du sang.

Sans dire un mot, elle acquiesça.

— Et si quelqu'un nous reconnaissait ?

— Comme je te l'ai dit, cela fait si longtemps... Tous me croient morte. Qui me reconnaîtrait...

Le rire de son comparse la fit tilter. Il s'esclaffa sans s'en cacher, désignant d'un geste désinvolte la princesse en exil, qui se sentit piquée dans sa fierté. Une part d'elle n'aimait toujours pas le ton moqueur qu'il adoptait souvent et qui résonnait encore dans son éclat actuellement :

— Tu étais célèbre. Et nous avons une très bonne mémoire, je te rappelle...

Malheureusement, il disait vrai. Il y avait pourtant tant de choses qu'elle aurait préféré oublier... Peut-être que si elle y était parvenu, le feu qui brûlait en elle et la consumait de l'intérieur, dévorant son cœur sans pitié depuis ce sinistre incendie plus d'un siècle plus tôt, aurait fini par s'éteindre. Mais cette nuit-là, un concert de murmure douloureux s'était élevé dans les airs et avait résonné à ses oreilles pour ne plus jamais la quitter.

Elle ne pouvait pas oublier.

C'était pour cela qu'elle était revenue.

— Depuis quand es-tu le plus raisonnable de nous deux ? souffla-t-elle, secouant la tête.

— Depuis qu'on a quitté le monde des humains pour revenir.

— Tu aurais préféré rester en exil ?

Leurs regards se rencontrèrent. Or contre or, deux orbes flamboyants comme le soleil, incandescents. Telle mère, tel fils, pensa au fond d'elle Erzsébet. Puis Tamàs soupira, baissant la tête avant de lâcher gravement :

— Je ne veux pas que tu meures, Erzsébet.

Elle écarquilla brutalement les yeux face à cette confession. Elle sentit son cœur se serrer malgré elle dans sa poitrine, comme il ne l'avait pas fait depuis une éternité. Une boule dans sa gorge l'empêchait de déglutir et elle avait l'impression que ses propres mots y restaient coincés.

C'était ce sentiment ! Le même qu'il y a plusieurs siècles, celui qui se répandait dans ses veines, chaud, vivifiant, et qui la rattachait à tous ses enfants, le sang de son sang... Et qui, en disparaissant, balayé par le souffle de la mort, n'avait laissé qu'un vide béant, teinté d'une rage profonde.

Les enfants du sang n'éprouvaient aucune compassion, aucun amour pour les mortels. Mais en ce qui concernait leur nid, leur famille, ils étaient prêts à tout. Elle aimait Tamàs, et Tamàs l'aimait. Ils étaient liés pour l'éternité par plus qu'un simple rapport de loyauté.

— Les choses ont beaucoup changé ici depuis mon départ... parvint-elle à articuler, refoulant au fond d'elle cette émotion si intense qu'elle ne parvenait pas à réprimer.

Le blond haussa un sourcil, affichant sans retenue une moue dubitative.

— Vraiment ?

Lentement, elle hocha la tête. Sur la table, son poing se crispa tant qu'elle sentait ses ongles longs s'enfoncer dans la chair de sa paume et sous ses yeux, ses phalanges blanchissaient.

J'ai changé ! affirma-t-elle avec insistance.

Qui cherches-tu à convaincre ! ricanait une voix emplie d'amertume sous son crâne. Agacée, elle se releva. La chaise grinça sur le plancher vermoulu alors qu'elle s'éloignait, tournant le dos à son comparse.

— Tu restes une princesse de sang, asséna son fils. Si tu ne t'inclines pas, alors tu es une menace.

Il avait raison. C'était une évidence. Un siècle passé loin de leur semblable ne suffisait pas pour oublier les lois qui régissaient leur monde. Et ce, même si celui-ci s'était métamorphosé en leur absence.

Ignorant les paroles sombres de son ami, Erzsébet se pencha vers un coffre, soulevant avec précaution le couvercle. À l'intérieur reposaient deux dagues, deux couteaux en argent noir. Elle en saisit un par le manche enrobée de cuir, le soupesant légèrement, scrutant la lame. Simples, sans la moindre fioritures, ils ne ressemblaient en rien aux armes royales qu'elle avait pu manier par le passé. Mais ils étaient suffisants pour se défendre. Sans prévenir, elle le lança d'un geste vif en direction de Tamàs. Celui-ci le rattrapa de justesse, en plein vol. L'expression offusquée qu'il afficha aussitôt ne suffit pas pour dérider l'immortelle qui était déjà en train de glisser l'autre à sa ceinture, dissimulée sous son manteau.

— Allons en ville, ordonna-t-elle. Nous verrons bien ce qu'il en est. »

Son ton était sans appel. Elle avait mis fin à la discussion et son compagnon ne pouvait que se plier à ses souhaits. Après tout, elle restait tant sa créatrice que sa princesse.

Cette dernière avait profondément conscience de cela. Quel que soit son choix, il la suivrait. Il attendait simplement qu'elle choisisse.

La princesse du sang n'avait pas encore tout à fait décidé de ce qu'elle allait faire. Mais une chose était certaine : elle ne s'inclinerait pas.

Jamais.

*

Le temps était un ennemi cruel. Il emportait sans pitié tout ce qu'il ne daignait pas abandonner à l'éternité. Mais tout ce que la brume enlaçait, ici, avait été abandonné, délaissé. Les arbres tordus, couverts d'un épais feuillage qui allait de l'émeraude au rouge le plus flamboyant, sanguinolent, les rochers, la mousse, les fleurs, le château et cette silhouette qui se faufilait parmi tout cela, errant, sans but.

La solitude était un fardeau terrible. Presque aussi lourd que l'immortalité.

Non, pas l'immortalité, l'éternité.

Depuis combien de temps personne n'avait foulé son sanctuaire ? Elle n'aurait su le dire. Chaque fois que ses propres pas l'y menaient, avec la lune et les étoiles pour seules témoins, elle sentait un froid glacé s'emparer de son cœur et venir raviver une plaie ancienne.

Mais elle n'était qu'une ombre.

Une ombre qui errait.

Soudain un craquement retentit dans les airs, loin de là où elle se trouvait et pourtant proche, si proche, qu'elle le sentit résonner dans son cœur. Elle écarquilla les yeux alors que le monde se figeait autour d'elle. Tous ses sens s'éveillèrent alors, comme pour recueillir la forêt toute entière.

Une voix, comme un murmure se répandait en écho, rebondissant contre les arbres. Une voix cristalline, féminine, suivie par un rire plus grave, celui d'un homme. Deux personnes. Deux enfants du sang, sur ses terres. Des nouveaux venus.

Mais cette voix, elle la reconnut à la seconde même où elle lui parvint. Elle la reconnaîtrait toujours. Peu importe l'époque. Peu importe le moment...

Elle n'était plus seule.

Ce fut comme si une tornade s'était levée, tourbillonnant autour d'elle, glacée puis brûlante, et enfin, glacée à nouveau. Elle entraînait les feuilles d'automne dans un ballet qui trahissait l'intensité du maelstrom qui ravageait son âme. Et alors, trahissant le chaos qui régnait tant en elle qu'à l'extérieur, elle sentit une larme dévaler sa joue, unique, solitaire. Une larme de joie.

Le temps était un ennemi cruel. Mais elle ne le laisserait plus gagner. 

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Hello, hello ! J'espère que vous allez bien et que vous passez une bonne rentrée pour celleux qui en ont une 🥰

Et voilà pour ce tout premier chapitre qui lance l'aventure des Enfants du sang ! Un chapitre qui se déroule plus de 150 ans après le prologue et qui marque le retour d’Erzsébet dans les Terres de la nuit... Une Erzsébet qui n'est pas seule puisqu'accompagnée de son "fils", Tamàs, un duo de choc que j'adore écrire et qui j'espère saura trouver son chemin vers vos cœurs...

Alors, qu'avez vous pensé de ce chapitre ? Quelle est votre premier impression des protagonistes ? Et qui peut bien être ce mysterieux personnage en fin de chapitre... ?

En tout cas, j'espère que cette lecture vous a plu et donné envie d'accompagner Erzsébet et Tamàs dans leurs péripéties ! Direction la cité écarlate dans le prochain chapitre ;)

À bientôt,
Aerdna 🖤

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