Chapitre 2

Par une journée ensoleillée d'été, Cyril, alias Zodiac Brick, un vidéaste de vingt-cinq ans reconnaissable à ses yeux vairons, un œil vert couplé à un semblable marron, flânait dans la capitale avec Nikolai. Tout en s'asseyant à une table dans leur café préféré, celui-ci s'extasia :

― Dis-moi, Cyril, ce que tu nous as fait ce matin, c'était fantastique ! Entre les tours, l'horloge et le croissant de lune, tu t'es surpassé sur les détails. Je devrais m'y être habitué avec le temps, mais non ! D'ailleurs, est-ce que ce n'est pas le plus haut monument que tu aies reproduit depuis tes débuts sur Youtube ?

― Hum... (Le vidéaste réfléchit un instant. Entre-temps, la serveuse apporta leur commande.) Merci. J'en ai empilé du Lego en six ans. À force, je dois avouer que je ne compare plus.

― Je comprends. L'important c'est que grâce à ta passion, tu peux construire des œuvres à ta taille !

― T'insinue que je suis petit ? s'exclama Cyril en faisant mine d'être vexé. Continue comme ça et je ne te laisse pas rentrer chez moi après. J'espère que tu es prêt à jouer tout seul dans ton coin !

― Mais je plaisante, Zodiac. Tu sais à quel point j'envie ta patience et ta minutie au fond, admit Nikolai en tapotant affectueusement le bras de son ami.

― Heureusement que tu me le répètes assez souvent pour que j'y croie ! Moi, c'est ton accent danois qui me fascine. Je n'ai même pas besoin de lancer une de tes vidéos mythologie. Juste entendre ta voix, même si c'est pour me parler d'un truc nul, ça me fait voyager !

L'originalité du compliment fit rigoler l'intéressé.

― Trop de flatterie pour l'Asgardien Mytho. Arrête ou je vais me sentir obliger de te payer cette énorme glace pour te remercier...

― Et te faire pardonner ? Vendu ! Sache qu'a cause de ta remarque sur ma taille, j'ai décidé que les compliments ne seraient pas gratuits cet aprèm, je vais te ruiner !

― Traître ! râla Nikolai en faisant la moue.

La conversation se poursuivit, ponctuée par des confidences et des éclats de rire. Il faut dire que les deux collègues avaient bien besoin de décompresser après une semaine de travail intense. Ils avaient prévu de finir leur journée à six en comptant les manettes qu'ils auraient dans leurs mains une fois dans l'appartement de Cyril. Aussitôt leur goûter englouti, ils se mirent en route. 

Discutant d'un pas tranquille, les youtubeurs regardaient à peine où ils marchaient. Soudain, Nikolai se figea face une ruelle à laquelle ni lui ni son comparse n'avaient jamais fait attention. Il faut dire qu'elle était tout ce qu'il y a de plus classique pour une ville comme Paris. Le genre de coin où il n'y avait jamais rien à voir sauf si vous étiez un voyeur nocturne ou un dealer à la recherche d'une bonne planque pour faire fortune. 

Le danois était comme fasciné par l'endroit, désertique à cette heure. Cyril ne remarqua pas tout de suite l'absence de son ami et continua à parler. Il revint sur ses pas, les yeux grands ouverts face à un homme immobile comme un piquet.

― Niko, ça va ? s'inquiéta Cyril.

― Ouais... Je comprends pas, je...

Nikolai se ravisa. Lui-même ne savait pourquoi cette rue qui lui était inconnue retenait son attention. Il y avait de quoi se sentir ridicule ! Il tenta de détourner son regard pour réfléchir, mais ses yeux en revinrent au même point.

― Mais qu'est-ce qui te prend, mec ! C'est le sucre qui te monte à la tête ou tu nous as choppé une petite insolation ? blagua gentiment Cyril.

― Non, mais arrête. Je sais que j'ai l'air con mais je te jure qu'il faut qu'on aille là-bas. On est plus à cinq minutes près !

Alors là, c'est sûr, Cyril penchait de plus en plus pour l'insolation. Il essaya bien de dire à son ami que vu son état, il valait mieux rentrer, mais celui-ci n'en démordait pas. Le fan de construction songea alors à ces fois où il avait vu Nikolai fait preuve d'une intuition hors norme. Celle-ci lui permettait de deviner la tournure de certaines situations avant tout le monde. 

Qu'il y ait un rapport ou non avec cela, Cyril trouvait bizarre de vouloir s'aventurer quelque part sans aucune raison manifeste. Il refusait de laisser son ami seul dans ces conditions. Peut-être que son intuition valait le coup ! Il suivit donc Nikolai. 

Au bout d'un quart d'heure de marche infructueuse à travers un dédale de ruelles, Cyril commençait à devenir nerveux. Il avait la sensation qu'ils s'étaient perdus. À l'inverse, la concentration de Nikolai était intacte. Son ami ne l'avait jamais vu aussi à l'affût, ses yeux rivés sur un but indéfinissable qu'il cherchait toujours plus loin. L'obscurité engloutit l'espace de plus en plus sinueux.

― Mais où tu nous emmènes, Niko ? Je ne me sens pas bien. Sérieux, frérot, je ne le sens vraiment pas ton truc !

Ces plaintes ne firent aucun effet au danois. Celui-ci continua son exploration sans dire un mot. Entre deux impasses, un rayon de soleil traversa l'horizon. Une sortie ? Tandis que Cyril s'arrêta pour essayer de mieux discerner la lumière, Nikolai palpait la paroi granuleuse. Il traça son chemin sans même se retourner. Dans un soupir, Cyril se dépêcha de le rattraper. 

L'étroitesse des murs finit par étouffer les bruits de la ville. Les vidéastes étaient coupés du monde. Cyril préférait entendre un bruit, quelque qu'il soit, plutôt que de supporter le silence d'un labyrinthe dépourvu d'âme. Des voix résonnèrent soudain. En penchant l'oreille, les deux amis parvinrent à se rapprocher assez discrètement de la source du bruit. Au fur et à mesure qu'ils s'en rapprochaient, les ruelles devenaient moins étroites et l'air plus respirable. 

Les deux garçons aperçurent deux silhouettes tapies dans l'ombre d'un chemin adjacent de là où il se trouvait. Dans cette configuration, celles-ci ne pouvaient pas les voir tant qu'elles restaient absorbées dans leur discussion.

― Je veux voir ça juste une fois.

C'était une femme qui venait de parler. Tout de violet bizantium vêtu, la peau mâte et les cheveux couleur caramel, elle avait un ton extrêmement autoritaire qui fit immédiatement comprendre à nos deux youtubeurs qu'elle n'aimait pas qu'on lui dise non. Ces derniers ne rebroussèrent pas chemin, retenus par la peur de rester coincé entre deux murs. La femme reprit :

― Tu ne vas pas me dire que tu as peur ! se moqua-t-elle ouvertement.

― Ce n'est pas prudent.

― Tu es un démon ou un lâche ? J'ai honte quand je vois qu'on compte des gens comme toi dans nos rangs !

Cyril et Nikolai échangèrent un regard sceptique. Cette scène était encore plus étrange pour eux que le coup de folie du danois. L'homme qui faisait face à la jeune femme portait une sorte de toge noire avec un symbole indéchiffrable sur le dos. Sa tête était couverte par la capuche de son habit. Agacé, celui-ci répondit sèchement :

― Si je te fais une démonstration, tu accepteras au moins de te taire ? Je n'en ai rien à faire de ton avis, je suis juste venue parler alliance.

― Tu es bien un serviteur, quelle maîtrise de soi ! Je te le jure, promit la jeune femme.

À ces mots, un filet de fumée aussi noire que la nuit entoura l'homme en toge. Plaçant ses deux mains devant lui, il envoya cette traînée noirâtre sur sa comparse. Celle-ci se sentit emportait dans les airs. La buée s'insinua en elle puis la reposa au sol au bout de quelques secondes. Cyril et Nikolai ouvrirent grand la bouche, trop abasourdis pour qu'un son s'en échappe. 

Un sourire satisfait sur les lèvres, la jeune femme ferma les yeux un instant pour ressentir pleinement les effets de l'opération. Son complice remit ensuite ses mains devant lui. La fumée noire apparut une nouvelle fois et emporta sa cible au-dessus du sol. Elle rentra en elle puis en ressortit après quelques secondes de flottement. 

La jeune femme retomba sur ses pieds. Elle se tut en attendant de voir la magie de son frère disparaître. Au lieu de ça, la buée obscure s'agita soudain tel un chien ayant reniflé l'odeur d'un autre.

― Qu'est-ce qui te prends ? s'emporta la femme.

― Nous ne sommes pas seuls, Rubis ! répondit son comparse. Ça les ralentira. À toi de finir le travail.

Comprenant qu'ils étaient repérés, les youtubeurs détalèrent. La fumée se dirigea aussitôt dans leur direction.

― Je t'avais pourtant dit de ne pas insister, ajouta l'homme en capuche d'un ton sarcastique.

Sa complice répondit à sa provocation par un regard noir. Celui-ci s'éclipsa aussitôt pour ne pas attirer les soupçons d'autres humains. Rubis se lança à la poursuite des deux fuyards, guidé par son sixième sens. 

En se retournant pour discerner la fumée, les vidéastes virent qu'elle gagnait de la vitesse. Ils accélérèrent la cadence, le cœur battant au rythme saccadé de leur pas. La buée se rapprocha dangereusement de Nikolai. Cyril étant le plus rapide du duo, il attrapa aussitôt la main de son ami pour l'aider à aller plus vite. En vain. Quelques mètres plus tard, leurs pieds patinaient dans le vide. Les yeux exorbités de terreur, Cyril observa la buée. Elle transperça sa poitrine. 

Le retour douloureux sur le bitume lui fit perdre connaissance. Nikolai subit le même sort. Il retomba, inconscient, à côté de son collègue. Rubis observa la scène.

― Des terkunchi, c'est bien ma veine ! rumina-t-elle tout bas. Réglons vite ce problème.

Effleurant l'acier de son arme, elle se prépara à fondre sur ces cibles. Une voix au loin la coupa dans son élan.

― Hé regardez, j'hallucine pas ? C'est bien Zodiac et l'Asgardien ! s'écria un adolescent.

Ce dernier tira frénétiquement la manche de son voisin. Celui-ci stoppa sa conversation avec les autres membres du groupe.

― Tu déconnes ? Où ça ?

― Ben, là ! répliqua-t-il en indiquant la ruelle du doigt.

La bande d'adolescent observa l'endroit désigné par leur camarade. De l'autre côté du trottoir, deux corps étaient étendus sur le sol. La chance se rangea du côté de Cyril et Nikolai que tous reconnurent.

― Les pauvres, ils n'ont pas l'air bien, s'alarma le premier à les avoir aperçus. Venez !

Les adolescents foncèrent dans la ruelle. Ils entourèrent les vidéastes encore inconscients. L'un d'eux commença à secouer Cyril un peu fort. Partageant sa panique, les autres l'imitèrent pour tenter de réveiller son collègue. Ils continuèrent à clamer leur pseudo pour éveiller leur esprit. Cela porta ses fruits au bout de plusieurs minutes d'effort. Cyril fut le premier à émerger. Il se tourna aussitôt vers son ami qui revenait à lui en grimaçant.

― Mais c'était quoi ça ? s'exclama-t-il en se massant le front.

L'un de ses sauveurs ouvrit la bouche pour l'interroger, mais Nikolai le prit de vitesse.

― Un truc flippant et c'est arrivé trop vite en plus ! Heu... Bref... Heu... (Le danois regarda autour de lui. Il croisa la figure inquiète d'un des adolescents.) Merci de nous avoir retrouvés. On s'est rapproché d'une rue passante sans même s'en rendre compte. Ce genre de recoin passe totalement inaperçu en principe.

― J'avoue, c'est une chance incroyable que vous nous ayez remarqués ! renchérit Cyril.

― Oui. (Nikolai chercha du regard la présence d'une matière ou d'une silhouette suspecte. Ne notant rien de louche à proximité, il se releva avec l'aide des adolescents.) Un énorme merci à vous !

C'était la première fois que Cyril et Nikolai se sentaient aussi redevables envers des abonnés. De son côté, Rubis fulminait. Elle ne pouvait plus rien faire tant que ces parasites d'humains leur tournaient autour. Percevant l'agitation dans leurs pensées, elle comprit que ces gamins n'étaient pas près de lâcher leurs idoles dans l'immédiat.

― Alors comme ça ces curieux terkunchi sont célèbres. Quelle poisse ! rumina-t-elle pour la seconde fois.

Les adolescents insistèrent pour raccompagner les youtubeurs jusqu'à l'arrêt de métro le plus proche du domicile de Cyril. Celui-ci était tellement sonné qu'il n'eut pas le cœur à les en dissuader. Tournant la tête vers Nikolai, il vit que le visage de celui-ci ne laissait plus rien transparaître de ses états d'âme. Le danois masquait ses émotions. Les adolescents proposèrent bien d'appeler un taxi pour leurs idoles, mais les deux amis leur assurèrent qu'ils préféraient marcher un peu. 

Au final, toute la petite troupe prit le métro. L'atmosphère resta oppressante pendant le trajet, alors que chacun essayait de faire des efforts pour détendre le reste du groupe. Les adolescents s'efforcèrent à ne plus poser de questions sur ce qui s'était passé en remarquant que cela gênait Cyril et Nikolai. Comment expliquer qu'une substance sombre non identifiée s'était introduite en eux comme si on avait fait un remake d'Aliens ? 

À cause de cela, les youtubeurs ne s'étaient pas demandé si la prétendue « démone » les avait vus s'enfuir en courant. Désormais, plus ils avançaient vers le domicile de Cyril et plus ils étaient angoissés à l'idée qu'elle puisse savoir où ses cibles habitaient. 

À la sortie du métro, les youtubeurs remercièrent une dernière fois le groupe d'adolescent par une chaleureuse accolade. Ils regagnèrent l'appartement de Cyril le cœur alourdit par l'angoisse. Ce dernier tremblait lorsqu'il entrouvrit légèrement sa porte d'entrée. Aucune fumée noire ne s'en échappa pour les faire cavaler dans tout le quartier. Cyril et Nikolai poussèrent un profond soupir de soulagement. 

Le vidéaste aux yeux bicolores n'arrêta pas de trembler pour autant. Et si l'inconnue s'était vengée sur ses animaux en l'attendant ? Peut-être que sa « magie » avait déjà flairé son odeur à travers la porte. Elle se serait jetée sur les premiers êtres vivants à croiser son chemin, à savoir ses deux chats. Les avait-elle frappés sauvagement pour les voir souffrir ? Les avait-elle égorgés ? Ou pire encore ? Cyril avait toujours senti une connexion particulière avec le monde animal. Il préférait mourir tout de suite plutôt que de voir une bête se noyait dans une mare de sang ! 

Nikolai observa son ami. Il devinait que ce n'était pas le moment de le brusquer. Plusieurs secondes passèrent. Cyril fit un signe de la tête pour indiquer qu'il était prêt à rentrer. Aucun cadavre ne jonchait le salon. Le propriétaire des lieux remercia mentalement le ciel de lui épargner cela. Vaincus par la fatigue, son ami et lui s'affalèrent à l'unisson sur le canapé, les yeux hagards.

― On est d'accord qu'on ne peut pas prévenir la police ? lança Nikolai.

― Non, là c'est clair qu'ils ne nous croiront pas ! concéda Cyril tristement.

― Elle va nous retrouver et c'est sûr qu'on va y passer. C'est une psychopathe cette fille ça se voit ! faillit crier Nikolai.

Instinctivement, Cyril prit celui-ci dans ses bras en entendant le son de sa voix monter tel un cri de détresse dans la nuit. En général, le danois était beaucoup moins démonstratif que son ami, tant sur le plan émotionnel que tactile, mais cette journée rocambolesque avait fait tomber les masques. La tension avait été tellement forte ces dernières heures que Nikolai n'arrivait plus à réprimer sa peur. Dans les bras de Cyril, il réussit à reprendre son calme. C'est ce dernier qui reprit la parole.

― Je sais, mais je ne vois pas à qui on peut demander de l'aide. Dis-moi que tu as une idée, Niko ? supplia presque le vidéaste.

― Désolé, je n'en ai pas plus que toi, Cyril. Dis, tu crois vraiment que ce qu'on a vu c'était des démons et de la magie ?

― Franchement, je sais pas... Je sais plus...

― Bon, écoute, on n'a pas de plan mais on va continuer à y réfléchir. En attendant, moi je ne veux pas prévenir nos amis ou la famille, c'est trop dangereux pour eux.

Cyril ne répondit pas à cela et se contenta de prendre sa tête entre ses mains. Sentant le désarroi qui imprégnait la pièce, les chats de l'appartement s'empressèrent de venir couvrir les humains de câlins. Leur maître pouvait presque entendre leur ronronnement se changeaient en paroles réconfortantes murmurées à ses oreilles. Il gratifia ses animaux d'un miaulement que l'un des chats lui rendit. Cyril miaula à nouveau et ce fut le second qui lui répondit. Le vidéaste s'en sentit aussitôt apaisé. Nikolai sourit, attendri par cette scène devenue familière avec les années. 

Personne n'attaqua pas les youtubeurs cette nuit-là. Rubis avait temporairement lâché l'affaire car elle ne bénéficiait plus de l'effet de surprise. Elle avait suivi incognito le groupe formé par les deux hommes et leurs fans collants jusqu'à la station de métro, puis elle avait zieuté ces proies qui rentraient dans l'appartement. Ne doutant jamais de ses talents de tueuse professionnelle, la jeune femme se dit qu'elle pouvait bien attendre une autre occasion de se débarrasser des curieux.

Les jours suivants, Cyril et Nikolai s'attendaient au pire avec ce qui était rentré en eux. Ils se mirent à guetter avec anxiété le moindre signe de fatigue ou de faiblesse envoyé par leur corps. Tous leurs amis se rendirent compte que quelque chose ne tournait pas rond chez eux, mais à chaque fois qu'ils les questionnaient, ils se heurtaient à un mur.

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