Chapitre 19
Amélia ne contesta pas l'exclusion des caméléons. Elle prit Enzo dans ses bras et attendit de longues minutes qu'il se calme. Lorsqu'elle le sentit plus enclin à parler, elle se risqua à lui demander un dernier service.
― Tu as besoin de digérer tout ça. Enzo, je vais te laisser, c'est mieux comme ça. Avant, est-ce que je peux juste utiliser tes toilettes ?
Le manusia ne fit qu'un oui de la tête. Les toilettes se situaient au milieu des chambres des personnalités. Enzo s'enfonça dans son canapé, perdu dans ses pensées. Il ne vit pas Amélia bifurquait vers la première chambre qui se présenta à elle.
Chaque sosie avait regagné la sienne, déterminé à y rester planqué jusqu'à ce qu'Enzo soit prêt à discuter. Qu'importe que cela lui prenne une éternité, l'attente restait préférable à une vie loin de son foyer ! Comprenant autant le point de vue du youtubeur que celui de ses frères, la reine opta pour l'impartialité.
Le hasard conduit celle-ci au chevet d'Idol qui est prostré sur son lit, le visage fermé. Il ne détourna même pas son regard du mur quand il sentit quelqu'un ouvrir la porte. Il identifia sa sœur en sondant en une fraction de seconde ses pensées alors que ses deux pieds n'étaient pas encore à l'intérieur de la pièce.
― Que veux-tu ? soupira-t-il en ouvrant le canal de communication télépathique de peur qu'Enzo n'entende un bruit.
Amélia contempla en silence l'être à la chevelure méchée qui lui adressait la parole. Il lui faisait tellement de peine !
― Tu l'aimes vraiment ? interrogea-t-elle dans ses pensées.
― Bien sûr ! Notre créateur est plus un frère à mes yeux que ne le sera jamais n'importe lequel d'entre vous !
Amélia ignorait le sens profond de ces paroles, mais celles-ci attisèrent sa curiosité.
― À Permana, ceux qu'on surnomme les créateurs sont des façonneurs de monde. Vous appelez Enzo ainsi car il a créé vos personnages ?
― Il a inventé les rôles de nos vies, Amélia ! Si Enzo ne nous pardonne pas, nous n'aurons plus rien à quoi nous retenir, avoua Idol, le menton tremblant sous l'effet de l'émotion. On sait qu'on est allé trop loin pour prendre ces nouvelles identités, mais on ne peut plus faire marche arrière. Nous avons tout ce dont nous avons rêvé ici !
― Même si votre humain ne tourne plus de vidéo ?
― On n'a jamais quitté nos rôles pour autant ! On est ensemble, on reste les colocataires d'Enzo, c'est le principal. Pour tout te dire, c'est vrai que ne plus répéter devant la caméra nous manque. Ça faisait un moment déjà qu'on voulait persuader Enzo de tourner à nouveau. Il avait vraiment peur de s'exposer encore, surtout en pensant que ses médocs ne marchaient plus. On ne peut pas se rendre compte de la souffrance que c'est d'entendre et d'être persuadé de la réalité de choses qui n'existe pas !
En effet, la rani ne savait rien de cette sensation. Ce dont elle était sûre, c'est qu'elle ne la souhaitait à personne.
― On avait enfin réussi à convaincre notre manusia de reprendre là où il s'était arrêté dans sa carrière, expliqua Idol. Il y a un mois, Enzo a même accepté de se rendre à une convention pour rencontrer les créateurs de contenus les plus talentueux de ces dernières années et revoir ses abonnés. Ça lui a redonné le goût d'écrire pour eux.
― Quel bond en avant, c'est génial !
― C'est clair ! Et devine quoi ? La vidéo à l'asile devait signer son grand retour sur les écrans. Maintenant, tout est fichu ! se morfondit Idol
Amélia saisit tout l'impact que sa démarche égoïste était en train de provoquer. Elle s'était consolée de sa manœuvre en se disant qu'au pire, les panyakulit se trouveraient un nouveau modèle si leur colocataire les virait de chez lui. Elle savait maintenant que ce n'était pas possible.
Le quatuor de démons ne faisait pas qu'incarner leur personnage. Tout ce qui faisait encore sens aux yeux d'Idol en devenant un autre était ses pouvoirs et leur origine. Son emblème d'ordinaire camouflé par son accoutrement en attestait. En ce triste jour, l'italien avait fait une exception en découvrant son épaule gauche sur laquelle figurait le dessin de son micro, le fil enveloppé de magie noire formant une clef de sol. Autour de son instrument ensorcelé trônait un losange constitué de quatre boules de feu aux allures de notes de musique. N'ayant pas de chef, tous les chanteurs originaires de Permana possédaient cet emblème. Idol était donc un hybride à moitié caméléon seulement.
Le cœur d'Amélia se serra davantage quand elle vit une larme couler sur la peau de ce dernier. Bouleversée, elle vint s'asseoir à ses côtés.
― Je suis restée avec votre créateur et je sais que sa colère est aussi grande que son chagrin. (La rouquine prit les mains d'Idol dans les siennes pour accompagner son monologue d'un geste tendre.) Si cela l'affecte autant, c'est qu'il doit également beaucoup vous apprécier. Il n'y a pas de raison que ça ne s'arrange pas avec Enzo si vous lui parlez avec votre cœur quand il sera prêt à vous écouter.
La rani ne voyait pas quoi ajouter.
― C'est gentil de t'inquiéter pour nous, Majesté. Dis-moi ce dont tu as besoin et je pourrais au moins me dire que le bordel que tu as mis n'était pas inutile !
La souveraine en profita donc pour demander au panyakulit si lui était possible de convoquer discrètement un neciara dans sa chambre. Elle lui décrit le portrait de l'un d'eux en qui elle avait toujours confiance malgré le mauvais coup que lui avait joué son semblable.
― Dis-lui de s'isoler pour venir et fais-lui promettre de ne parler à personne de notre rencontre ! intima-t-elle au caméléon messager.
Amélia patienta pendant que celui-ci décrivait à la servante désignée par la rani l'endroit où elle devait se rendre sur-le-champ. La souveraine priait pour que sa domestique n'ait pas été corrompue à son tour. Le magicien devait sûrement être bien occupé à étoffer son plan pour penser à convertir d'autres âmes frustrées de leur condition, mais elle n'était pas à l'abri que le neciara qui lui avait ôté ses pouvoirs n'ait pris l'initiative de s'en charger à sa place.
Heureusement pour Amélia, la servante était toujours dévouée à sa reine. Elle fit ce qu'on lui demanda sans chercher à en savoir plus. Une fois que la neciara eut quitté la chambre, Amélia en fit de même. Par voie télépathique, la rouquine prit le temps de faire un petit discours d'excuse et de soutien à ses sujets auxquels elle faisait du tort pour pouvoir retrouver sa propre vie.
Après avoir volé des antidouleurs dans la pharmacie d'Enzo grâce aux indications d'Idol, la rani fit un ultime câlin amical à Enzo avant de sortir de son appartement. Elle s'empressa d'avaler ses médicaments dès qu'elle fut dans la rue. Sa tête se mit à tourner.
― OK, là je crois que j'ai vraiment trop forcé sur les doses depuis hier ! J'aimerais tellement pouvoir aller à l'hôpital ! se navra Amélia.
La souveraine luttait contre elle-même pour ne pas s'évanouir au milieu de la foule parisienne. De l'autre côté de la rue, un duo d'alliés écossais était absorbé dans une discussion concernant leurs familles respectives. Tandis que Gregor écoutait attentivement son ami, son regard s'était attardé sur un immeuble qui leur était familier. Coupant Allan dans sa jérémiade sur la difficulté d'être père de famille, il s'exclama :
― Tiens, t'as fais gaffe qu'on marche en face de chez Enzo ?
― Ha ouais ! répondit ce dernier en souriant.
Sans faire attention, les deux amis ralentirent le pas en passant devant la bâtisse d'un youtubeur dont les œuvres et la réclusion soudaine avaient tant fait parlé dans leur milieu. Un bateau de pirate sillonnant une mer déchaînée couvrait la façade de sa tanière.
L'amusement d'Allan et Gregor laissa soudainement place à de l'étonnement tandis qu'ils dévisageaient la jeune fille qui venait de sortir de l'immeuble tagué. L'espace de quelques secondes, les manusia virent ses pupilles turquoise se résorber pour laisser paraître deux billes noires. La bouche de Gregor s'arrondit lorsque les pupilles de la fille reprirent leur couleur d'origine en un clignement d'œil.
La seule réponse de Gregor fut de presser le bras d'Allan. Échangeant un regard, le duo n'eut même pas besoin de se concerter pour prendre la décision de traverser la rue, une idée derrière la tête. Les deux amis prirent une mine inquiète en s'approchant de cette femme qu'ils soupçonnaient de ne pas être humaine. Il faut dire que leurs collègues les avaient bien briffés sur tout ce qui relevait de Permana et du serment qu'ils avaient accepté de prêter pour ces créatures qui squattaient leur planète.
― Hum... Ça va ? questionna doucement Allan.
Amélia n'eut pas le temps de lui répondre qu'un nouveau vertige la saisit. Sans réfléchir, les deux garçons mirent leurs bras autour de sa taille.
― Ho ! Vous voulez qu'on appelle un médecin ? Ou je sais pas... Heu... enchaîna Gregor avec inquiétude.
― Non, surtout pas. Ce n'est pas grand-chose. J'ai juste très mal. Non, c'est... Ce n'est rien, corrigea Amélia qui sentait qu'elle avait tout juste la force de ne pas s'effondrer dans les bras de ces étrangers très altruistes.
― Mais vous n'avez vraiment pas l'air bien ! continua le grand aux bouclettes.
― Attendez, on va vous aider à vous asseoir.
Le duo conduit la jeune femme vers le rebord d'une clôture en pierre à quelques mètres de l'immeuble où elle avait récupéré quelque chose de plus important à ses yeux que des os en meilleurs états. Reconnaissante, la rouquine accepta que ses deux secouristes restent à ses côtés encore quelques minutes.
― Hum... Dis... On a vu le truc avec vos yeux ! lui chuchota Gregor quand il fut près d'elle.
― Le truc avec... Ha !
Amélia venait de comprendre sa maladresse publique en s'introduisant discrètement dans la tête de son interlocuteur. Elle y vit par la même occasion que ce dernier n'était pas si surpris que cela par cet acte insensé pour leurs congénères.
― Oui : ça. On est au courant mais ne vous inquiétez pas, on dira rien.
― Pas de soucis, je vous fais confiance. Au fait, on arrête avec le vouvoiement, j'aime pas ça. Mais qui vous a parlé de nous ?
― On est des amis de Valérian, Cyril et Nikolai. Je suis Allan et lui, c'est Gregor. On a découvert la magie noire en se retrouvant piégé dans un jeu vidéo avec nos collègues.
― Alors c'est vous ! Ravis de vous connaître et merci de m'avoir retenu de tomber les garçons !
Amélia était contente de pouvoir enfin mettre un visage sur un nom. Le trio n'avait pas manqué de lui faire part de leur découverte sur les facultés mutantes de Valérian et de la rocambolesque aventure qui les avait conduites à cette trouvaille. Quelques jours après, elle apprenait qu'un collègue musicien avait rejoint le clan très sélect des alliés suite à des événements encore plus anciens.
La monarque en venait presque à croire que ces célébrités de frères aimaient vraiment se faire remarquer ! Enfin, le principal était qu'elle leur faisait confiance sans l'ombre d'un doute comme à son habitude. Si ses frères jugeaient Gregor et Allan digne de confiance, elle en ferait de même sans hésiter.
― Je m'appelle Amélia.
― La reine des démons, c'est bien ça ? interrogea Gregor.
― C'est ça ! répondit cette dernière en adressant un franc sourire à ses alliés.
Rassuré par ce premier contact avenant, Allan eut le courage de poser une question qui occupait la majeure partie de leurs pensées depuis quelque temps.
― Dis, on sait que tu as invité Niko et Cyril à votre grand festival : Lakum Tekat... ? hasarda-t-il en cherchant dans ses plus profonds souvenirs.
― L'Hukum Terkuat et c'est un tournoi mais... Hum... Oui, continue !
― Hé bien, Val est occupé et Cyril et Niko ne nous ont pas donnés de nouvelles depuis qu'ils y sont. Ben, c'est pas qu'on ne te fait pas confiance, mais...
Amélia rigola devant ce manusia qui s'empêtrait dans ses excuses à force de vouloir être poli et diplomate. Elle lisait aussi entre les lignes la peur que son peuple leur insufflait. Ayant vécu parmi les humains pendant son enfance, elle aussi était passée par le scepticisme et la crainte avant de se rallier à la cause de ses géniteurs.
― Pas la peine de prendre des gants, Allan ! C'est normal de se méfier surtout si on vous parle de démons.
Elle fit un sourire entendu à ce dernier puis posa ses mains sur les épaules des britanniques avant de poursuivre.
― Vraiment, je comprends. Écoutez, honnêtement, je n'ai pas eu de nouvelles de Permana depuis un moment. Bon, moi, c'est à cause d'un souci avec mes pouvoirs ! Bref, je vais les contacter de suite, mais ne vous inquiétez pas trop. Je doute qu'il leur soit arrivé quoi que ce soit. Ça va aller !
La rani s'apprêtait donc à entrer en contact avec l'autre monde pour la première fois depuis trois jours quand elle capta la voix du magicien qui résonna dans sa tête. De ses frères et sœurs, c'était la voix qu'elle redoutait d'entendre en ce jour de fête dans sa contrée natale.
― Bonjour, Majesté ! Je crois qu'il est tant de s'offrir un petit tête-à-tête dans le parc floral de Paris. Je t'y attends à l'entrée est. Ne tarde pas ou sinon...
Bastior coupa le lien télépathique sur cette menace prononcée à demi-mot. Elle soupira. Elle était maintenant presque sûre que le magicien avait frappé Permana. Ne voulant pas effrayer davantage le duo de vidéastes, elle se garda de leur faire part de ses doutes. Après tout, elle n'avait aucune preuve. Amélia toussota sans trop savoir comment partir sans avoir l'air de les fuir.
― OK. Allan, Gregor. Je suis désolé, cela devra attendre ! Je viens de recevoir un message qui n'augure rien de bon. Je ne suis pas d'ici, c'est où le parc floral ?
Le duo n'essaya pas de répliquer en constatant le changement d'attitude d'Amélia. Elle paraissait complètement effrayée. Les deux alliés savaient où se trouver le parc. Pour cause, ils y emmenaient régulièrement leurs enfants.
― C'est pas loin à pied. On t'accompagne, répliqua Gregor.
La rouquine était contre cette idée. Le but d'avoir des alliés n'était pas de les mettre en danger.
― Quoi ? Non ! refusa Amélia.
― Vu ton état, tu ferais mieux de nous écouter. Vraiment, tu as besoin de nous et on veut t'aider, insista Allan d'un air paternaliste.
Ni lui ni son complice ne souhaitaient prendre part à la bagarre. Ils se montraient juste protecteurs, attendris par l'état miséreux du démon et ses bonnes manières. Captant ses pensées, Amélia obtempéra.
― Bon, OK, mais c'est vraiment parce que j'ai du mal à marcher. Je vous interdis de me suivre quand je serais dans le parc.
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