Chapitre 15
À Permana, la vie suivait son cours. Des festivités allaient prochainement animer le royaume alors que les démons se faisaient de nouveaux alliés. Exceptionnellement, Amélia avait décidé qu'elle ne se joindrait pas au spectacle cette année. Non pas qu'elle n'aimât point ce grand tournoi guerrier où étaient conviés les différents clans du royaume, seulement elle avait besoin d'une pause ! Elle appréciait déjà Cyril, Valérian et Nikolai mais ces derniers lui avaient fait remonter de vieilles blessures sur lesquelles elle essayait de ne pas s'apitoyer.
D'un geste vif, la souveraine jeta un pull dans sa valise posée machinalement sur ses draps en satin. Là où elle se rendait, il risquait de faire plus froid que dans sa contrée démoniaque en ce mois de septembre. Amélia fit quelques pas en direction de sa fenêtre fermée par ses serviteurs afin de ne pas laisser l'humidité s'engouffrer dans le palais.
L'ordinaire sécheresse de la saison avait été troublée par une fine pluie qui s'échappait de sombres nuages à peine visible dans le ciel bleu. Aux heures les plus froides de l'année, de la neige parsemée de tâches noires tombée du ciel. De manière générale, l'orage grondait peu à Permana ce qui arrangeait Amélia qui préférait le vent même lorsque celui-ci s'engouffrait dans sa cape en velours brodée. Cette dernière contemplait souvent le ciel avec ses yeux d'enfant qui demeurait convaincu que les cieux aspiraient un peu de la magie que ses sujets semaient dans leur sillage.
― Si seulement c'était la seule trace qui obscurcissait mon horizon, se morfondit la rani.
Son plus féroce ennemi Bastior était toujours dans un recoin de son esprit. Il représentait un défi de taille dans sa gouvernance bien sûr, mais pas seulement. Une victoire face à lui ferait d'Amélia une rani honorable aux yeux de ses compatriotes.
Malgré ses quelques années au pouvoir, le sentiment d'être une rapatriée aux origines méprisées n'avait jamais quitté la rouquine. Comment le pourrait-il alors qu'elle entendait encore les murmures outrés de ses sujets lorsqu'elle employait une expression terrienne ? Ou les blagues piquantes de certains aînés sur sa complaisance envers les manusia ? Comment pouvait-elle ignorer le plissement sur le visage de son père lorsqu'elle ne défendait pas ardemment les valeurs de sa noble lignée ?
La croyance de beaucoup d'aînés pensant que nos cousins tojahag font trop de mal aux manusia pour que ces derniers leur veuillent du bien continuait de gangrener l'esprit des jeunes générations. Ces premiers démons toujours en activité ternissaient l'image de leur espèce sans que les mundur puissent rompre le serment millénaire qui les empêchait de s'y opposer.
Les propos des parents d'Amélia renforçaient les croyances locales au grand dam de leur fille. En revanche, celle-ci était bien forcée de constater que la religion et autres créations culturelles terrestres alimentaient la vision manichéenne de certains humains. Malgré cela, Amélia trouvait injuste qu'on lui reproche sans cesse l'influence d'origines humaines qu'elle n'avait pas choisies. La rani colla son front sur la vitre en fermant les yeux, ses doigts effleurant le verre frais.
― C'est si facile de juger ce qu'on n'a pas vécu, mais je vous prouverais qu'une française au sang noir peut être plus fort qu'un mutant en costume ! jura-t-elle.
Amélia rouvrit les yeux. Zieutant une goutte qui s'échouait sur le reflet de son doigt, sa vision s'assombrit. Elle se revit dans sa chambre d'enfant tapissée d'étagères débordant de livres et de fées aux ailes pailletées. Le lendemain, une journée dans un collège des plus banals attendait l'adolescente de treize ans. Plongée dans un profond sommeil, Amélia n'entendait pas le vacarme de la pluie qui tambourinait sur ses volets clos.
Soudain, une ombre apparut. Une étrange sensation d'être observé transcenda la jeune fille qui étouffa un cri. Elle se releva brusquement, sa tête se balançant d'un bout à l'autre de son lit. Lorsque ses yeux finirent par s'habituer à la pénombre, elle se figea. L'ombre se rapprocha, le bras tendu. L'adolescente recula aussitôt sans parvenir à crier malgré la terreur qui secouait son corps. Son dos cogna violemment le mur derrière elle. Elle était prise au piège !
L'ombre posa sa main sur son épaule. L'adolescente était si tétanisée qu'elle ne sentit rien d'autre que sa propre peur pendant quelques secondes. L'espace avait disparu sans qu'elle s'en rende compte, de même que l'horrible douleur causait par son dos qui se diffusait dans tout son corps. Celle-ci réapparut subitement lorsque les fesses d'Amélia heurtèrent le sol de plein fouet.
― Aie ! s'écria la rouquine en sanglotant.
Amélia n'eut pas la force de se relever. Elle laissa ses larmes roulaient sur sa joue tout en relevant la tête. Son regard croisa alors celui d'une femme aux cheveux gris noués en une queue-de-cheval. Des tresses habillaient ses longs cheveux cristallins. Le bleu de ses yeux était également dans les tons clairs. Cela faisait beaucoup de traits pastel pour une inconnue à qui Amélia donnait à peine la vingtaine ! À ses côtés, un garçon qui semblait tout aussi jeune observait l'adolescente. Celui-ci avait de très longs cheveux roux qui tombaient librement sur sa tunique marron. Peu rassurée par son air sévère, Amélia se retourna vers son kidnappeur. Elle fut immédiatement captivée par la couronne de roses rouges et noirs qui ornait son front.
― Pardon pour cette irruption dans votre chambre, s'excusa Chumbakisa, mais c'est un honneur de faire votre connaissance Amélia !
Cette dernière ouvrit la bouche pour répondre, mais une fois de plus aucun son n'en sortit. C'était la première fois qu'on la vouvoyait.
― Il faut vraiment être fou pour enlever et vouvoyer une ado en pleine nuit ! pensa-t-elle.
Amélia revint à l'instant présent. Une présence la fit froncer les sourcils. Intriguée, elle se retourna.
― Ho, salut Sardyl !
Amélia s'adressait à un neciara emmitouflé dans sa toge qu'il portait au quotidien. Ce clan ne comptant qu'une cinquantaine de membres, nos ancêtres leur avaient écarté la possibilité de bâtir leur propre province. En échange, les neciara obtinrent une place au sein de Niajadis car il fallait des serviteurs pour prendre soin de l'héritière suprême. Leur talent à inhiber les dons de ceux qui le désiraient les rendait indispensables au fonctionnement de la nation bien au-delà des murs de Niajadis.
Amélia n'était pas du genre à prêter attention aux convenances, sauf pour les cas d'urgence ou lorsqu'elle réunissait les kepaja. La rouquine ne voyait aucune raison valable de sermonner Sardyl pour s'être permis de rentrer dans sa chambre sans son accord.
― Bonjour, Amélia, tu as tout ce qu'il te faut ? questionna son serviteur.
― Je crois oui, merci.
― Pourquoi penses-tu à ton adolescence ?
Amélia ricana, gênée. Même en sachant qu'elle accordait bien plus de liberté à ses serviteurs qu'elle n'en devrait, elle se laissait encore parfois surprendre par les invasions psychiques de ces derniers. Elle demeurait leur reine ! Ne méritait-elle pas un peu plus de prévenance dans ses rares moments de recueillement ?
― Je me souviens de la première fois que j'ai vu ma mère et mon père biologique dans la salle du trône, confia Amélia d'une petite voix. Mon dos me faisait atrocement mal. Ils m'ont laissé sangloter toute la nuit avant de commencer à me déballer la vérité le lendemain.
Amélia avait envie de pleurer rien qu'en en reparlant. Non sans effort, elle parvint à se contenir.
― J'imagine à quel point ça a dû être difficile, compatit Sardyl en hochant la tête.
― Mais ce n'était rien en comparaison du fait d'apprendre que celle que je considérais être ma mère ne l'était pas ! coupa Amélia en levant les mains au ciel. Tu t'imagines dire à une gamine que la femme qui l'a porté pendant neuf mois ne l'a pas conçu. C'est invraisemblable pour l'esprit humain, presque autant que de dire que les univers parallèles et la magie sont une réalité, s'emporta la rani.
― C'est irrationnel pour l'esprit humain, mais c'est comme ça que nous préservons notre existence et nos secrets, décréta Sardyl d'un ton catégorique. Ily a dû rapidement te donner une explication.
― C'est mon père qui s'en est chargé. C'était le premier dirigeant du royaume à s'être intéressé aux mutants d'aussi près. Des années avant ma naissance, au début des années 1900, il y en avait un qui avait attiré son attention.
― En ce temps-là, Bastior était un fervent opposant à la monarchie absolue qui s'était radicalisé. La rumeur disait que le magicien organisait des réunions au sein du palais qu'il avait construit : Keyaris. Bastior était virulent dans ses propos mais il ne s'en était jamais pris physiquement à la famille royale ou à un kepaja.
― En effet, il rodait au-dessus de la couronne telle que le vampire qu'il était. Il montrait à nos plus grands détracteurs ce qu'ils désiraient s'ils le rejoignaient avec ses illusions plus vraies que nature. Sarmin et pikurungan, c'est un sacré mélange qu'il a su mettre aux services de ses idées de manière très intelligente. Ajouter à cela un attrait pour l'Histoire et le talent inné d'un orateur et vous obtenez un politicien hors pair !
― C'est rare d'entendre un puissant complimenter Bastior ! s'exclama Sardyl.
Amélia se racla la gorge. Son regard se perdit entre les gouttes de sa fenêtre quelques secondes.
― Je ne peux pas dire que ça me fasse plaisir de le reconnaître ! confessa-t-elle. Mes parents biologiques portent la fierté et les traditions de nos ancêtres avec une telle conviction que leur influence pèse encore sur mon peuple. Peu importe ce qu'ils pensent des qualités d'une personne qui critique notre espèce ou notre politique, ils ne l'admettront jamais. Parmi les kepaja, les plus ouverts sont mes meilleurs amis. Les deux autres sont plus âgés, mais aucun d'eux n'égale la fierté de mes parents.
― Phasa ne supporte vraiment pas les humains et le fait savoir ! déclara Sardyl.
Phasa était la chef des henkayirut. Celle-ci assurait la régence d'Amélia à Niajadis chaque fois que la reine partait en voyage. Cela tenait au fait que les henkayirut détiennent une forme de magie qui peut réduire en poussière l'un d'entre nous. La kembali est issue de la magie des morts, celle des démons périssant définitivement. Contenir la kembali sans mourir est un exploit que seuls les henkayirut accomplissent. Ils en portent la trace sur leur peau qui se pare de striures pourpres dès la naissance.
― C'est vrai qu'en comparaison, l'animosité de Chas vis-à-vis des humains est un caprice, s'exclama Amélia. Il peut aider un manusia si l'envie lui prend tandis que Phasa ne lèvera jamais le petit doigt ! C'est dommage qu'elle dorme moins que la majorité de ses congénères pour récupérer des forces tant la kembali en requiert pour la contenir !
Malgré le souvenir de multiples disputes avec Phasa au sujet des humains, Amélia sourit. Les maisons des henkayirut étaient construites avec de lourdes pierres que les vampires soulevaient pour eux en un claquement de doigts. Quand les températures se faisaient douces, le peuple de Phasa escaladaient la roche qu'ils taillaient de leur propre main afin de dormir bercé par les rayons du soleil.
Amélia se souvenait toujours de la première fois que Chumbakisa l'avait téléporté sur les terres des démons tachetées. L'héritière de Niajadis n'avait pas encore fêté son quatorzième anniversaire. Le château de Phasa était la plus haute demeure du village. Lorsque Chumbakisa s'était arrêté soudainement, Amélia avait regardé partout autour d'elle sans apercevoir personne. Elle s'était retournée en inspectant minutieusement du regard les alentours sans plus de succès.
Chumbakisa lui avait alors fait un signe de la tête. Se tordant presque le cou pour suivre son regard, elle n'avait vu qu'une silhouette allongée sur la roche. Amélia s'était envolée pour observer celle-ci de plus près. L'adolescente fut époustouflée par le spectacle. Phasa s'était assoupie sur le plus haut point de vue de son château ce qui donnait l'incroyable impression que la propriétaire des lieux dormait aux côtés du soleil couchant.
― Heureusement, en dehors de son aversion pour les humains, Phasa est une personne de confiance, affirma Amélia en sortant de sa rêverie.
― Crois-tu qu'il y a un peu de vraie dans ce que Bastior peut refléter ? questionna Sardyl d'un ton neutre.
Amélia se rapprocha de son comparse qui ne broncha pas. Son cran ne mettait pas mal à l'aise la rouquine qui avait l'esprit suffisamment ouvert pour ne pas s'offenser de telles interrogations.
Ce serait un mensonge de ne pas admettre que la radicalisation d'un bon nombre de mundur avait déjà amené la monarque à se poser la question plus d'une fois. Elle hantait Amélia qui n'était pas entièrement convaincu que le maintient des traditions était la meilleure des réponses. Ses plus proches amis tels que Chas partageaient cette opinion sans pour autant désirer renverser l'ordre ancestral. Jamais Amélia ne pourrait avouer qu'elle n'avait pas le courage de changer tout un système politique encore défendu par certains. Cela impliquerait trop d'agitation et d'instabilité. Amélia masqua ses pensées puis répliqua :
― La perfection n'existe pas ! Il y aura toujours de quoi s'améliorer mais je crois que nous pouvons être contents de n'avoir ni la famine ni la pauvreté dans nos maisons. Vous ne choisissez pas vos dirigeants, ce qui implique qu'aucun démon non sélectionné par nos soins ne peut participer directement à la gouvernance du royaume. Vous êtes écoutés mais on peut aussi se passer de votre avis pour mettre en place nos idées. On peut se plaindre de ce régime, mais on m'a appris à me concentrer sur les résultats plus que sur les moyens. Ceux-ci ne sont pas immoraux ou indignes, ils ne sont pas démocratiques, c'est tout !
La rani ne put discerner si sa réponse avait satisfait son serviteur. Celui-ci se contenta de hocher la tête. Comprenant qu'il n'alimenterait pas le débat, Amélia revint au sujet initial de leur discussion.
― Sinon, on parlait du mutant que mon père a contacté. Lorsque Bastior a appris qu'Ily était enceinte, il y a vu l'occasion de tuer son bébé pour priver Permana d'une héritière et de sa génitrice. Heureusement, mes parents avaient su voir la menace que l'organisation de Bastior pouvait représenter. Ils avaient repéré ce démon qui pouvait transférer un corps dans un autre. Ma mère s'était rendue en cachette sur terre afin de trouver la mère parfaite.
― Pourquoi a-t-elle choisi la France ?
― Je n'en sais rien ! avoua la rouquine. Elle a trouvé Coralie, celle que je considère à présent comme ma mère adoptive et qui voulait plus que tout avoir un enfant. Elle et son mari désespéraient de ne pas voir leur vœu s'exaucer. Un jour, Bastior a lancé son assaut à Niajadis tandis que ma mère biologique était enceinte de deux semaines. De ce que j'ai entendu dire, la surveillance avait été renforcée à Niajadis depuis l'annonce de sa grossesse. Chumbakisa ne quittait presque plus ma mère. L'assaut de Bastior fut fulgurant ! Les seuls qui avaient déversé autant de sang de mundur jusqu'à ce jour étaient les sorciers.
― Et c'est avec leurs propres poignards que les rebelles ont attaqué les dirigeants de Niajadis et leurs soldats ! C'était la première fois que des démons retournaient les senjihir contre leur propre espèce, souligna Sardyl.
― Et c'est ce qui a rendu cette tentative de coup d'État aussi ignoble et sanglante. Il y en avait partout. Ce fut un vrai traumatisme pour beaucoup de mundur, même pour Chumbakisa qui est l'un des hommes les plus inébranlables que je connaisse ! Même pour mes parents qui, paraît-il, ont été retrouvés agonisant dans le palais. C'est un miracle qu'il s'en soit sorti et que les rebelles aient pu être repoussés par la garde royale.
Piégée de toutes parts par les rebelles, Ily avait à peine eu le temps de convoquer le mutant avant de retourner presque aussitôt au combat. Alors que son bébé était dans son ventre, il fut parachuté dans celui de Coralie grâce à la créature qui n'avait pas osé s'enfuir de peur qu'un rebelle le remarque. À la place, le mutant avait assisté à l'horreur de la bataille en se cachant de pièce en pièce à chaque bruit.
― Puisque l'être transféré n'avait pas atteint sa forme adulte, tu t'es développé normalement dans ton nouvel habitat organique. Il était convenu que tu sois un prêt, pas un cadeau pour les manusia. Coralie t'a élevé sans jamais se douter qu'elle portait l'enfant d'une autre, narra Sardyl.
― Et le pire c'est que son ignorance n'est même pas du ressort du mutant ! répliqua Amélia. L'opération est si traumatisante pour l'hôte qui accueille le corps d'un autre que son cerveau refuse tout simplement d'admettre cela. À la place, la cible tombe dans un profond déni. C'est exactement ce qui s'est passé avec Coralie. Elle se souvient seulement d'avoir eu des nausées ce qui l'a poussé à acheter un test de grossesse. Elle a annoncé être enceinte à mon père adoptif lorsqu'il est rentré du travail. Connais-tu l'identité du mutant qui m'a transféré dans le ventre de Coralie ?
― Non, Majesté.
Amélia soupira. Cette créature qui lui avait offert la chance d'échapper au pire demeurait un mystère. Son père biologique lui avait assuré que le fait de ne connaître ni son nom ni son visage servait à le protéger des rebelles. Pourtant, Amélia ne pouvait s'empêcher d'être déçu à l'idée de ne jamais pouvoir remercier le mutant qui avait pris tous ces risques pour elle. Sardyl annonça :
― Chumba vient de me dire que Phasa est arrivée.
Amélia n'avait pas envie de se déplacer. Cette discussion avait remué encore un peu plus ses vielles cicatrices. Comme à chaque fois qu'elle voulait s'éloigner de sa vie de rani, elle ne rêvait que de la France. Elle voulait retrouver sa seconde maison au sein de laquelle elle n'avait pas à faire semblant ou à enfouir ses pensées pour le plaisir des anciens. Bien qu'Amélia n'aimait pas abuser de sa position, elle se contenta de saluer Phasa par télépathie sans justifier son absence physique.
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