Chapitre 14
Notre trio avait donc tout le loisir de s'affronter sans trop de risques au cœur de la montagne sous les yeux attentifs et pointilleux de leur professeur. Malgré tout, Cyril, Valérian et Nikolai étaient parfois contents de pouvoir se mesurer les uns aux autres sur un ton beaucoup moins sérieux aux travers des jeux vidéo.
Un jour, nos trois amis convièrent Gregor et Allan à les rejoindre dans une partie de course de voitures en peau de tigre. Le duo d'écossais aimait particulièrement se glisser dans la peau des uriops, les rhinocéros à pois fluo du jeu qui chargeaient leurs ennemis grâce à leurs défenses en ivoire comparables à celles des mammouths préhistoriques.
Toute la bande de vidéastes ne voyait pas les heures passer. Ils se bousculaient sauvagement au volant de leurs bolides et se moquaient sans retenue des coups tordus qu'ils se faisaient entre eux. Depuis quelques parties, Valérian était devenu la cible à abattre. Ses collègues s'acharnaient sur le pauvre malheureux qui refusait de perdre la face. Alors que ses collègues étaient pliés de rire sur le canapé en entendant les plaintes de leur cible, leurs éclats de rire s'arrêtèrent net quand le barbu lâcha sa console pour placer ses mains devant lui. Comprenant immédiatement ce qui était en train de se passer, Nikolai lui prit les mains :
― Merde ! Val, contrôle-toi ! murmura-t-il paniqué.
Le sarmin était en mode « pilotage automatique ». Malgré la tentative de son frère pour stopper le processus, des plumes s'échappèrent des mains du démon pour recréer à l'identique le circuit où se déroulait la course de voitures qui défilait à l'écran. En principe, un sarmin ne peut créer un univers qu'à partir de l'imagination et des savoirs d'une autre personne. Valérian n'avait rien fait de cela. Il venait littéralement de donner vie à ses propres désirs à travers l'univers du personnage qu'il incarnait à l'écran. On était bien là sur un pouvoir mutant que personne n'aurait pu prévoir.
― Mais c'est pas possible, Val ! soupira Cyril.
Ce dernier ne chercha même pas à s'énerver contre son frère. Il savait qu'il n'y était pour rien. Il était pratiquement sûr que si Chumbakisa ne leur avait jamais parlé de cela, c'est que lui-même n'était pas au courant d'une telle capacité dans le clan des façonneurs de mondes ! Pourtant, il était agacé de se retrouver dans un environnement à la familiarité trompeuse.
― Je suis désolé. Je sais pas ce que j'ai fait ! se lamenta le créateur qui était aussi déboussolé que son camarade.
Allan et Gregor étaient sans voix. Ils dévisagèrent quelques secondes le paysage sans savoir quoi ajouter. Ils entreprirent ensuite de faire quelques pas quand Cyril se mit soudainement à hurler.
― Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? s'affola Gregor en secouant son ami comme un prunier.
Grâce à son instinct démoniaque, Cyril avait capté les mouvements voraces d'une créature qui ne semblait pas être une voiture. Devinant que leur frère pressentait quelque chose, Nikolai et Valérian se mirent à chercher frénétiquement des yeux ce qui effrayait Cyril. En levant la tête, la troupe s'aperçut qu'elle avait atterri devant une plante carnivore géante qui se préparait à se jeter sur Allan et Gregor pour n'en faire qu'une bouchée. Le duo hurla à son tour.
Cyril agita sa main pour faire apparaître un anneau qui compressa la gorge de la créature. En quelques secondes, la plante mourut et s'écrasa au sol. L'hybride esquiva le corps de la plante en un bond tandis que Nikolai et Valérian se téléportèrent. Ils atterrirent devant le duo qu'ils eurent seulement le temps de pousser violemment au sol pour leur éviter de terminer écrasés sous le poids d'une tête géante. Cyril rejoignit aussitôt ses amis et les aida à se relever.
― Les gars, ça va ? Mon Dieu, Val !
― Je sais, chaton. Je m'en occupe !
Valérian prenait un malin plaisir à provoquer et narguer son rival aux yeux vairons en l'appelant ainsi dès qu'ils avaient l'occasion de s'affronter au sommet de la montagne à Permana. C'était désormais une habitude dont il avait du mal à se défaire.
À présent que la réalité avait rejoint le virtuel, fanfaronner dans le monde d'un jeu vidéo devenait beaucoup trop dangereux. Heureusement pour ses visiteurs imprévus, Valérian était en mesure de les sortir de là. Il avait seulement besoin de se concentrer. La compétition ne lui en laissa guère le temps !
Dans la panique, Nikolai et son collègue ne s'étaient pas rendu compte qu'ils avaient poussé leurs amis en plein milieu de la piste. C'est le bruit assourdissant des voitures qui mirent la puce à l'oreille des garçons. Tournant la tête, la troupe vit les bolides de leurs personnages favoris leur foncer dessus à pleine vitesse. La troupe eut tout juste le temps de s'écarter. Surpris de voir autre chose que des météorites colorées exploser sur leur terrain de jeu, les conducteurs tordirent précipitamment leurs volants pour éviter les intrus. De ce fait, ils perdirent le contrôle de leur bout de peau roulant. De violents carambolages suivirent le mouvement tandis que d'autres concurrents perdaient également le contrôle de leur bolide en tentant de freiner.
Un rugissement retentit dans ce chaos. Il en avait un qui était fou de rage d'avoir été dérangé. C'était le grand méchant du jeu, un ankylosaure au dos bardé d'épines qui crachait des météorites enflammées. La patte écrasant la pédale de l'accélérateur, le dinosaure prit très serré un virage pour s'écarter de la piste et foncer sur le groupe des youtubeurs. Cette fois, ce fut Nikolai qui agit par réflexe. Le chanteur matérialisa son micro et commença à le faire tourbillonner de plus en plus vite au fur et à mesure que le bolide du monstre s'approchait.
Terrorisé, Allan voulut protéger son ami en le tirant vers lui, mais Valérian et Cyril le retinrent tout en priant pour que les entraînements de Chumbakisa portent leurs fruits. Nikolai fit un pas de côté et respira un grand coup avant de lancer son micro en direction du dinosaure. Son arme s'enroula autour du volant du véhicule. La bête fut si surprise qu'elle n'eut pas le temps de réagir quand le mentuarak tira d'un coup sec. L'engin vrilla brusquement sur le côté et évita de justesse de réduire en crêpes la bande de youtubeurs.
― Bien joué, frère ! félicita joyeusement Cyril.
C'est ce moment que choisit le duo d'écossais pour paniquer. Tenant leurs têtes entre les mains et arpentant la pelouse, Gregor et Allan tournèrent autour de leurs amis qui venaient de faire des trucs absolument dingues. Ils les bombardèrent de questions tout en prononçant un nombre incalculable d'injures en anglais contre l'ankylosaure pour déstresser. Pensant que ce n'était pas le lieu pour leur avouer qu'ils étaient des démons, Cyril et Nikolai firent mine de ne rien entendre.
Pendant ce temps, le dinosaure se releva de sa chute. Poussant un nouveau rugissement terrifiant qui fit sursauter tout le monde, il prit en chasse Nikolai. Celui-ci se mit à cavaler à travers la piste en courant et en s'éclipsant afin d'éviter l'imposant dinosaure qui incendiait le circuit.
― Je...
― Oui, vas-y. Je reste avec Allan et Gregor. Je vais nous sortir de là, chaton ! ordonna Valérian à l'intention de Cyril tout en essayant de se convaincre lui-même de ses dernières paroles.
Alors que Cyril allait rejoindre Nikolai, un autre personnage vint lui compliquer la tâche. Ce n'était nul autre que le fils de l'ankylosaure enragé qui voulait montrer aux autres qu'il était aussi fort que son paternel. Il sortit ses shurikens d'ivoire fabriqués avec les défenses des uriops capturés. Tous les concurrents étaient dégoûtés d'avoir dû stopper leur course palpitante à cause d'un groupe étranger à leur univers.
Sous les yeux éberlués des parisiens, les gentils personnages du jeu se mirent à encourager vigoureusement leurs ennemis de toujours quand le fils dinosaure dégaina ses armes. Gregor et Allan étaient totalement désemparés et ne savaient pas comment aider leurs amis.
― OK j'y comprends que dalle mais, mec, si tu peux faire quelque chose... commença Allan.
― On croit en toi, Val, termina Gregor.
Le souci, c'est que Valérian ne parvenait pas à se concentrer avec la foule qui acclamait les deux monstres en train de pourchasser ses frères. Fatigué de les entendre, le sarmin décida d'employer la manière forte. Se téléportant face à la foule, il matérialisa une grosse boule de feu qu'il fit valser aux pieds des rhinocéros. Tout en faisant cela, il hurla, excédé :
― Vos gueules !
L'effet fut immédiat. Tous les personnages reculèrent et fixèrent Valérian, la peur au ventre.
― Hé ben voilà. Ça, c'est bien ! approuva Valérian, ravi.
Se frottant les mains et expirant un grand coup, le créateur ferma les yeux. Le circuit se décomposa en un nuage de plume. La bande retrouva sa place sur le canapé comme si la terre s'était arrêtée de tourner le temps d'une partie. Le trio n'osa pas prendre la parole et attendit, anxieux, qu'une avalanche de questions leur tombe dessus une seconde fois.
― Les gars... Mais vous... On... Heu...
L'esprit de Gregor était si embrouillé qu'il n'arrivait pas à formuler une phrase correcte.
― On est revenu ! Oui, oh ce canapé !
Allan était tellement soulagé qu'il en vint à embrasser ce canapé qu'il ne pensait pas revoir de sitôt.
― Les gars, vous avez intérêt à tout nous dire là !
Allan avait planté ses yeux dans ceux de Valérian. Ce ton, ses amis le connaissait très bien. C'était celui qu'il employait avec ses enfants quand ils avaient fait une grosse bêtise. Allan était l'heureux papa de deux enfants, pareillement à son complice britannique.
― Heu... Quelqu'un veut se lancer ? bredouilla Valérian.
Mal à l'aise, celui-ci se débina et tourna la tête vers ses frères qui refusèrent de prendre la responsabilité de cette aventure. Prenant son courage à deux mains, Valérian conta au duo l'extraordinaire récit de ces derniers mois. Lorsque le créateur eut terminé son monologue, ses auditeurs étaient aussi atterrés que furibonds qu'on leur ait caché autant de choses.
― Attendez... (Allan souffla bruyamment et tritura les boucles de ses cheveux.) Des démons... Vous trois !
Il souffla une seconde fois sans relever la tête. Allan et Gregor ne voulaient pas se l'avouer, mais pour la première fois de leur vie, des garçons qu'ils décrivaient à leur entourage comme des proches leur faisaient peur. Ils n'étaient pourtant pas prêts à abandonner ces énergumènes à leurs sorts.
― Mais vous auriez dû nous le dire ! On vous aime, on peut tout encaisser... Même le plus énorme. Oui, on vous aime et on aurait voulu le savoir avant... Pas comme ça en manquant de se faire bouffer par une plante et écraser par une bagnole ! s'emporta Gregor.
Cyril, Nikolai et Valérian s'en voulaient énormément d'avoir mis en danger leurs amis. Eux aussi les aimaient, c'est pourquoi ils avaient espéré naïvement pouvoir leur épargner tout ça. C'était aussi pour cette raison qu'ils ne pouvaient pas avouer la vérité à leurs proches. À chaque fois qu'ils le faisaient, les choses tournaient mal. Si Valérian n'avait pas été l'un de leurs semblables, leurs origines démoniaques lui auraient déjà coûté la vie ce qu'ils n'auraient jamais pu se pardonner, tout comme Sandrine ne pouvait accepter le sacrifice de son meilleur ami Ojami après des siècles de repentance. C'était la conclusion de tout cela. Avoir des pouvoirs conduisait dans un cercle vicieux.
Le trio culpabilisait ce qui exacerba un côté de Cyril qui dérouta l'assemblée. Pareillement à son aîné, ses humeurs pouvaient influencer ses pouvoirs. Il fallait ajouter à cela ses gênes animales dont Cyril savait qu'ils accentuaient certains traits de son caractère tels que l'empathie. Il ignorait en revanche que ce mélange détonnant pouvait aussi lui procurait des comportements atypiques.
Sans réfléchir, Cyril se changea en rat au pelage crème imprimé de taches brunes au niveau du museau, des oreilles, de l'arrière-train, des pattes et de la queue. En un éclair, le kupacinsan se posa sur les genoux d'Allan avec des petits couinements censés être réconfortants. Alors que le manusia eut un geste de recul et un cri aigu, Valérian et Nikolai eurent un fou rire en contemplant ce spectacle qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de découvrir jusqu'à maintenant.
― Mais il nous fait quoi là ?
― Je dirais qu'il essaye de se montrer... Attentionné ? hasarda Gregor qui se retenait de rire.
― J'ai un rat sur les genoux, un rat bordel... Greg !
L'emportement de son comparse fit craquer ce dernier qui s'écroula à son tour de rire sur le canapé. Pressé d'en finir, le grand au bouclette prit sur lui pour faire une rapide caresse sur la tête du rongeur. Contrairement à ce qu'il avait espéré, ce dernier colla son museau contre sa main pour en avoir une autre. La scène était si hilarante que même Allan finit par s'adoucir et rigoler. Continuant de sourire, il caressa l'animal en oubliant presque que son ami se cachait sous cette robe de poils blancs.
― Bon allez, Cyril, je crois que c'est bon !
L'animal ne broncha pratiquement pas en entendant Nikolai.
― Chaton, viens ici ! renchérit l'aîné des démons.
Cette fois, Cyril obtempéra et reprit son apparence humaine quand il revint sur le canapé. Le visage cramoisi de s'être laissé emporter, il n'osait plus regarder ses amis en face.
― Pourquoi j'ai fait une chose une chose pareille ? Je vais pas bien ! se fustigea-t-il intérieurement.
Après pratiquement une heure de débat, Gregor et Allan acceptèrent à contrecœur de protéger le secret de Permana. C'était par amitié qu'ils prêtèrent serment et non pour la survie de notre royaume qui ne leur inspirait absolument pas confiance. Cette erreur de parcours rappela à Nikolai et Cyril qu'il y en avait un autre à qui ils devaient la vérité. Un musicien innocent dont la journée de tournage avait viré au cauchemar à cause du chant maléfique d'une créature alors ignorante.
Quelques jours plus tard, ce fut Daniel qui apprit la vérité sur ses amis. Au moins, le manusia n'eut pas à subir les caprices du créateur et la révélation se fit dans une ambiance plus calme. Daniel se jeta dans les bras de ses amis et accepta pratiquement tout de suite de tenir sa langue tant il était heureux que ses amis soient encore vivants après de pareilles mésaventures.
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