Chapitre 1


Nous sommes partout et nulle part à la fois, dans vos contes, vos fables et vos textes sacrés et pourtant vous ne nous connaissez pas réellement. Tantôt chimères, tantôt envoyés du diable, vous nous approchez sans nous voir, nous les démons.

Avant votre naissance sur Terre, chers manusia ou « humains », nous n'existions pas non plus. Les tojahag sont des êtres dont les activités souillent les liens entre nos deux espèces depuis des millénaires. Or, ils restent nos cousins comme le veut notre langage qui témoigne simplement de notre attache commune à la magie noire en ces termes. Ces derniers résident dans un univers parallèle, Neraka, dont les couleurs sont aussi froides que le cœur de ses résidents, éclairé par la seule lumière de bougies et de torches.

Remontons au XVe siècles. Dans une modeste maison, un enfant âgé de quatorze ans lorgnait une fiole qui contenait un liquide visqueux. Perkoui fut soudain tiré de sa réflexion par son paternel qui s'approchait de lui.

― Dans quelques mois, tu rapporteras des litres de sang, prédit ce dernier avec enthousiasme.

Perkoui se raidit. Il remit en place une mèche bleue collée sur son visage et en profita pour essuyer son front devenu moite. Son regard carmin se perdit dans le liquide à la couleur semblable. Pour contenter son père, il aurait fallu que l'adolescent soit comme les autres. Pourtant, à l'âge où il aurait dû apparaître, le don le plus précieux des tojahag lui faisait défaut.

Le père de Perkoui sentait bien que quelque chose minait l'esprit de son fils, mais il ignorait quoi. Il posa ses doigts crochus sur la nuque de Perkoui. Il appuya si fort que ses ongles s'enfoncèrent dans la chair de ce dernier. L'enfant encaissa la douleur sans broncher tel le démon bien éduqué qu'il était. Malgré cela, Perkoui avait toujours détesté ces manières barbares qui attestaient de la dangerosité de ses propres parents.

― Chaque fois que vous achevez votre travail mère et toi, vous accourez vers moi pour m'en agiter une sous les yeux, dit-il en minant le geste d'une main.

― Bien sûr, c'est notre rôle de parent de te montrer l'exemple.

― Puis, toujours pour montrer l'exemple, vous me révélez d'où vient ce sang. Petit, vous ne rentriez pas dans les détails, mais je me souviens de vos paroles. Chaque nuit, me racontiez-vous, nous nous infiltrons dans les songes d'un humain pour y déposer d'ardents désirs. C'est si facile quand on peut lire dans ses pensées comme dans un livre ouvert ! Nous poussons notre proie à l'obsession et à l'excès. Prendre le temps de savourer ces sentiments qui tourmentent et consument, mon fils. Il faut faire durer ce jeu des nuits entières pour observer la folie tuait notre humain. Sans tout ça, il n'y a pas de plaisir !

Le paternel ne comprenait pas pourquoi son fils lui décrivait leurs méthodes. Parcourant le salon du regard, il contempla le fruit de leur récolte entreposé fièrement dans tous les recoins de la bâtisse. Nulle autre décoration n'aurait pu mieux embellir le lieu que ces flacons. Quel dommage qu'il fallait en laisser une part pour le roi de Neraka ! Le tojahag se pencha sur sa progéniture.

― Est-ce le fait d'avoir bien appris ta leçon qui te rend si morose, fils ?

― Je dois t'avouer une chose. Je ne supporte plus d'imaginer votre colère lorsque vous l'apprendrez. Cela me rend malade. Je... Il le faut... Je...

― Alors parle maintenant, Perkoui ! tonna son père qui perdait son sang-froid.

― Je n'ai pas la capacité de m'infiltrer dans les rêves des humains, papa ! Je suis désolé ! s'exclama Perkoui en baissant la tête.

L'adolescent se mit à pleurer de honte sans savoir quoi ajouter. Il aurait aimé savoir pourquoi il était différent et surtout corriger cela, seulement jamais une telle chose ne s'était produite à Neraka. Qu'adviendrait-il de lui s'il ne pouvait pas faire honneur aux traditions familiales ? Alors que son père vacillait sous l'effet de la surprise, une ombre apparut au milieu de la pièce. La mère de famille croisa le regard de son compagnon. Le sourire sur son visage scarifié s'effaça aussitôt.

― Ton fils a une bien mauvaise nouvelle à t'annoncer, siffla le paternel.

Perkoui renifla avant d'avouer d'une traite la sombre vérité. L'espace de quelques secondes, sa mère se figea comme si elle luttait pour intégrer l'information. Elle prit soudain un air serein, volontairement exagéré.

― Tous tes autres pouvoirs fonctionnent, y compris la télépathie. Si tu peux lire dans l'esprit d'êtres aussi faibles que les humains, il est inconcevable que tu ne puisses pas corrompre leurs rêves ! affirma-t-elle. Cela met un peu plus de temps que prévu pour toi, voilà tout. Tu récolteras plus tard que prévu ton dû, mais ta destinée n'en sera que plus prometteuse, Perkoui !

Le démon féminin se berçait d'illusions car elle ne pouvait accepter le défaut de son enfant. Cela lui fit même retrouver son sourire et sa fougue. Le paternel se rangea du côté de sa compagne tant il partageait son désarroi. Lui aussi se mit à croire que Perkoui serait un tojahag prodige qui inonderait le juteux business des démons de ses talents. L'adolescent était désemparé par le déni de ses parents, mais sa peur des représailles le fit se taire.

Pourtant, après un an, Perkoui dut se résigner. Il n'avait définitivement pas hérité de l'aptitude à contrôler les songes. Pour ne rien arranger à sa honte, s'imaginer en train de tyranniser un être de chair lui faisait horreur. Celui-ci ne pouvait compter que sur lui-même à présent car aucun démon n'aurait pitié de lui. Le jeune garçon commença donc à mentir ce qui n'est pas chose aisée quand on est entouré de télépathes !

Chaque jour pendant des mois, le tojahag erra pour trouver du sang d'animal qu'il fit passer pour du sang d'humain auprès de son roi. Ce dernier était tellement sûr que personne n'oserait le duper qu'il ne vérifia jamais la marchandise de l'enfant. Pour occuper le reste de ses journées, Perkoui observa les manusia, cette race dont la destinée était de périr par ses mains. Cela permit au garçon d'acquérir une ouverture d'esprit inimaginable pour ses pairs. 

Un jour, Perkoui eut vent d'une rumeur propagée par des amis qui le remplit d'espoir. L'adolescent avait l'impression que cela faisait une éternité qu'il ne s'était pas autorisé à ressentir ce sentiment. Son cœur battait la chamade alors qu'il s'invitait dans la chambre d'une gamine de son âge qui somnolait dans son salon. Son cœur ne s'affolait pas par crainte d'effrayer la prénommée Rosalyva puisque le fait de vivre entre créatures usant de la téléportation impliquait de les voir débarquer n'importe où n'importe quand. Il jouait une mélodie plus douce animée par une solitude à briser.

― Faite que ce soit vrai ! pria intérieurement Perkoui avant de matérialiser une boule de feu.

Il était certain que l'adolescente ne dormait que d'un œil. Pareillement à ses pairs, elle devait avoir activé son sixième sens afin de pouvoir détecter le moindre mouvement aux alentours sans le voir. Le garçon vit Rosalyva se téléporter d'emblée devant lui, boule de feu à la main.

― Qui es-tu ? Réponds vite avant que je me fâche ! clama-t-elle de la voix la plus menaçante qu'elle pouvait pour son âge.

― Je m'appelle Perkoui, répondit le garçon par télépathie pour plus de sécurité.

― Qu'est-ce que tu veux ? Tu n'as rien d'autre à faire que de réveiller les gens en pleine journée ! rouspéta-t-elle en dématérialisant sa boule de feu.

― Rien qui n'en vaille autant la peine ! Je dois vérifier quelque chose.

À ces mots, Perkoui lança une boule de feu tout droit sur la jeune fille qui se jeta au sol en criant. Pas de chance pour Rosalyva, ses parents étaient absents. Son visiteur envoya une seconde boule de feu dans sa direction. Prise de court par la vitesse de l'attaque, Rosalyva eut seulement le temps de souhaiter de toutes ses forces que l'attaque dévie de sa trajectoire. À quelques secondes de l'impact, Perkoui retint sa respiration. Il formula une nouvelle prière secrète. Pourvu qu'elle en soit capable ! L'orbe flamboyant revint soudain sur son lanceur sans perdre de sa vitesse. Perkoui tourna la tête. La sphère suivit aussitôt le mouvement. Elle finit sa course contre une fiole sur une étagère qu'elle explosa dans un bruit sourd. Décontenancée, Rosalyva fixa le sang goutter sur le sol sans rien dire. 

D'une voix timide, Perkoui prit la parole :

― Pardon de t'avoir fait peur. J'ai mis tellement peu de puissance que la boule t'aurait à peine effleuré le visage, je te le jure. Toi et moi, nous ne sommes pas comme les autres.

Rosalyva ravala sa salive.

― J'ai entendu dire que tu t'en étais pris accidentellement à tes parents avec ton esprit, avoua Perkoui. Moi, j'ai blessé un animal sans le vouloir avec ce pouvoir. Je l'ai depuis peu, toi aussi ?

En guise de réponse, Rosalyva remit de l'ordre dans sa chevelure auburn. Il lui fallait quelques secondes de répit. Elle nota que son comparse s'adressait à elle avec douceur. Elle perçut aussi la désolation et une crainte plus latente dans le ton de son camarade. Cela ne compensait pas le choc de sa démonstration magique. Ils étaient donc deux démons mal formés à Neraka !

― Est-ce que tu comprends pourquoi ça nous arrive ? interrogea-t-elle.

― Si je le savais, j'aurais commencé par ça plutôt que la boule de feu, admit Perkoui. Pardon encore, je te promets que je ne voulais pas te faire de mal. J'avais seulement besoin d'être sûr qu'on était pareil !

Rosalyva devait bien admettre qu'elle était également prête à tout pour ne plus vivre cela toute seule. Un brin rassurée, elle laissa le garçon se rapprocher d'elle.

― J'ai un autre truc bizarre à te montrer, annonça-t-il.

À ces mots, le tojahag ouvrit grand sa bouche. Il fit semblant de vouloir mordre la fillette avec les deux canines pointues qui en sortirent. Celle-ci recula la tête par réflexe. Elle répondit à la provocation en montrant ses propres canines. Un rire s'échappa de sa bouche en voyant Perkoui faire les yeux ronds.

― On se ressemble donc encore plus que tu ne le croyais ! en déduit Rosalyva.

― Moi qui pensais rester seul pour toujours, j'ai trouvé une véritable sœur ! Qui sait combien de démons aux dons particuliers compte Neraka ?

― C'est une bonne question ! Je ne sais pas ce qui nous arrive, mais l'essentiel c'est qu'on traverse ça ensemble. D'autres enfants doivent se sentir bien seuls dans leur coin. Il faut les trouver et se soutenir comme de véritables frères et sœurs. C'est tout ce qu'on a pour l'instant ! 

Cette confidence fit comprendre à Perkoui qu'il était en train de gagner la confiance de Rosalyva. 

― Pour être franc avec toi, ajouta-t-il, je rapporte du sang d'animal au roi pour qu'il ne se doute de rien à mon sujet. Tu es en danger maintenant. Le roi ne tolérera pas de démons inutiles à son commerce. Tu vas devoir faire comme moi.

― Jouer à « Promenons-nous dans les bois » avec un chevreuil ? rétorqua Rosalyva, perplexe.

Le sourire que Perkoui lui offrit était teinté d'inquiétude.

Peu à peu, les deux comparses accueillirent de nouveaux frères dans leurs rangs, chacun avec des pouvoirs extraordinaires, mais tous dépourvus de celui de pénétrer dans les songes des humains. Quand ils devinrent assez nombreux, Perkoui et les autres se mirent à espionner leurs congénères pour les repérer, permettant au passage de calmer la propagation des rumeurs qui pourraient mettre la puce à l'oreille du roi.

Les enfants trouvèrent des coins plus reculés pour se rassembler. Ils inventèrent un langage pour les discussions les plus sérieuses. Ainsi fut créé un dialecte qui marque encore aujourd'hui notre langage : le iabahasadi.

Après plus d'un an, les rumeurs de gamins aux pouvoirs hors normes étaient parvenues aux oreilles du roi. Sentant l'épée de Damoclès au-dessus de leur tête, ces derniers se rassemblèrent à la nuit tombée au cœur d'un village humain.

― Mes chers frères et sœurs, notre sort est plus que jamais entre nos mains, introduit Rosalyva.

L'adolescente s'exprimait en iabahasadi pour montrer tout le sérieux du ralliement qu'elle et Perkoui avaient proposé le matin même à leurs compagnons.

― Nous sommes maintenant trop nombreux pour passer inaperçu à Neraka, poursuivit-elle. Pour tout vous dire, je ne supporte plus cette vie de mensonge et de tromperie ! Est-ce que je suis la seule dans ce cas ?

La peine se lut sur le visage d'une partie de l'assemblée. Une aveugle au visage déterminée s'exclama :

― Se taire est la seule chose que nous pouvons faire pour rester discret. Personne ne nous acceptera telle que nous sommes à Neraka !

― Vivre caché n'est pas une vie, Syphal ! contredit une autre voix féminine dans l'assemblée. J'ai l'impression d'être un animal en cage depuis que j'ai découvert mes dons. Je n'en peux plus non plus !

Rosalyva soupira en entendant sa sœur partager sa souffrance.

― Regardez ce village. Regardez-le bien ! intima celle-ci en balayant l'horizon d'une main.

L'assemblée contempla le désert dans lequel elle s'était transportée. Des journaux et des mouchoirs sales emportés par le vent attestaient d'une vie autrefois prospère dans le village. À présent, seuls les corbeaux perchés sur l'arbre au centre de la place comblaient de leur croassement le vide laissé par la maladie qui avait décimé la population.

― Si nous avions été à la place des manusia vivant là, nous n'aurions pas eu à garder longtemps notre secret. La régénération nous condamne à des millénaires de silence si nous ne sommes pas tués d'ici là. Est-ce vraiment le futur que vous souhaitez pour nous et les prochaines générations ? questionna Rosalyva, des sanglots dans la voix.

Les larmes montèrent aux yeux de Perkoui. En observant ces camarades, il nota que d'autres étaient sur le point de craquer. Syphal, elle, semblait encore sceptique sur la nécessité de rompre le secret.

― Mais le roi ne sait pas grand-chose sur nous. Tous ces gardes ne sont pas à nos trousses ! Peut-être nous oubliera-t-il...

― Jusqu'au jour où l'un de ses gardes nous verra en action. Personnellement, je n'ai pas envie d'attendre que ce jour arrive sans rien faire ! coupa une voix masculine dans la foule.

― Je suis d'accord, il faut les repousser ces gardes. Ceux qui nous surveillent sont moins nombreux que nous, on a une chance de les avoir ! intervint une autre enfant en serrant les poings.

― Si nous les chassons, cela rendra le roi encore plus suspicieux, non ? objecta Perkoui en secouant la tête.

― Cela lui prouvera que nous avons quelque chose à cacher et il enverra encore plus de gardes ! avança Syphal.

Dans la foule, un garçon de dix-sept ans luttait contre une nervosité grandissante à l'idée de faire certaines révélations. Il savait que cela susciterait de vives réactions et attiserait la peur de ses frères. Or, la pertinence des réflexions qu'elles avaient amenées était trop importante pour être tues. Redressant son torse musclé, l'adolescent aux cheveux clairs éleva la voix.

― Mes frères, la situation est plus critique que vous ne le pensez.

― Je ne te connais pas, affirma Perkoui en fronçant les sourcils.

― Je m'en doute. J'ai été obligé de me faire discret ces derniers temps, avoua l'adolescent en détournant le regard. Je m'appelle Chumbakisa.

― Quels sont tes pouvoirs ? questionna Rosalyva.

Chumbakisa fit apparaître ce qui s'apparentait à des griffes. En y regardant de plus près, ceux qui l'entouraient comprirent que c'était des griffes de chats qui remplaçaient les ongles de leur camarade. Le démon les allongea. Il découpa ensuite sans bouger une épaisse branche d'arbre d'un simple coup de patte.

― J'ai cet attribut félin ! Un jour où je me baladais avec un frère, on a remarqué qu'un garde nous suivait. Je suis passionné par les arts martiaux, ce qui m'a permis d'attraper le garde sans utiliser mes pouvoirs. Mais l'altercation a dégénéré et notre frère a reçu un coup mortel. (Chumbakisa s'interrompit. Sa voix se fit plus fébrile.) Je n'ai pas eu le choix.  J'ai usé de mes griffes pour nous défendre, mais le garde a réussit à s'échapper.

Des cris de panique interrompirent le démon. Au prix d'un dernier effort, il conclut ses révélations.

― Par ma faute, le roi est désormais certains de notre existence ! Ce qu'il ne sait pas car le garde est parti avant de s'en rendre compte, c'est que notre frère ne s'est pas relevé. Notre transformation ne nous prive pas seulement d'entrer dans les rêves humains, elle fait bien pire que ça !

L'affolement gagna les esprits. Saisie par l'angoisse, Rosalyva augura aussitôt un funeste destin.

― Si on doit affronter les gardes et le roi sans pouvoir nous régénérer, on va mourir ! Il y a forcément un autre moyen !

Elle étouffa un sanglot et agrippa le bras de Perkoui. Celui-ci se contenta de regarder Chumbakisa d'un air suppliant.

― Je crois que j'ai une idée, répliqua-t-il. On peut ne peut pas lutter contre une armée ni prendre le risque de mêler nos familles à ça.

― Je ne peux pas m'imaginer leur faire de mal, mais ils nous dénonceront à l'instant où ils sauront comment nous dupons le roi ! prophétisa à son tour un autre enfant.

― C'est pourquoi nous devons quitter Neraka de notre propre initiative, proposa Chumbakisa.

― S'enfuir ? Mais nos repères sont là-bas ! s'exclama une voix masculine.

― Nous en avons aussi sur Terre, Osnibal ! Pourquoi ne pas nous installer ici ?

― Mais nous ne vieillissons plus à l'âge adulte ! La population humaine s'accroît et s'étend au fil des siècles. Certains reviendront par ici et finiront par se rendre compte que nous ne sommes différents. Cela ne te fait pas peur ? défia Osnibal en se téléportant face à Elkin, les mains sur les hanches.

― Sans compter le risque qu'ils fassent le lien avec les disparitions de leurs compatriotes vidés de leur sang. Tôt ou tard, ils se mettront à croire que nous sommes responsables de ces meurtres, et ils nous pourchasseront eux aussi ! ajouta Perkoui, la voix tremblante.

Chumbakisa toussota. Prostré aux pieds du corps sans vie de son frère, il avait compris que fuir restait leur seule chance de survie. Pareillement à ses camarades, il en était venu à se dire que la Terre n'était pas un refuge adapté pour eux. Il avait donc un autre lieu en tête.

― Il y a une histoire qu'on nous raconte depuis qu'on est petit, exposa-t-il, celle d'un dikirim...

― Les dikirim ! coupa Perkoui, un sourire béat sur le visage. Nos parents nous parlent très souvent de ces extraterrestres vagabonds. Je les vois comme des messagers du destin qui remontent le temps pour retracer l'origine de conflits insolubles et tenter de le désamorcer. Lorsque j'admire les étoiles, je me demande souvent comment le monde serait sans toutes ces civilisations magiques qu'ils ont sauvées de l'extinction.

Rosalyva essuya ses larmes en entendant son frère s'émerveillait au sujet de ces créatures.

― Je crois que ces extraterrestres et les humains sont les deux choses qui te passionnent le plus au monde ! Les dikirim sont tenus par un principe de neutralité afin de mener aux mieux leur tâche, exposa la fillette.

Chumbakisa opina de la tête avant de répliquer :

― Cela peut faire basculer notre destin ! La légende raconte que l'un de ces messagers a trouvé une dimension vierge de toute forme de vie. Elle est vaste, avec des paysages changeants, elle n'attend plus qu'on vienne la conquérir. Elle n'attend plus que nous !

― Qu'est-ce qui te fait croire que cette légende est vraie ? défia Perkoui.

― Tout le monde croit en cette légende, protesta Rosalyva en levant les mains en l'air. Tu ne contemplerais pas les cieux comme je te vois le faire tous les jours sinon !

Le jeune garçon ne pouvait réfuter les propos de Rosalyva qui rassemblaient l'ensemble du groupe.

― Le roi est un homme d'affaires, frangin ! ajouta Chumbakisa. Il écoute les gens qui veulent négocier. Si on lui promet sur notre vie de ne pas interférer dans ses affaires, il acceptera peut-être de nous laisser partir.

Perkoui devait bien reconnaître qu'il n'aurait jamais eu l'audace de concevoir un tel plan. En apparence simple, celui-ci mettait en jeu des facteurs sur lesquels le groupe n'avait aucun contrôle. Faute de mieux, il en conclut que l'idée n'était pas si mauvaise que ça en comparaison du génocide qui les guettait.

― Est-ce que quelqu'un s'oppose au plan de Chumbakisa ? Et dans ce cas, n'hésitez pas à en proposer un autre, cria-t-il à l'assemblée.

― Puisque le roi n'aime pas nous voir comme un fardeau, il pourrait nous accepter telle que nous sommes si nous nous rendons utiles d'une autre façon qu'en tuant des humains, cria une voix. On pourrait être à son service.

Une vague de contestation souleva l'assemblée.

― Tu es trop naïve, Albir, protesta une gamine. Comment pourrait-on avoir confiance en lui ? Même si on le servait, il trouverait le moyen de nous faire regretter notre différence.

― Ou pire, il se servira de nos dons pour trouver de nouvelles façons de torturer les humains ! ajouta une autre voix.

― Je ne suis pas naïve, j'ai seulement peur de tout quitter ! confessa Albir.

Le silence qui suivit ces paroles parla pour tous. Ses camarades partageaient ses inquiétudes, mais personne ne trouvait de solution qui contentait mieux le reste du groupe. L'exil était le seul moyen de retrouver la liberté et la protection d'un foyer.

Chumbakisa se porta volontaire pour parler au roi de Neraka. Par solidarité, Perkoui et Rosalyva insistèrent pour l'accompagner. Le monarque reçut ses sujets le lendemain. C'était un homme à la coupe soigné et aux épaules carrées dont la tunique grise aggravait la sévérité de son allure. Les muscles de Perkoui et Rosalyva se contractèrent instantanément lorsque le souverain agita son trident sous leur nez. Des ronces parcourait le fer de l'arme et du sang séché en couvrait les pointes. Les vampires empoignèrent les mains de Chumbakisa qui faisait de son mieux pour conserver son courage.

Les trois compères avouèrent toute la vérité : le sang d'animal, les pouvoirs étranges et le dialecte secret. La seule chose qu'ils cachèrent à leur roi fut la perte de la régénération, effrayés par la perspective d'une guerre civile si le monarque avait vent de cet avantage décisif. Vint ensuite le temps de la négociation.

Tout ce qui importait au roi était d'avoir des brebis pour ramper à ses pieds et faire tourner son juteux business. Il était convaincu que celui-ci se porterait mieux sans les enfants. Il était aussi conscient que son royaume ne comptait pas de prison adaptée aux pouvoirs des gamins faute de connaissance sur leurs dons. En construire demanderait une main-d'œuvre importante, et donc moins de sang rapporté. Les litres comptaient davantage que le temps qu'il perdrait à courir après ces sujets trop pacifiques pour tuer qui que ce soit.

Le roi accepta le marché proposé par le trio. En guise d'adieux, il leur adressa cette menace :

― Si l'un d'entre vous nuit à mon trafic en touchant à un humain que je convoite, on vous massacre jusqu'au dernier. Nul ne me prive de mon sang alors ne vous avisez pas de trahir votre parole. Que je n'entende plus jamais parler de vous au point d'en oublier votre existence bande de vauriens prépubères !

Chumbakisa retenu un juron et tourna les talons. Ils avaient réussi. En attendant de trouver le dikirim de la légende, les enfants se réfugièrent dans le village terrestre dans lequel ils s'étaient réunis. Les semaines défilèrent. Aucune piste ne conduisait au dikirim. Totalement livrés à eux-mêmes, les enfants devinrent moroses. À l'aube d'un nouveau jour, la roue tourna. Un dikirim apparut face à des enfants médusés par la surprise de cette rencontre :

― Je sais ce que vous cherchez. Vous accorder l'entrée dans cette dimension ne vous préservera pas de la trahison. En revanche, elle vous sauvera de l'extinction.

― Mais le roi a promis qu'il nous épargnerait ! Il nous a menti, c'est cela ! se lamenta Syphal.

― Lui non, mais les autres tojahag dont vous trahissez les coutumes ne vous ont rien promis eux !

Les enfants prirent conscience que le dikirim ne se montrait pas par hasard. Il venait d'un avenir dans lequel ces démons avaient péri des mains de leurs aînés avant d'avoir pu se mettre en sécurité. Une poignée avait dû en réchapper. En désespoir de cause, ils avaient imploré le ciel. 

L'imagination et l'espérance des démons ne les avaient pas préparés à un tel scénario. Affligé par celui-ci, personne ne répliqua.

― Je suis là pour vous forger un nouveau destin, annonça le dikirim. Vous êtes à un tournant de votre espèce. On ne peut le voir s'éteindre ainsi sans réagir. À l'abri dans un nouveau monde, la colère de votre ancien peuple ne pourra plus s'abattre sur vous !

Sur ce, la créature leur montra le chemin de sa dimension cachée. En hommage à la magie noire, les enfants la baptisèrent Permana signifiant ténèbres dans leur langage. Ils se firent appeler « mundur » à la place de tojahag et se divisèrent en clan en fonction de leurs capacités. Chacun d'eux mit à sa tête un chef à qui on octroya le titre de kepaja. Perkoui et Rosalyva devinrent ceux de leur clan de vampires : les pikurungan.

Des années plus tard, le dikirim revint rendre visite aux enfants devenus adultes, excité à l'idée de voir comment ils avaient utilisé son inestimable cadeau. Se félicitant de la débrouillardise de ses protégés, il leur fit un ultime présent. Il leur insuffla un soupçon de son immortalité. Il rendit ainsi aux mundur le pouvoir de se régénérer. Ceci sonnait le début d'un nouveau départ pour nos ancêtres qui espéraient faire oublier le passé trouble de notre lignée.

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