Sixième Aparté
Été 1987.
— Je ne vais pas pouvoir partir, Lisa, avait avoué Louis d'une traite.
Son visage était pâle, presque maladif. Lisa ne l'avait jamais vu aussi angoissé. Il avait attrapé les mains de la jeune fille et les avait serrées dans les siennes. Il s'était enfin décidé à annoncer ses obligations à Lisa, comprenant bien qu'il n'y échapperait pas. Il avait tout de même attendu la fin de l'été pour éviter de la tourmenter plus tôt. Elle pensait encore qu'il allait redoubler et la rejoindre l'année suivante.
— Je vais bosser dans la raffinerie de mon père.
Les deux amoureux s'étaient retrouvés près du lac, non loin de la petite maison des parents de Lisa. La nuit tombait peu à peu et calmait le chant des cigales agitées. La jeune fille avait posé sa tête sur l'épaule de Louis. L'été touchait à sa fin. Il était passé vite.
— Ce n'est pas fait pour toi, les usines. Pourquoi ne pas venir avec moi à Paris ?
Louis avait haussé ses épaules.
— Mon père a refusé, c'est comme ça.
— C'est injuste.
— Ça ne sera pas long, tu verras. Le temps que tu entres à la fac pour étudier le théâtre et la poésie et tu seras revenue, nous serons ensemble. Tout sera comme avant.
C'était certain, ces années de séparation ne dureraient pas longtemps.
— Combien de temps il t'obligera à faire ça ?
Le garçon avait attrapé une pierre lisse et plate, l'avait caressée du bout du pouce et l'avait envoyée dans l'eau. Lisa sentait des larmes s'accumuler au bord de ses yeux.
— J'en sais rien. Toute une vie.
C'en était trop pour la jeune fille, elle s'était levée d'un geste brusque, ne pouvant plus tenir en place. Elle avait envie de hurler. Ça ne devait pas se passer comme ça, ils auraient dû partir ensemble à Paris et il l'aurait épousée, voilà ce qui était écrit. Pourquoi avait-il fallu qu'il rate tout ? Pourquoi prendre une décision aussi grosse ? Les usines, le pétrole, le business. Tout ça n'était pas pour Louis, ce n'était pas son monde. Elle ne voulait même pas savoir ce qu'il allait y faire. La nouvelle était trop subite, et une peur commençait déjà à s'emparer d'elle.
De son côté, et malgré la tristesse de ce départ, Louis n'en avait pas moins perdu son optimisme, tout n'était pas fini, ils se retrouveraient, il en était certain. Peut-être même plus tôt que prévu. L'idée avait germé dans son esprit peu après l'annonce de son père. Passant ses journées enfermé dans sa chambre à réfléchir, il avait évalué les échappatoires qu'il lui restait. Il en avait déduit que la fuite était la plus jolie des options. Quitter sa famille, prendre un sac à dos, vivre de théâtre et de plaisir.
Le garçon s'était levé pour se poster en face de Lisa. Il avait attrapé son visage entre ses deux paumes et avait essuyé ses larmes de ses pouces encore doux et innocents.
— Ne pleures pas, Lisa, ce ne sera l'histoire que de quelques années.
— Il peut se passer n'importe quoi en quelques années.
— Nous nous retrouverons, je te le promets.
— Et si ça n'arrive pas ?
— Nous nous retrouverons, Lisa. Nous nous retrouverons et je t'épouserai. Ça sera la raison qui nous fera tenir. Nous nous retrouverons et on sera ensemble pour toujours.
— On aura un théâtre ?
— Un théâtre magnifique où on y jouera ce qu'on voudra. On sera heureux.
— Et si tu ne m'aimes plus, si tu m'oublies ?
— Jamais je ne pourrai t'oublier Lisa Meyer. Je penserai à toi chaque jour, je t'écrirai des lettres, des poèmes et des pièces. Je te réciterai du Molière à t'en faire perdre la tête.
Il avait déposé un baiser sur les lèvres de la jeune fille. Lisa s'était écartée, s'essuyant les yeux.
— Tu es un idiot, avait-elle ri doucement, personne ne travaille dans cette machinerie en récitant du Molière.
— Alors comme un idiot je le ferai. Et tu continueras à m'aimer.
Et la semaine qui avait suivi, Lisa était partie de sa ville pour une nouvelle vie. Une vie loin de Louis.
Leur séparation avait duré trois longues années. Lisa était entrée à l'université, elle avait étudié le théâtre, elle avait étudié la poésie. Et à chaque instant elle pensait à Louis. Elle l'imaginait avec elle, contestant les propos trop peu originaux des professeurs, gribouillant sur les murs de l'école quelques vers inventés.
Elle pensait à Louis tout en essayant de ne pas imaginer le pire, à ce qui se passerait si à son retour plus rien ne fonctionnerait entre eux. Les années passants, les éloignant l'un l'autre, les construisant incompatibles. Ces idées lui abîmaient le cœur.
Les deux amoureux s'étaient tout de même souvent écrit, presque chaque semaine. Jusqu'à ce que les jours terribles et assommants qui les séparaient aient tous été barrés sur le calendrier. Jusqu'à leurs retrouvailles.
En attendant, Lisa n'en avait pas pour autant mis sa vie de côté, son monde ne tournait pas qu'autour de Louis. Elle avait fait de nouvelles rencontres et elle était tombée amoureuse de la belle capitale, ses rues, ses odeurs et son bitume. Les villes de la campagne lui paraissaient fades et ennuyeuses à présent.
Ce qu'elle avait le plus aimé dans cette ville, et qui lui avait au départ permis de ne pas se replier sur elle-même, c'était le monde qui vivait partout autour d'elle. Jamais il n'y avait un lieu ou une rue qui puisse être déserté. Il y avait toujours des citadins partout, des touristes, des étudiants, des travailleurs. Lisa s'était prise d'une passion pour tout ce monde, car dans cette foule elle se prenait à rêver : les matins, elle se forçait à se rendre dans des cafés car, peut-être que par un des plus beaux des hasards, elle aurait pu y trouver Louis. Les après-midis, elle lisait dans les parcs, et les soirs, elle allait au théâtre. L'idée qu'elle puisse croiser son Louis au milieu de cette foule lui donnait plein d'énergie et tous ses amis voyaient en elle une jeune fille croquant la vie à pleines dents. Pourtant, la vie, elle n'y faisait pas tellement attention. Elle était trop souvent perdue dans ses rêves éveillés où, assise sur un banc du parc, le corps de Louis serait apparu. Beau, plus grand, plein de force. Il aurait crié « surprise ! », elle se serait levée, leur regard se seraient croisés et, les larmes aux yeux face à cet excès de joie, elle lui aurait sauté dans les bras et y serait restée pour toujours. S'embrassant comme dans les films, sous la pluie des retrouvailles.
Alors, durant ces longues et interminables années, Lisa avait visité la ville dans l'espoir d'y revoir Louis. Jusqu'à ce qu'il apparaisse enfin, devant chez elle, une fleur à la main.
Il l'avait attendue sur le perron des heures durant et l'avait embrassée comme lorsqu'ils avaient encore dix-huit ans, comme si le temps qui les avait éloignés n'avait été qu'un mauvais rêve dont ils riaient à présent. Il n'y avait pas eu de pluie, ni de « surprise ! », juste eux et ça leur avait suffi.
Il avait fui son père, la raffinerie, leur ville. Il avait abandonné là cette vie non désirée pour se lancer enfin dans celle rêvée. Le temps ne les attendrait pas, ne les épargnerait pas. Plus jamais il ne parlerait à sa famille, ni ne leur ferait confiance.
Malgré toutes ces années, le Louis que Lisa avait retrouvé était exactement le même que celui qu'elle avait quitté. Ses cheveux blonds étaient toujours dressés au-dessus de sa tête et ses yeux verts pétillaient d'amour.
La jeune fille avait alors pensé que rien n'aurait pu à présent les séparer à nouveau. Et elle espérait pouvoir avoir la vie devant elle pour leur permettre de réparer les années qu'ils avaient perdues.
Alors Louis avait épouséLisa, comme ils se l'étaient promis. Paris était à eux.
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