Scène 4

Quatrième Scène.

       Marianne ouvrit la porte de ma chambre et entra sans me demander une quelconque autorisation. Silencieusement, elle s'assit sur le bord de mon lit et souffla négligemment. Durant les nombreuses années vécues dans la même maison, j'avais appris toutes sortes de techniques qui me permettaient de faire comme si elle n'était pas là. De l'ignorer, en quelque sorte. Alors, installé à mon bureau, je ne levai ni ma tête ni mes yeux de mon travail. Elle ne méritait pas mon attention et les quelques heures de sommeil que j'avais pu tirer de la nuit précédente me rendaient irritable. J'avais passé ma matinée à aider Eliott dans son ménage.

— Ange..., souffla ma sœur. Je suis désolée.

Sottises et balivernes. Marianne désolée ? Jamais. C'était un sentiment qu'elle ne connaissait pas, et ça depuis son plus jeune âge.

— Je regrette vraiment, je n'aurais jamais dû venir te voir cet été...

Maintenant, j'avais envie d'en rire.

— ... et encore moins d'en parler à Maman. Ce n'était pas à moi de le lui dire.

— Effectivement, finis-je par lâcher, mi-désolé mi-énervé face au rappel de ces fâcheux souvenirs.

Marianne ne répondit pas. Je fermai mes yeux et renversai mon buste contre le dossier de ma chaise de bureau. La fatigue me tirait et ma tête me brûlait. Alors je me lançai car j'en avais assez de garder tout pour moi :

— Au départ, elle n'a rien dit, elle est restée toute pâle mais c'était silencieux. Puis j'ai vu petit à petit son regard changer. Il est passé de la surprise à l'inquiétude, de l'étonnement à la colère. Ça m'a fait mal, ses mots ont été durs et, lorsqu'elle a ensuite compris ce que cela impliquait et que rien ne changerait, elle s'est mise à pleurer. Elle a tout mélangé. Elle a remis la faute sur Papa, elle a dit que j'aurais pu lui dire, que je lui rendais la vie dure.

— C'est n'importe quoi.

— Ouais, mais je la comprends. Je le lui ai caché plus d'une année, et tu sais comme elle est... Enfin, maintenant elle s'y est habituée et on n'en parle jamais. Je paye les cours avec l'argent qu'elle me donne.

— Je suis sincèrement désolée.

J'expirai longuement.

— Moi aussi.

J'aurais aimé que les souvenirs de cet après-midi cauchemardesque s'évaporent pour toujours de mon esprit, de celui d'Marianne et celui de ma mère. Ce fameux jour du mois de juin où, avec la troupe de Bernard, nous avions joué notre pièce de fin d'année. C'était ma toute première représentation. Je n'avais commencé le théâtre qu'en septembre, après les chaleureuses recommandations de Céleste et, ma mère refusant catégoriquement de m'y inscrire par manque d'argent, m'avait obligé à le lui cacher. Je m'étais engagé sans le lui avouer. Par chance, Bernard avait eu la bonté de nous trouver un arrangement qui soit équitable à chacun : j'avais le droit d'assister à ses cours si je l'aidais à rénover tous les samedis le Théâtre Molière. Cela m'avait permis de participer chaque semaine sans payer, le rêve idéal pour l'adolescent frustré que j'étais.

Je me rappelle l'excitation que j'avais eu à l'idée de performer pour la première fois devant un public. Je connaissais mes lignes de dialogue par cœur, retenant même celles des autres. Je savais où je devais être, ce qu'il fallait que je fasse, quel décor déplacer à quel instant. Tout aurait pu être parfait si Marianne n'avait pas choisi de se mêler à l'histoire.

J'appris plus tard les raisons qui l'avaient poussée à venir assister à notre spectacle, cet après-midi-là. Alexandre de la troupe était un ancien camarade de son lycée, il l'avait invitée. Ironie du sort ? Il semblerait... .

Quoi qu'il en soit, elle avait débarqué au théâtre avec trente minutes de retard, s'était immiscée dans la salle et était restée muette de m'y trouver, perché sur la scène. C'était encore mon secret, elle avait tout gâché. Évidemment, en rentrant le soir même, Maman savait déjà tout.

Le reste, vous l'avez compris, ne s'était pas terminé en désastre mais n'avait pas été une partie de plaisir pour autant. Ma mère s'était mise en colère, s'imaginant que mes envies de théâtre expliquaient les raisons de mes notes scolaires en chute, et qu'il était impensable que je puisse lui avoir caché ça des mois durant. J'avais fini tout autant en rage et je m'étais promis de ne plus jamais aimer ma sœur. Elle avait raturé les souvenirs de mon tout premier spectacle.

Ce jour-là, alors que le temps a passé et qu'elle s'amusait désespéramment à tapoter ma chaise de bureau du bout de ses orteils pour me forcer à la pardonner, je ne savais plus quoi penser. Qu'aurais-je fait à sa place ? Sûrement pas la même chose.

— Allez, Ange... pardonne-moi, répéta-t-elle encore. Tu sais que je ne pensais pas qu'elle réagirait comme ça.

Dans un élan de gentillesse, je fis pivoter ma chaise pour me tourner vers elle. Ses longs cheveux bruns étaient pour une fois totalement décoiffés et ses yeux identiques aux miens étaient camouflés de ses épaisses lunettes. Notre famille était déjà trop abîmée pour que je me permette de ne plus lui parler. Mais je méritais ma vengeance. Aussi agilement qu'une tortue ninja, je me jetai sur elle et la plaquai contre le lit pour attaquer son ventre d'une horde de chatouilles. C'était son plus gros point faible, je m'en rappelais très bien.

Elle se mit à rire et très vite je me rendis compte que le petit frère martyrisé par sa grande sœur était maintenant maître de toute cette grande bagarre. J'avais bien plus de force et mon poids s'était, élevé. Elle n'avait plus aucune chance.

— Alors, tu nous le présenteras ? me lança-t-elle avec malice lorsque ma vengeance fut complète et qu'elle se mit à me supplier d'arrêter.

— Qui ça, Eliott ?

Elle acquiesça tout sourire et j'eus envie de rire en pensant à la tête qu'Eliott ferait s'il rencontrait ma sœur. Il lui en voulait presque plus que moi pour ce qu'elle avait fait cet été, alors une telle rencontre ferait une explosion.

— C'est une mauvaise idée, Eliott est colérique. Et très rancunier.

Elle eut une moue déçue.

— Dommage, il avait l'air sexy.

Je lui lançai un regard faussement noir en camouflant mes joues qui ne manquèrent pas de virer en tomates écarlates. Elle haussa un sourcil, intriguée par ma réaction. Rien ne lui échappait jamais.

— Il est sexy ?

J'enfouis ma tête dans mon oreiller, je n'avais aucune envie de parler de tout ça avec Marianne.

Je sentis sa tête se rapprocher furtivement de la mienne et elle posa ses lèvres amusées aux portes de mon oreille.

— Mais dites-moi, le petit Ange serait-il amoureux ?

— Laisse-moi, grognai-je contre le coussin.

Elle chatouilla ma joue.

— OK, beau gosse. Mais appelle Céleste, demain je vous emmène à la plage.

Je redressai mon buste d'un coup, et mon cœur s'affola.

— Sérieux ?

Malgré mon malheureux accident de cet été, j'adorais la mer. Nous y allions souvent lorsque nous étions petits. J'étais certain que Marianne faisait ça pour que je la pardonne totalement. Elle me connaissait bien trop pour ne pas savoir que cette sortie était ce qui me ferait plaisir.

— Évidemment, me répondit-elle avec un clin d'œil. Et Eliott est le bienvenu, si tu en as envie.

Puis elle claqua la porte de ma chambre et disparut sans me laisser le temps de lui répondre. C'était tout ce qui pouvait m'énerver. Mais au fond, elle savait déjà que j'allais accepter.

À la surprise générale, et la mienne en premier, je proposai à Eliott de se joindre à nous. Au début, il se montra très réticent à l'idée de passer une après-midi entière avec ce démon qui me servait de sœur. Puis, sous mes supplications et celles de Céleste, il finit par accepter. Il ne décrocha pas un mot durant le trajet en voiture, levant de temps à autre les yeux au ciel lorsque ma sœur se la ramenait un peu trop. Céleste, ravie d'aller enfin voir la mer qu'elle chérissait tant et encore plus de pouvoir discuter avec Marianne qui étudiait toutes sortes de choses sur la nature et ses secrets, réussit par chance à faire la discussion à elle toute seule. Je lui en fus très reconnaissant.

En arrivant sur la plage presque vide faute de la basse saison, Marianne laissa échapper un soupir de bonheur. Cet acte eut le loisir d'agacer Eliott. Je déglutis, sentant la rancœur qu'il avait pour elle prête à exploser. Alors qu'il lui lançait un regard noir, prêt à lui balancer une réplique sanglante, Céleste sauva une fois encore la situation en initiant une course vers le banc de rochers qu'il y avait à une centaine de mètres de nous. Personne n'eut le temps de contester son plan car elle partit en courant aussi vite qu'elle nous annonça que la course avait déjà débuté.

— Le dernier arrivé paye une glace aux autres !

Nous nous mîmes donc à courir pour la rattraper. Dans notre course, Eliott tenta de faire en croche-patte à Marianne qui l'esquiva une première fois, avant de se prendre le deuxième à pleine puissance. Elle perdit l'équilibre, s'écrasa dans le sable, attrapa dans un mouvement désespéré la jambe d'Eliott qui s'étala lui aussi à côté d'elle.

Céleste gagna la course et je la rejoignis, décrochant la seconde place. Nos deux compagnons étaient en train de se hurler dessus dans le sable. C'en était presque burlesque.

— Laisse-les, me glissa Céleste alors que je m'apprêtais à aller jouer mon rôle de diplomate au milieu de leur querelle. Ça va leur faire du bien de dire tout ce qu'ils ont sur le cœur.

J'observai de loin Eliott balancer du sable au visage de ma sœur, me disant que Céleste n'avait pas totalement tort. Eliott avait besoin de s'énerver un coup pour retrouver ensuite son calme. Il était comme ça, capable de bouillonner pendant un temps incalculable pour une quelconque raison, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus se retenir et explose. Et alors il retrouvait la paix. Il n'y avait rien de violent dans leur bagarre, et nous finîmes même par entendre Marianne rire lorsqu'une mouette manqua, à quelques centimètres près, de déféquer sur Eliott.

Mon amie et moi nous détournâmes alors pour les laisser se ridiculiser tout seuls. Ces deux-là faisaient la paire.

— Tous ces rochers me rappellent de mauvais souvenirs, grognai-je en remontant les ourlets de mon pantalon.

Une vague s'écrasa sur le flanc du rocher où nous nous étions finalement perchés. Céleste se mit à pouffer. Visiblement, mon accident de cet été la rendait souvent hilare. Moi j'en tirais une grimace, la cicatrice n'avait toujours pas disparu et bien souvent la douleur se pointait dans le seul but de m'embarrasser, comme en plein cours de sport par exemple, ou à la natation. Enfin, ça la faisait bien rire.

Au loin, nous entendîmes à nouveau le rire d'Eliott résonner dans le vent, suivi par celui de Marianne. Je jetai un rapide coup d'œil dans leur direction, ils s'étaient tous les deux assis en tailleur dans le sable et semblaient discuter beaucoup plus posément que tout à l'heure. Dans le fond, ça me fit plaisir de les voir comme ça.

— J'ai lu dans un livre qu'à une époque, les hommes pensaient que l'eau de la mer était salée à cause des larmes que versent les baleines lorsqu'un marin disparaît.

Je laissai mes jambes se balancer dans le vide et levai mon regard vers Céleste.

— C'est joli comme interprétation.

— C'est surtout très bête, se moqua la blonde.

Je haussai les épaules.

— Tu penses trop de manière rationnelle, c'est pour ça.

— Sûrement, me sourit-elle. En parlant de mer, tu as trouvé une idée pour le concours de création du lycée ? On n'en a pas vraiment reparlé. J'ai tellement hâte !

C'est vrai qu'entre le théâtre et le retour de ma sœur, tout ça m'était un peu sorti de la tête.

— Non, pas du tout, lui répondis-je honnêtement. Je n'y ai même pas réfléchi en fait, et puis on a le temps, c'est pour juin. Et toi ?

La petite blonde haussa les épaules.

— Toujours pas. Mais Antoine, l'intervenant qui était venu nous présenter le partenariat, m'a recontacté pour m'emmener voir leur centre de secours de tortues de mer. Je suis trop contente.

— Ça va être génial.

— C'est clair, et je suis sûre que ça va me donner des idées. Je pourrais peut-être faire un documentaire dessus pour inciter les gens à faire du bénévolat là-bas.

— Tu nous rendrais tous ridicules à côté. C'est un gros projet.

— C'est pour ça qu'il me plaît, me répondit-elle avec malice.

Cette fille était d'une détermination et d'une ambition sans borne. Sous ses airs discrets, Céleste savait pertinemment ce qu'elle voulait faire et s'en donnait à tout prix les moyens. Parfois j'enviais son caractère, elle était capable de tellement lorsqu'elle en avait la motivation, et ne se laissait arrêter par rien. À côté, j'avais tendance à vite abandonner lorsque tout me semblait trop compliqué, lorsque les obstacles paraissaient insurmontables. Il n'y avait que pour le théâtre que ce désir de devenir toujours meilleur ne m'abandonnait jamais.

Eliott nous rejoint, il avait sorti sa marinière bleue pour l'occasion et en était très fier. Je regrettais de ne pas lui avoir offert un béret de marin pour son anniversaire, ça lui aurait beaucoup plu.

— Eh les gars, ça vous dit une baignade ? nous proposa-t-il, le sourire aux lèvres.

Nous le dévisageâmes un instant, comme pour scanner son expression et voir s'il était sérieux. Et à la détermination qui se lisait dans ses yeux, il était sérieux.

— Mais Eliott, on est en novembre, déglutis-je.

Nous nous étions installés en haut des rochers qui surplombaient la mer. De là nous pouvions voir les vagues se fracasser à nos pieds et le reflet des nuages grisâtres se dessiner dans l'eau agitée. C'était magnifique. Mais je n'étais vraiment pas prêt à me lancer à l'eau.

— Justement, ça rajoutera un peu de piment !

Il nous fixa un à un.

— Allez les gars, c'est pas la banquise non plus.

— On s'y rapproche, grommela Céleste.

Eliott posa ses mains sur ses hanches et son nez se fronça.

— Bande de petits joueurs. De toute façon vous n'avez pas le choix, Marianne a perdu son pari et, bientôt, vous aussi.

Nous nous tournâmes vers Marianne qui faisait profil bas depuis tout à l'heure.

— Quel pari ?

Elle baissa les yeux.

— J'ai été incapable de lui citer le nom des éléments des deux premières périodes de la classification périodique, avoua-t-elle. Ce mec est un sadique.

Eliott gloussa. Peut-être que j'aurais dû lui offrir une bouteille de rhum finalement, il aurait parfaitement collé avec la caricature du Capitaine Haddock. Quel crétin.

— C'est pour ta culture générale, et aussi pour te faire pardonner. Ange, Céleste, je vous mets vous aussi au défi, nous annonça-t-il en levant un doigt menaçant vers nous.

— Rêve toujours, marmonnai-je. Je n'y connais rien, moi, à tout ça.

Si encore il m'avait demandé de lui parler de mythologie, j'aurais pu m'en sortir. Mais la chimie et moi, on ne s'appréciait pas.

— Alors, tu nages !

Céleste se leva d'un bon pour faire face à Eliott.

— C'est quoi, le jeu ?

— Je pose une question, tu poses une question. Celui qui répond faux saute à l'eau.

— En quelle année a-t-on marché pour la première fois sur la Lune ?

— Facile, répondit Eliott du tac au tac, 1969. Ma mère est née cette année-là. Quel est le nom des éléments des deux premières périodes de la classification périodique ?

— Tu me prends pour une débutante ? Hydrogène, Hélium, Lithium, Béryllium, Bore, Carbone, Azote, Oxygène, Fluor et sûrement le Néon.

— C'est ce que j'avais dit ! s'exclama Marianne.

— Pourquoi l'eau de la mer est salée ? continua Céleste en plongeant ses yeux tranchants dans ceux d'Eliott.

Ce dernier sembla blêmir. Et j'avoue que je n'aurais pas apprécié être à sa place. Céleste était très fine de nature, et malgré ce complexe elle réussissait à imposer sa présence à quiconque croisait son regard. Elle était puissante, imposante, de sa frange blonde tombant sur son front jusqu'à son nez, long et pointu. Et ses yeux, qui auraient pu être doux et pleins d'émotions, étaient en réalité son arme la plus fatale : attaquant à vous faire frémir tout entier.

— Étant donné que tu vas bientôt plonger dedans, il serait intéressant de le savoir.

— Laisse-moi réfléchir, grommela Eliott en se grattant l'arrière du crâne.

Je souris bêtement. Même lorsque la fin était proche, cette tête de mule ne semblait pas disposée à se laisser abattre.

— Tu mets trop de temps ! l'attaqua Céleste.

— Il ne le sait pas, ajouta Marianne.

— Bien sûr que si, je laisse juste un peu de suspense.

— Trop tard, Eliott, saute dans l'eau.

Eliott allait riposter, mais c'est alors que nous entendîmes une sirène retentir aux abords de la plage. Elle laissa échapper un hurlement discontinu et terriblement puissant. Je n'avais que rarement entendu ce genre de sirène, et jamais à la plage. Une sensation de peur nous fit trembler. Instinctivement, nous tournâmes tous notre tête en direction de Marianne, la seule adulte. Elle semblait préoccupée. Un long silence nous transperça jusqu'à ce qu'elle lâche enfin :

— On y va.

— Où ?

— À la maison, je vous ramène.

— Et la baignade ? se plaignit Eliott.

— Tu peux l'oublier.

Ma sœur se leva et quitta les rochers en direction de la voiture que nous avions laissée sur le parking bordant la longue plage déserte. Nous ne bougeâmes cependant pas tout de suite, incapables de détacher notre regard de la mer pourtant si calme. La sirène continuait de hurler en déversant ses ondes glaciales sur nos visages. Marianne se retourna alors et hurla :

— ON Y VA. BOUGEZ-VOUS !

Ne comprenant pas vraiment la situation qui nous tombait dessus, nous nous levâmes en vitesse et la suivîmes, silencieux. Un nœud se formait dans le méli-mélo de nos ventres. Que se passait-il ?

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