Scène 3

Troisième Scène.

— ANGE ! hurla ma mère en faisant claquer la porte d'entrée.

Il n'était que dix-huit heures trente et elle était déjà survoltée. Mes deux heures de tranquillité étaient passées bien trop vite, je ne les avais pas vues défiler. La pièce de théâtre avait réussi à m'hypnotiser.

— J'ai une grande nouvelle à t'annoncer.

Elle entra dans ma chambre sans se soucier nullement de mon intimité. A contre-cœur, je me sortis de ma lecture pour l'écouter et tentai tant bien que mal de lui dissimuler le texte. Ne remarquant rien, elle vint embrasser ma joue. Ses cheveux étaient négligemment attachés et ses yeux étaient dissimulés derrière d'épaisses lunettes. Elle semblait étonnamment heureuse aujourd'hui, c'était louche cette affaire.

— Ta sœur rentre ce soir.

Je manquai de m'étouffer, on m'avait dit demain.

— Quoi ?!

— Je sais, c'est formidable. Son patron l'a laissée sortir plus tôt ce matin.

Mes yeux se mirent à cligner tout seuls. Ma mère sortit de ma chambre pour accourir jusqu'aux sacs des courses en criant de nouveau :

— Il faut ranger la maison, il faut mettre la table, il faut que tout soit PARFAIT !

— Mais Maman, j'ai une soirée ce soir..., tentai-je de la raisonner.

Mais elle ne voulut rien savoir, prétextant qu'à seize ans, j'avais encore le temps d'aller à des dizaines d'autres fêtes et que voir ma sœur, c'était une chose plus rare.

Je remis mes écouteurs en place dans mes oreilles et me replongeai dans ma pièce. Maman s'agitait un peu partout, courant laver les vitres, préparant un beau lit pour ma sœur, cuisinant pour dix. Et moi je restais calme car rien, pas même Marianne, ne valait la peine de s'agiter autant. Elle était partie, elle revenait. Voilà tout. Et les montagnes de perfection qu'elle exigeait si bien n'étaient que superflues. Maman l'aimait tellement, c'en était étouffant.

Après avoir laissé Céleste, j'avais passé le reste de mon après-midi à dévorer la pièce de théâtre qui m'avait été attribuée et j'en étais encore bouleversé. Je ne l'avais dit à personne, mais je ne l'avais jamais vue en représentation, ni même étudiée en classe. L'Utopie de Tommy était pour moi une découverte qui allait laisser peu à peu sa graine dans le fond de mon cœur, jusqu'à ce qu'elle pousse, pousse et éclose.

— ANGE ! La table, maintenant !

Je m'étais toujours plu à espérer qu'un jour les cordes vocales de ma mère puissent exploser afin de me laisser respirer. Pourtant, je m'exécutai. Car Maman ordonnait et moi j'exécutais, c'était notre rituel.

— Alors, comment se sont passées vos vacances en Espagne ? osa nous demander Marianne, ma sœur, lorsque nous nous mîmes à table pour le souper. Comment était la mer ?

Elle était assise en face de moi, sur la petite table ronde de notre vieille cuisine qui n'était plus habituée à recevoir tant de monde. Les mêmes lunettes épaisses que celles de ma mère ornaient son visage et elle s'était habillée d'un élégant chemisier blanc et d'une jupe moulante noire. « Too much pour une soirée en famille », pensai-je en essayant de ne pas trop réfléchir au fait que j'étais en train de rater la soirée de l'année pour ce repas de famille pété.

— Comme à chaque fois, marmonnai-je en avalant ma viande. Pleine de poissons, de crème solaire et de sable.

Ma mère laissa échapper un petit rire gêné, et c'était bien normal. Elle n'osait dire à personne que les premières vacances que nous avions passées sans ma grande sœur s'étaient horriblement mal terminées. Un peu par ma faute car je m'étais blessé : c'était au mois d'août, dans une station balnéaire près de la frontière espagnole et, sur le coup de la chaleur cuisante, nous avions décidé de partir nous baigner entre les rochers et les petits crabes. Autant vous dire tout de suite que j'avais glissé : tout mon corps s'était arraché sur une des roches granuleuses et je m'étais ouvert la seule partie de mon corps que je gardais un peu intime. Résultat, nous avions fini à l'hosto et tout le monde avait vu mon p'tit soldat. Adieux l'intimité. Plus le droit de baignade, plus le droit de se coucher dans le sable. Et pour pisser, je ne vous raconte pas. Alors vous comprenez, la question de nos vacances était à éviter.

Marianne n'était pas la sœur de rêve, ni une rêveuse tout court d'ailleurs. Au plus grand bonheur de Céleste, elle faisait des études d'écologie et se battait pour sauver notre petite planète toute bleue des nuages grisâtres. Parfois elle avait le don de m'énerver, lorsqu'elle vivait encore à la maison. Elle était un peu la fille aux bonnes notes et aux mille et une perfections. Maman l'adorait. Alors moi, derrière, je me donnais toujours du mal pour atteindre son niveau, pour décrocher la médaille de fierté à sa place. Je finissais mes devoirs le premier, mais me coltinais un zéro le lendemain. Je lavais la vaisselle, mais cassais une assiette par étourderie. Je faisais les courses en rentrant, mais oubliais d'acheter bio. Et la médaille s'éloignait loin, loin, derrière moi. Elle s'en est allée tellement loin qu'un jour, j'ai décidé d'abandonner et de la laisser nager son crawl pendant que les vagues me portaient tranquillement loin de tout. Les oreilles écoutant le fond des océans et le regard défiant le ciel tout bleu. Attrape-moi si tu peux.

Mais depuis ce jour de dérive, tout avait bien changé. Marianne était partie à l'université parisienne et moi j'avais cessé de vouloir des médailles. J'avais rencontré Bernard et ses pièces de théâtre, j'avais appris à garder mon calme, à garder tout pour moi et à tout ressortir sur scène, lorsque mes personnages se sentaient d'humeur révolutionnaire, artiste ou amoureuse.

Et j'avais appris à me sentir plus libre, malgré l'explosion qu'avait créée ma sœur cet été. Je crois que je la détestais.

— Tout va bien, Ange ?

Je sursautai et relevai la tête de mon assiette vide.

— J'ai plus très faim, me contentai-je de dire. Et j'ai un truc à faire.

Sans ajouter un mot, je poussai ma chaise et me dirigeai vers ma chambre.

— Et ton dessert ? se plaignit encore ma mère.

Sans prendre en compte sa question, j'attrapai mon sac à dos avant de crier un « A plus tard ! » quelque peu distant, laissant Marianne relater chacun des exploits et chacune des aventures qui l'avaient transformée à Maman.

L'université.

Les amours.

L'excellence.

L'écologie.

Puis je sortis de l'appartement pour foncer dans la nuit. J'avais une idée précise de là où je devais aller, comme à chaque fois que je m'enfuyais de la maison. Marianne m'étouffait et Maman encore plus, alors que dans la nuit, tout n'était que légèreté, calme et nouveauté.


     En arrivant devant chez Eliott, une vingtaine de minutes plus tard, j'entendis le verrou grincer et la porte s'ouvrir. Il apparut, ses cheveux crépus exceptionnellement colorés de vert pour la fête.

— Salut, me sourit-il. J'pensais pas que tu allais venir, finalement.

J'eus du mal à l'entendre car la musique qui s'échappait de son appartement attaqua mes oreilles.

— Ma sœur est rentrée, me contentai-je de lui répondre en criant à moitié, mais elle me gonfle déjà. Y'a du monde ?

— J'sais pas tu sais, la bande de Maxime a débarqué vers vingt-deux heures et depuis je ne compte même plus.

La fameuse clique.

Dans l'appartement d'Eliott, plus rien n'avait de place. Éclairée par une boule à facette, la pièce principale était bondée d'adolescents de seize ans ivres et excités. Des tas de gobelets en plastique gisaient sur le sol et je sentais mes baskets coller à chacun de mes pas. Une grande banderole d'anniversaire était enroulée autour de la télé.

— C'est le bordel ici, je ne pus m'empêcher de commenter à travers la musique.

— M'en parle pas, hurla Eliott en se dirigeant vers la machine à laver qui faisait office de bar.

Un garçon au regard peu clair tituba à côté de lui et le bouscula d'un coup d'épaule. Instantanément, je vis le regard d'Eliott s'enflammer.

­­­­— Merde mec, dégage ! s'emporta-t-il. ­

Marilou, une fille que je connaissais de vue me fit un timide salut de main puis attrapa le mec en question à toute vitesse. Eliott était à craindre lorsqu'il était en colère, et encore plus lorsqu'il avait bu.

Ce dernier leva son regard vers moi et me sourit comme si de rien n'était. Je ne pus alors plus retenir le rire qui me menaçait depuis l'instant où il m'avait ouvert sa porte. La couleur occasionnelle de ses cheveux et la chemise hawaïenne qu'il portait lui faisaient perdre toute crédibilité.

Il embrassa timidement ma joue.

— Je suis content que tu sois venu, finalement, me dit-il.

Une fossette se dessina sur sa peau métissée. Il avait des yeux pétillants d'une couleur tout aussi sombre et ses cheveux crépus étaient une des rares choses que j'aurais adoré avoir si la génétique avait été de mon côté. En comparaison, ma peau claire et mes cheveux d'un brun trop commun me rendaient transparent, un brin banal.

Il attrapa ma main et m'entraîna dans le couloir. Au fond, deux filles semblaient soutenir une de leurs amies dont la tête, sûrement dangereuse à voir, était enfouie dans les toilettes. Eliott roula des yeux et ouvrit d'un coup sec la porte de sa chambre. Elle était occupée. Il souffla et se tourna vers moi. Ses yeux noirs n'étaient pas au plus vif de leur forme, mais il me dévisagea tout de même avant de venir s'appuyer contre la tapisserie. Il jeta un regard furtif aux trois filles des toilettes, et il embrassa mes lèvres.

Eliott et ses baisers, sa douceur et son rire.

Entre ses cheveux crépus et mon brun trop banal, nous avions réussi à trouver un équilibre. Le retrouver comme ça me retourna l'estomac. Nous ne nous étions pas revus aussi intimement depuis le début des vacances d'automne.

Alors que ses mains se glissèrent autour de mes hanches pour m'enlacer, nous sursautâmes. Le mec de tout à l'heure venait de faire son apparition dans le couloir. Il se cogna au mur et tituba vers nous. Je sentis le souffle d'Eliott s'agiter telle une cocotte-minute.

— Tu veux que je m'en charge ? lui proposai-je sagement.

Mais Eliott n'était pas du genre à laisser sa colère se calmer avec le temps.

— Non, j'y vais, siffla-t-il.

Il était proche de l'explosion, mais il prit tout de même le temps de s'occuper de moi. Il attrapa un paquet de chips et l'ouvrit d'un coup sec. Poc.

— Tiens, prends-le et sers-toi à boire. Je me le fais et je reviens.

Je tentai un grognement pour lui faire comprendre que passer la soirée avec moi valait plus le coup que de s'énerver contre un pauvre gars bourré, mais ma voix s'envola aussitôt dans la musique hurlante. Je me retrouvai alors seul, perdu au milieu de toutes ces personnes qui ne me disaient rien et qui chantaient trop fort. Je ne savais même pas où pouvait se trouver Céleste, elle ne m'avait rien dit.

Je lui envoyai un SMS et je me faufilai péniblement jusqu'au petit balcon pour prendre l'air. Je m'accoudai à la rambarde afin d'observer quelques voitures surgir au coin de la rue à cette heure tardive de la nuit. Quelques couples bavardaient, quelques potes riaient fort. J'aimais sortir la nuit, cela faisait naître en moi quelques nouvelles pensées. Et ce soir-là je me perdis à penser au théâtre, au manuscrit si beau que j'avais lu deux fois sans pouvoir m'arrêter. À la vie de Tommy, à ce qu'il avait fait. Et moi, qu'avais-je donc fait, du haut de mes seize années ? Absolument rien. Je m'étais contenté de me laisser porter par les vents de la vie, me disant sans arrêt que rien n'était bien grave et que je commencerai à vivre plus tard, lorsque j'aurai le temps. Lorsque je serai grand et que toute ma jeunesse se sera évaporée, me laissant quelques rides et quelques jours à vivre.

J'empoignai quelques chips et avalai le tout. Une fois. Deux fois. Trois fois.

J'étais bien trop timide pour m'avancer danser et crier avec les autres des paroles de chanson. Je préférais rester plus loin, mon paquet de chips à la main en m'imaginant avec eux.

Pourtant j'étais tout seul, contre la petite rambarde à frissonner dans le vent nocturne d'automne. Quelques fumeurs s'abandonnaient à ma droite mais je préférais ne pas y faire attention, comme je ne faisais pas attention à toutes les autres personnes qui fréquentaient mon école, et que je n'aimais pas. On avait beau dire que le théâtre aidait à vaincre la timidité, pour moi c'était faux, il aidait juste à s'échapper de la réalité. J'aimais m'en échapper, vivre en quelqu'un d'autre, laisser mes souvenirs s'évader de ma tête pour ne laisser qu'un vide. Comme une page vierge où tout peut arriver.

— Ah ! T'es là ! s'exclama Eliott en débarquant sur le balcon après une vingtaine de minutes d'absence.

Il me sortit aussitôt de mes pensées.

— Tu veux pas venir ? Y a une ambiance de folie à l'intérieur.

Ses yeux semblaient plus calmes et sereins. Je fronçai les sourcils en pensant au sale quart d'heure que l'autre gars avait dû passer. Eliott était vraiment de sang chaud.

Je n'étais pas sûr d'avoir envie d'aller danser avec la foule humaine qui se dépravait dans le salon. Mais c'était son anniversaire, alors je le suivis. Et nous nous amusâmes bien assez pour que ma montre m'indique que deux heures étaient passées sans que je ne m'ennuie. La teinture verte d'Eliott avait coulé sur sa peau sombre et il ne s'était pas gêné pour recouvrir mes cheveux d'un rouge ensanglanté. Super, j'étais bon pour la douche. Céleste avait lancé un karaoké, Thaïs avait suivi, Gwendal avait vomi. Et Eliott avait vécu la soirée d'anniversaire la plus réussie de sa vie.

— On n'a pas seize ans tous les jours ! s'était-il exclamé en balançant dans les enceintes une musique de tectonique.

On avait dû suivre sa chorée, de quoi nous donner tous envie de rentrer.

Vers quatre heures du matin, lorsque nous finîmes de virer enfin tous les invités et les gars trop bourrés pour marcher seuls, Eliott se tourna vers moi et me dévisagea. Puis il tira sur ma main et nous nous effondrâmes sur le canapé poisseux et recouvert de chips. Sur le fauteuil en face de nous, Céleste et Thaïs riaient à en pleurer devant des vidéos sur Instagram. Le regard d'Eliott balaya la pièce et ses joues devinrent flamboyantes à la vue des dégâts. Je laissai échapper un petit rire.

— Tu veux qu'on reste demain pour le ménage ?

Il fit tomber sa tête sur mon épaule. Son regard se vida.

— Mec, mes parents vont me tuer. Ils rentrent à midi.

— Tu l'as quand même bien cherché, ris-je en venant m'affaler sur le canapé, à bout de forces.

Il se joignit à moi.

— Tu veux ton cadeau ? lui demandai-je en passant ma main dans ses cheveux.

Mes doigts s'imprégnèrent de sa teinture verte. Mais je n'eus pas le temps de m'en plaindre car aussitôt, son regard ensommeillé et encore un peu alcoolisé s'éclaira et il s'exclama :

— Tu m'as offert un cadeau !

— Evidement.

Je sortis alors de la poche de mon jean un petit paquet et le lui tendis.

— Joyeux anniversaire.

Il le saisit et l'ouvrit d'un coup, arrachant l'emballage comme un gosse.

— Noooon, lâcha-t-il. T'es sérieux ?

J'acquiesçai en riant.

— Il faut que j'essaye ça !

Il courut jusqu'à sa chambre et en revint dans la minute, sa DS rose barbie dans les mains.

Théoriquement, c'était celle de sa sœur, mais il se l'était auto-appropriée lorsqu'il s'était rendu compte que Lily n'y touchait plus depuis des mois.

Il inséra son nouveau jeu dans la console et sauta sur le canapé pour se rallonger à côté de moi. Mes yeux me tiraient. Je m'installai contre son épaule pour m'endormir doucement. Le bruit du jeu vidéo me berçant lentement, interrompu de temps à autre par le rire des filles et les longs « yesss » d'Eliott. Je me laissai porter par le sommeil, son cœur battant contre moi.

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