Scène 24

Vingt-quatrième Scène.

     La semaine dédiée au concours écologique du lycée était enfin arrivée, après des mois de travail acharné. Un investissement de la part des élèves comme jamais Shaks n'en avait connu.

Les projets étaient tous géniaux. Il y avait de tout. Des poèmes, des dessins, des photos et des chansons, tout comme des herbiers, des documentaires ou des actions militantes. Thaïs avait brillé avec les fonds qu'elle avait récoltés grâce au bal et qu'elle avait donné à la SPA, Céleste nous laissa tous sur le tapis lorsqu'elle projeta, le mardi soir, son documentaire sur l'association Colibri dans l'amphithéâtre du lycée.

Mme Hillary avait accepté que nous jouions notre spectacle au Théâtre Molière le dernier soir du concours, pour la cérémonie de clôture et la remise des prix. La pression était énorme. Tous les élèves de première étaient là, en plus des professeurs, du personnel, des parents d'élèves et des membres du jury !

Avec Céleste, nous étions engloutis par le stress. C'était la toute première fois que nous allions la jouer. Le lycée au complet s'était réuni dans le petit Théâtre de Molière pour venir nous voir. Mon amie n'arrêtait pas de faire les cent pas dans les coulisses tandis que je m'en mangeais les doigts. Quelle angoisse. Cela faisait des mois que nous préparions cette pièce et nous y étions enfin. Il devait y avoir plus d'une centaine de personnes qui s'installaient dans le théâtre, c'était affolant. Ce soir, j'allais jouer devant autant de monde ma pièce, mes mots. Si ça ne plaisait pas, alors c'était ma faute, et pas de la faute des comédiens qui jouaient avec moi. Cette représentation me stressait encore plus que le bac de français qui allait me tomber dessus les semaines suivantes.

Mes camarades étaient tout aussi tendus : Sophie relisait son texte désespérément, Lucas tentait de faire de la sophrologie avec Adèle qui s'essayait à une posture de yoga. Arthur ne faisait que jeter des regards derrière le rideau pour évaluer l'ampleur de public. Bernard, quant à lui, s'occupait d'accueillir les spectateurs, nous laissant donc à l'abandon dans notre marre d'angoisse.

— Ça va bien se passer, me rassura Céleste lorsque nous nous postâmes devant l'entrée de la scène, les rideaux toujours fermés.

J'acquiesçai. Je ne visais même plus la victoire au concours, ni même de monter une pièce plus réussie que celle de Marilou et les élèves de l'option théâtre. Leur spectacle avait été très bon, je n'avais pu affirmer le contraire, mais à cet instant cela m'en inquiétait peu. Ce soir, j'avais l'impression de jouer gros, comme si la réussite de la pièce allait déterminer ma réussite personnelle, affirmer ma passion et mon rêve.

J'avais les mains moites, le cœur et l'esprit sens dessus dessous. J'étais incapable de me rappeler une seule ligne de texte, tout semblait s'envoler dans mon esprit.

Cette sensation accentua lorsque le brouhaha du public s'arrêta dans la grande salle et que nous entendîmes Bernard faire son speech pour présenter la pièce. Antoine monta également sur scène pour remercier les élèves d'avoir participé au concours, et annoncer que les prix seraient remis à la fin de la représentation.

En attendant, je glissai discrètement ma main dans celle de Céleste. Nous y étions. Cela n'était pourtant pas la première fois que nous vivions l'angoisse de monter sur scène, et pourtant nous n'arrivions pas à le contrôler.

Mon amie m'invita alors à avancer dans les escaliers. Bernard et Antoine avaient fini.

Lentement, je montai sur la scène, seul. J'étais le personnage principal, et j'ouvrais le bal. Le rideau se leva. Dans la salle, tout était calme, tout était noir. Je ne pouvais voir les visages qui me faisaient face, ils étaient comme des ombres indéfinissables.

Je m'avançai lentement jusqu'au-devant de la scène, l'éclairage s'alluma sur moi.

Je fermai mes paupières un court instant, juste un cours instant, seulement un court instant. Afin de ressentir plus profondément ce silence, pour tenter d'atteindre le point culminant de la concentration du public. Comme si le temps s'arrêtait à ce moment pour me laisser sentir leur attente, leur curiosité, ce désir qui planait dans toute la salle et qui ne dépendait que de moi. Mais je n'étais plus là, j'étais mon personnage, et le temps devait reprendre.

J'ouvris les yeux, et c'est alors que j'appuyai sur play et que le temps se remit à défiler. Un temps qui n'appartenait qu'à moi. Celui de la chute. Le premier souffle, le premier mot, et l'histoire qui débute, et une pièce qui prend vie.

Marée Noire avait été pour moi bien plus qu'une simple pièce de théâtre, elle m'avait entraîné dans l'écriture, il m'avait poussé sur le devant de la scène, m'obligeant à me surpasser pour mon public, pour ma troupe, pour Bernard, mais surtout pour moi. J'avais besoin du théâtre, j'avais besoin d'un rôle qui me fasse vivre, qui me fasse m'envoler loin de la réalité du monde. Pourtant c'était du monde que j'avais eu envie de parler. De sa destruction, ce terme que je connaissais si bien.

Destruction.

Tu as su m'habiter, me suivre, me lacérer où que tu sois.

Destruction.

C'est un mot fort auquel on ne porte de l'importance que lorsqu'il nous tombe dessus. Que lorsque que votre père est forcé de disparaître. Que lorsque votre mère se laisse consumer par la tristesse qui l'habite. Que lorsque ce que ceux que vous aimez manquent de vous échapper.

J'en avais connu des pertes, certaines plus tragiques que d'autres, certaines irréparables. J'avais saisi la froideur de l'abandon, la blessure de la séparation. Je n'en connaissais pas encore toutes les nuances mais j'en avais vu assez pour comprendre qu'elles ne peuvent pas être comprises. Perdre, se perdre, détruire. C'était un cercle qui ne se terminait pas, qui faisait partie d'un tout et qu'il m'était impossible d'arrêter.

Pourtant dans toutes ces pertes, dans tous ces abandons, dans toutes ces destructions, il y en avait une qui ne pouvait m'avoir encore. Il y en avait une que j'avais besoin de sauver.

Destruction.

Je te connais, lorsque je te vois errer aux alentours de ma ville, lorsque les jardins me quittent et que les lotissements rappliquent. J'ai croisé ton regard dans le dernier coin de verdure du Jardin des Plantes, dans les vagues noires qui envahissaient les côtes, dans les blessures crues des tortues que nous avions sauvées.

Marée Noire, je l'avais réécrite pour ça. J'avais créé le militant qui sommeillait en moi, ce petit garçon de dix-sept ans qui ne savait rien à part crier, qui voyait sa Terre suffoquer jusqu'à manquer d'air, jusqu'à l'épuisement. L'histoire d'un homme qui aurait voulu vivre en autarcie, seulement au milieu des arbres, comme les bêtes, mais qui se retrouve enrôlé dans un pétrolier.

Jouant, écrivant, j'avais tenté avec mon arme la plus puissante d'élargir la vision d'un monde qui ne connaît pas la destruction, qui ne connaît que la consommation et l'argent, la facilité de l'illusion.

J'avais joué, ou plutôt nous avions joué. Avec Céleste, le reste de la troupe, et les conseils de Bernard. Ça ne fut peut-être pas un triomphe, nous n'avions bien sûr pas assuré partout, mais même si le public nous avait hués ce soir-là je crois que ça ne m'aurait pas affecté. J'étais dans mon élément, là-haut, sur scène, à vivre mille vies, à transmettre des émotions, à ne plus être moi, un instant. Pour oublier tout ou a contraire, ne jamais permettre d'oublier. J'avais mal au cœur pour ceux qui n'était pas là pour me voir ce jour-là. Pour Papa, pour Gwen. Mais c'était comme ça. La destruction avait tenté de m'avoir à maintes reprises, mais je ne lui aurais jamais laissé ce plaisir.

Ange Wizensen allait trouver sa place, ici, parmi ce monde qui partait en vrille et tous ces gens qui lui rentraient dedans, qui tentaient de le formater, de le manipuler. Pourtant je commençais à saisir la valeur des petites notes de toute cette mélodie de vie, de ce petit souffle qui nous retient, encore, encore...

Ce furent les yeux de ma mère qui me transpercèrent en premier lorsque je récitai les derniers mots de la pièce. Des yeux de fierté, des yeux de soulagement. Je me penchai en avant, saluai mon public, mes mains tenant fermement celles de Céleste et Bernard.

Antoine, Mme Hillary, et les membres du jury se jetèrent sur nous pour nous féliciter. Nous reçûmes des fleurs, des remerciements, des compliments à tout-va. Antoine prit le micro et annonça que le jury allait délibérer un instant pour désigner les trois vainqueurs.

Mais ma tête était ailleurs. Je m'éclipsai par les coulisses, laissant à la troupe le plaisir d'apprécier les applaudissements.

Je sortis par le fond des coulisses pour rejoindre la grande salle où se tenait le public. Dans le fond, Maman se tenait là, adossée contre le mur. Ses cheveux bruns étaient joliment noués sur sa tête, ses épaisses lunettes n'avaient toujours pas quitté son nez et elle portait un joli chemisier fleuri, signe que l'été arrivait enfin. Un peu plus loin, Marianne était assise sur les fauteuils, attentives à la critique très enjouée que faisait à présent Eliott sur notre pièce. Elle me fit un petit signe de victoire de la main. Je lui souris fièrement. Son petit frère bon à rien avait réussi quelque chose, finalement.

Lorsque je me tournai à nouveau vers Maman, elle avait disparu. Je longeai le fond de la salle pour sortir par la porte. Elle se tenait là, dehors, debout face au soleil. Nous nous retrouvâmes face à face et elle tendit sa main vers moi. Je la saisis.

— Maintenant, mon petit ange s'est envolé, murmura-t-elle seulement.

Nous nous dévisageâmes un instant, nos pupilles aux mystères incompris plongées l'une dans l'autre, nos doigts enlacés. Puis elle se détacha lentement avant de se retourner et de s'éloigner entre les rayons du soleil. Je le regardai partir au milieu ce halo de lumière, le cœur pour la première fois léger, avant qu'elle ne disparaisse. Nous nous étions compris, enfin.

J'aurais pu rester là encore longtemps à regarder la rue déserte et le soleil se coucher, mais la porte du théâtre s'ouvrit et Céleste déboula, une médaille tenue fièrement dans la main. Dans le fond, les joues de Marilou viraient au rouge.

Céleste sourit et se jeta dans mes bras.

— Ange, on a gagné !

Si tout ça n'était qu'une pièce, je vous en supplie, ne m'y en sortez pas, l'acte le plus intéressant commence enfin.

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