Scène 22

Vingt-deuxième Scène.

  Le lendemain, personne n'osa parler lorsque nous fîmes nos valises et que nous quittâmes l'auberge pour prendre le bus du retour. Un silence de mort régnait entre nous. Eliott broyait du noir, Gwendal faisait profil bas et Maxime subissait toute cette ambiance.

Lorsque nous sortîmes, le reste du groupe et les professeurs étaient déjà en train de s'activer pour ranger les sacs dans la soute. Je sentis la main d'Eliott qui était enlacée dans la mienne se resserrer quand nos regards se posèrent sur Marilou. Elle venait de se jeter dans les bras de Gwendal, laissant tomber sa valise par terre et secouant ses longues boucles.

Nous rejoignîmes silencieusement Céleste et Thaïs, installées sur un canapé dans le grand hall.

— Je ne comprends pas, nous dit cette dernière.

— Moi non plus, grogna Eliott.

— Elle est pourtant horrible.

J'avais envie de répondre qu'on pouvait lui trouver un certain charme car, après tout, Gwendal avait toujours été très attiré par elle. C'était une fille qui aimait plaire. Mais je me tus.

— Ça va s'arranger, ne vous en faites pas, sourit Céleste avec bienveillance.

J'avais envie de la croire, bien que pour le moment Gwendal semblait décidé à ne plus nous adresser la parole.

Les professeurs nous appelèrent alors pour l'embarquement. C'était reparti pour un tour de manège spécial classe de première entassée comme des moutons, triée, comptée, déplacée pour finalement être engouffrée dans le car afin de la ramener dans le sud.

Juste avant d'embarquer, Céleste et moi reçûmes un message de Bernard nous donnant les nouveaux horaires des répétitions de théâtre qui avaient été programmées jusqu'en mai. Le rythme était intense, nous arrivions sur la dernière ligne droite avant le spectacle et la fin du concours. J'avais hâte de reprendre et de voir enfin la pièce finie.

Lorsque je descendis du bus, encore un peu engourdi par douze heures de voyage, mon regard se perdit parmi les parents qui attendaient impatiemment le retour de leurs enfants. Je crus un instant que mon cœur allait me lâcher lorsque j'aperçus Maman, au milieu de tout ce monde, au milieu des parents de mes camarades, comme si c'était sa place. Ça me fit drôle, terriblement drôle. Je crois même que je m'étais arrêté de marcher sous le choc car je sentis la main d'Eliott se poser dans mon dos pour me pousser à avancer vers elle.

— Allez, vas-y, m'encouragea-t-il.

Je restais pourtant immobile, dévisageant ma mère. Elle leva finalement son regard vers moi, et elle fit quelque chose qui me saisit en plein cœur. Elle me sourit.

Eliott me poussa à nouveau, ma main se resserra autour de ma valise et je franchis les derniers mètres qui me séparaient d'elle pour l'enlacer. Je n'avais jamais vraiment fait attention au fait que je la dépassais maintenant d'une bonne tête, qu'elle sentait l'odeur de la maison et qu'elle avait la même peau pâle que moi. Tous ces détails qui m'avaient échappé ou que j'avais peut-être délibérément oubliés me frappèrent à ce moment précis. Elle m'enlaça plus fort.

— Tu m'as manqué, me dit-elle.

— Toi aussi.

Parfois, je me demandais vraiment comment tout ça fonctionnait, enfin je veux dire, la vie. Maman en était sûrement un bel exemple mais je voyais ça partout. Comment était-il possible qu'un jour vous soyez l'homme le plus heureux du monde, très entouré et aimé, et que le lendemain tout puisse brûler à cause d'une étincelle, d'une allumette mal éteinte, d'un briquet trop fougueux. J'avais toujours eu une grande confiance en Gwendal, et voilà qu'il se perdait, nous réduisant à abîmer notre belle amitié. Et puis il y avait les jours heureux de Maman, ceux comme celui-ci où elle me disait tout haut ce qu'elle pensait, où elle me prenait dans ses bras, où elle était trop présente pour moi pour que je ne m'y attache pas. Peut-être que demain elle aura oublié que je suis là, que je suis sensible comme ce n'est pas permis et que j'ai besoin d'elle. Peut-être que demain tout se sera envolé, mais aujourd'hui elle était là, dans mes bras, et je pris ça comme ça. Je n'y comprenais rien, tout était toujours trop imprévisible pour que je puisse me tenter à programmer ma vie, mon futur, ou même les cinq prochaines minutes de mon existence. Comme à cet instant, quand Maman se détacha de moi, que nous échangeâmes quelques mots et que je crus que nous allions nous diriger vers la voiture pour rester tous les deux. Mais qu'à la place je sentis la main d'Eliott se poser sur mon épaule, qu'il apparut dans mon champ de vision et qu'Hélène s'approcha aussi. Ça me déstabilisa, mais je pris ça comme ça. Je présentai Maman à Hélène, et Hélène à Maman. Eliott au milieu. Et je me sentis bien.

Nous quittâmes tous les quatre le lycée et nous partîmes manger en ville. Maman ne broncha pas, elle ne tenta pas de fuir. Elle fit la connaissance de Hélène et je la sentis heureuse. Je la pris à sourire.

Nous discutâmes pendant des heures tous les quatre, nous racontant notre voyage, et lorsque nous nous séparâmes pour enfin rentrer chez nous, j'étais aux anges. Je ne pris même pas le temps de défaire ma valise, je m'effondrai sur mon lit, me laissant porter par mes rêves, ne pensant ni à Gwendal ni à Marilou. Pense d'abord à toi, m'avait dit Maman, et je comptais l'écouter pour une fois. Je me sentais bien, face à cette vie et aux imprévus qu'elle était capable de m'offrir, quels qu'ils soient.

Le voyage en Bretagne était fini et laissait en nous de beaux souvenirs et des expériences sans pareil. Les vacances qui avaient suivi bien vite nous avaient permis de souffler un peu, et Céleste et moi en avions profité pour réviser les scènes de notre pièce que nous avions en commun.

Le mois d'avril tout comme la première partie du mois de mai filèrent ainsi à une vitesse hallucinante. Entre les révisions pour le bac de français et la préparation de la pièce de théâtre, je ne vis pas le temps passer. La date finale à laquelle les élèves de Shaks devaient rendre leur travail pour le concours du lycée arrivait à grands pas et je ne me sentais toujours pas prêt. À chaque répétition avec la troupe de théâtre, je trouvais toujours un détail à changer, un commentaire à faire sur le jeu de tel ou tel comédien. Ça ne nous aidait pas à avancer. Mais j'avais de plus en plus confiance en ce que nous réalisions.

Les séances de théâtres prévues jusqu'au spectacle étaient rudes. Il nous fallait finaliser les décors, les dernières scènes et nos costumes. Et puis nous n'avions encore jamais joué tout d'une traite ! Je n'attendais plus que de mettre les scènes bout à bout pour voir la pièce dans sa finalité, et admirer notre travail collectif.

Si tout se passait bien, nous allions pouvoir jouer au Théâtre de Molière. J'en avais fait la demande auprès de Mme Hillary. Je ne voulais réaliser cette pièce ailleurs que sur cette scène. C'était une pression énorme, mais qu'il ne fallait pas négliger si je voulais garder de l'ambition : nos décors, que Thaïs, et même Eliott, nous aidèrent à confectionner, étaient faits pour elle. Nous avions besoin de jouer là.

Le groupe de l'option théâtre du lycée avançait aussi très bien. Alors que nous avions réussi à enrôler Eliott et Thaïs à nos côtés, Marilou nous avait pris Gwendal. Il passait son temps libre à les aider à tout mettre en place. J'avais pris ça comme une trahison.

Malgré ça, le travail que nous effectuions avec la troupe était un pur bonheur et, quoi qui arriverait, rien ne me rendait plus fier.

Un soir du mois de mai, étalé sur mon lit, je contemplais l'ordinateur de ma mère avec appréhension. Je le lui avais emprunté après avoir vu des vidéos sur Instagram qui avaient fait germer une idée dans ma tête. La page qui répondrait à toutes mes questions était ouverte sous mes yeux et mon cœur battait à tout rompre.

L'ordinateur me fixait d'un regard transperçant, comme s'il évaluait mes capacités, comme s'il me mettait au défi. Allait-il appuyer sur « envoyer », ce petit ado beaucoup trop rêveur ? En avait-il le courage ? J'avais envie de lui cracher dessus et de lui dire que oui, j'étais capable d'envoyer ma candidature. Mais en réalité, je n'y arrivais pas, ma main restait bloquée et refusait d'appuyer sur la souris.

La page d'accueil du Cours Florent restait affichée devant mes yeux, attendant ma réponse. Je me mordis la lèvre. J'avais la sensation d'être un hors-la-loi, comme si ce que je faisais ici ne devait être en aucun cas divulgué.

Je me levai d'un bon et ouvris la fenêtre de ma chambre pour prendre l'air. J'étouffais entre mes pensées contradictoires et la peur de faire une bêtise. La nuit était tombée dehors et l'air du mois de mai était de plus en plus chaud.

Je regardai mon téléphone. Devrais-je appeler Eliott pour lui demander son avis ? Céleste ? Marianne ? Non, pas Marianne, elle m'aurait directement balancé à Maman, c'était sûr.

Je m'assis sur le bord de ma fenêtre. Dans le pire des cas, qu'y avait-il de si terrible à tenter d'envoyer une simple candidature ? J'allais me prendre un gros « non » et puis voilà, l'affaire serait réglée. Je n'étais pas fait pour le théâtre et je n'avais plus qu'à tenter ma chance ailleurs. Dossier classé, futur arrangé, j'étais bon pour finir prof de français.

Décidément, cet ordinateur avait de l'entraînement, la page web me regardait encore tristement, c'était comme si elle me faisait les yeux doux.

Et puis zut, je n'étais plus à un échec près.

Je me jetai à nouveau sur mon lit et, le cœur battant, je fis une pression sur la souris de l'ordinateur.

« Dossier envoyé ».

Catastrophe.

Ange tu es un crétin.

Tu-t'es-inscrit-à-une-école-de-théâtre-idiot-c'est-formidable-flippant-génial-terrifiant-crétin-que-va-dire-maman-tu-ne-vas-pas-gagner-un-rond-et-si-tu-n'es-pas-pris-c'est-flippant-flippant-flippant-flippant.

Mes joues étaient empourprées de toutes les émotions contradictoires qui se bousculaient dans le fin-fond de ma tête. J'étais terriblement heureux, mais légèrement angoissé.

En fait, c'était un peu comme si je tombais. Dans un grand vide. Immense.

Je ne savais pas où tout ça allait me mener.

À l'aide,

je

tombais.

Bzzzz. Bzzzz

Je sortis de ma trans lorsque mon téléphone vibra. L'ordinateur me félicita d'avoir envoyé mon dossier et le nom d'Eliott s'afficha sur l'écran de mon portable.

— Allô ?

J'avais encore la tête ailleurs.

— Ange ? Ça va ?

— Oui.

Faux. J'avais des vertiges et une forte envie d'enfoncer ma tête dans mon oreiller. Qui étais-je pour prétendre au Cours Florent ? Là où tant de comédiens étaient passés. Pauvre Ange, tu te prenais un peu trop pour Shakespeare.

Ah. Tant mieux. Mais t'es sûr ? T'as une voix bizarre.

— Allergies, répondis-je seulement.

C'est vrai que ma voix était rauque. Par chance, Eliott ne chercha pas plus loin.

Ah. Pas cool. J'ai une proposition à te faire, s'te plaît dis ouiiii.

J'arrivais presque à imaginer parfaitement les petits sauts qu'il devait faire derrière son téléphone. Cette image me ramena directement à la réalité.

— Pourquoi est-ce que je ne la sens pas ta proposition ? souris-je en m'étalant sur mon lit.

Peut-être parce que ça a un petit, mais vraiment minuscule, rapport avec Mamina.

Seigneur.

— Non.

Quoi, non ?

— Je refuse.

Mais tu ne sais même pas ce que je vais te proposer ! s'offusqua Eliott.

— Tu vas me demander d'aller manger chez ta grand-mère, sauf que non, je n'en suis pas capable. Elle me fout la trouille et je suis persuadé qu'elle ne m'aime pas.

Il y eut un silence au bout du fil.

— Eliott ?

Ouais t'as gagné, c'est à peu près ça.

— Et donc ?

Donc repas chez Mamina dimanche midi. S'te plaît dis ouiiii.

— Mais non !

Allezzz, je te jure qu'elle sera gentille. En plus tu peux même venir dormir à la maison le samedi soir, comme ça Maman nous emmènera direct le lendemain matin.

— Je vais y réfléchir, lui répondis-je.

Un repas avec Mamina, la grand-mère d'Eliott qui aimait tant se moquer de moi qui me prenait pour un bagarreur, je n'allais jamais survivre.

S'te plaîîîît.

Bon. J'acceptai finalement. Décidément, je m'étais plu à enchaîner les conneries ce jour-là.

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