Scène 2
Deuxième scène.
Les yeux fixement postés en face du miroir, j'observais le fond de mon âme avec une noirceur cruelle. Je tentais de rechercher la petite bête qui habitait ma tête.
— Ange, qu'est-ce que tu fous encore ? me lança Céleste en entrant dans les toilettes pouilleuses du lycée.
Sa voix tremblait d'impatience.
— J'observe, répondis-je calmement.
— Eh bien tu observeras ton portrait si somptueux plus tard, on a du boulot aujourd'hui.
J'aimais étudier mes pupilles se dilater puis se rétrécir avant de gonfler à nouveau. J'avais l'impression d'abriter une petite mer d'encre à l'intérieur de mes yeux.
— Ange...
Céleste fit claquer sa langue dans le creux de son palais.
— Le cours de théâtre commence dans dix minutes, on n'y sera jamais à temps. Bernard va nous tuer cette fois.
Plus qu'impatiente, elle saisit mon bras et attrapa mon sac à dos délavé.
— Allez, viens !
Mon regard s'arracha du miroir et j'en perdis toutes mes recherches psychologiques. Foutue Céleste, il me faudrait recommencer.
La porte des toilettes claqua derrière nous et la petite blonde m'entraîna à travers la cour de Shaks. Les rayons du soleil déclinaient peu à peu, nous laissant profiter du début du mois de novembre dans une luminosité rougeâtre.
Mon amie ne cessait de jeter des regards angoissés à sa montre, puis de me dévisager de travers.
— Quoi ? grognai-je, un peu essoufflé par la marche rapide que nous exécutions.
Elle me tendit mon sac et lâcha mon bras négligemment.
— Tu penses que ça va être bien, cette fois ?
— J'sais pas.
— Moi, je sens que ça sera phénoménal.
Nous passâmes le portail de l'école et traversâmes la grande rue pleine de voitures et d'adolescents épuisés que les vacances d'automne se soient terminées si vite. Céleste fixa sa montre une nouvelle fois.
— On court ? lui proposai-je alors.
Elle acquiesça et nous nous lançâmes dans une course contre la montre à travers les ruelles de notre petite ville, zigzaguant entre les passants distraits et peinards. Nos sacs à dos battaient contre nos reins au rythme de notre course et nos souffles bruyants résonnaient dans les rues. Après un dernier tournant à l'angle de la mairie, nous fonçâmes sur une petite porte en bois rongée par le temps et nous l'ouvrâmes d'un coup. L'absence de lumière dans la salle nous aveugla un instant.
Hors d'haleine et transpirants, nous nous redressâmes. Mes yeux, s'habituant lentement à l'obscurité de la pièce dans laquelle nous étions engouffrés, la balayèrent d'un regard et se posèrent sur la petite scène dans le fond, derrière les rangées de vieux sièges rouges comme ceux des cinémas. Je souris bêtement à la vue de ce lieu qui m'évoquait tant.
Le Théâtre Molière.
— Alors voici enfin le petit Ange et la petite Céleste, résonna la voix du vieux Bernard. On ne vous attendait plus.
— C'est sa faute m'sieur, s'empressa de répondre mon amie. Il aime un peu trop se regarder dans le miroir.
Bernard leva un de ses sourcils grisâtres et mes joues s'empourprèrent. C'était faux, c'était à peine si je me coiffais le matin avant d'aller en cours. Les miroirs et moi, nous ne nous aimions pas. Un sourire amusé se dessina sur visage ridé de mon professeur de théâtre. Il s'avança et nous tendit deux paquets de feuilles.
— Ne perdons pas plus de temps ce soir, les enfants, nous parlerons de ces problèmes de miroir une autre fois. Voici vos nouveaux textes.
Nous attrapâmes nos manuscrits et y jetâmes un coup d'œil bien trop rapide pour en dégager le thème. Mon cœur se mit à battre d'excitation. J'adorais cet instant, celui où nous, petits acteurs, découvrions pour la première fois la pièce dont nous allions nous imprégner durant quelques mois. Devenir un personnage, entrer dans un autre corps et voler à une autre vie, parfois plus belle, parfois plus triste. J'en étais impatient.
— Allons, montez sur scène et commençons. Faisons d'abords une simple lecture, le reste viendra plus tard.
Je lançai un rapide coup d'œil à Céleste alors que nous nous précipitions vers les escaliers et grimpions sur notre scène de bois. Je lui tendis ma main qu'elle saisit rapidement pour s'aider à se hisser. Quelle sensation merveilleuse que de se percher si haut, face à tous ces sièges rouges et vides qui trépignaient d'impatience devant ce lever de rideau.
Le reste de la troupe de théâtre, qui était composée d'une dizaine d'adolescents de notre âge, nous attendait sagement. Nous nous installâmes en cercle et, pour la réelle première fois, je me saisis de mon texte. Mes doigts glissèrent le long de la première page avant de la tourner pour y révéler le début du dialogue. J'étais tout excité, et Céleste tout autant. Pourtant, mes joues rougissantes de bonheur n'étaient que terriblement pâles car je n'avais idée de ce qui m'attendait. Je n'étais qu'un simple acteur amateur à la recherche d'un rôle, ou peut-être même du rôle, qui allait déclencher sa carrière. Mais tout ceci touchait quelque chose de bien plus fort qu'un simple envol théâtral, c'était le début d'une vie, d'un départ à zéro. Cette année allait révéler quelque chose au fond de moi que je n'avais jusqu'alors jamais envisagé.
— Quels sont nos rôles, Bernard ? demandai-je, intrigué.
Le vieux professeur de théâtre éleva son regard vers la scène et me sourit fièrement.
— Mon petit Ange, cela me paraît évident, tu nous joueras Tommy. Il est fait pour toi.
Ou peut-être que c'était moi qui étais fait pour lui, dans un monde différent. Parce que nous étions similaires et complètement divergents. Car nous n'étions plus qu'un lorsque je disais ses mots et qu'il écrivait les miens. Nos deux voix en quinconce, nos deux cœurs en symbiose. Mais tout ceci m'était encore inconnu, Tommy n'était alors qu'un simple personnage et moi un petit acteur en plein apprentissage.
Le cœur battant d'avoir obtenu le rôle principal de la pièce, je débutai ma lecture de L'Utopie de Tommy.
Le théâtre était entré dans ma vie tardivement. Ce fut Céleste qui me fit rencontrer Bernard à la fin de nos années de collège. Depuis, malgré les vents et marrées que cette passion m'avait fait traverser, je n'avais su arrêter de la pratiquer. J'aimais les sensations que cela me procurait, et l'idée de mettre en scène une pièce pour monter un spectacle à la fin de l'année était motivante. Bernard, Céleste, la troupe, c'était comme une deuxième famille, dans laquelle nous apprenions sans aucun jugement. Je chérissais la joie que me procuraient ces cours hebdomadaires.
Le vendredi suivant, en sortant de cours, Céleste me traîna jusqu'au magasin de vêtements afin que nous nous trouvions de quoi nous habiller pour l'anniversaire d'Eliott qui avait lieu le soir-même. J'attendais donc avec ennui que mon amie finisse d'essayer ses emplettes. J'avais déjà choisi ma chemise depuis belle lurette.
— Je n'y crois toujours pas ! s'exclama encore une fois Céleste. Tu te rends compte, tu joues le personnage principal ! Le héros !
— Oui, je sais..., répétai-je à nouveau.
— Ange, tu ne peux pas savoir à quel point je t'envie. Tu as une chance de fou !
— Ça me fout la trouille, lui avouai-je.
Même si en jouant je savais ne plus me sentir moi-même, dans la vie de tous les jours j'étais assez timide. L'idée de jouer le personnage le plus important de la pièce me faisait rêver, et en même temps cela me terrifiait. Les projecteurs m'éclaireront d'un peu trop près.
Céleste sortit sa tête de la cabine d'essayage et me dévisagea de ses yeux verts perçants.
— Normal, tu joues Tommy quoi ! Mon crush depuis le CM2, quand on avait vu la pièce au théâtre de l'école. Tu t'en souviens ?
— Non, j'étais malade..., marmonnai-je.
Ce jour-là, le docteur m'avait formellement interdit de sortir de mon lit et ma mère avait dû me retenir pour que je ne m'enfuie pas pour aller voir la pièce qui me tenait tant à cœur. Cruel souvenir avec lequel Céleste aimait encore beaucoup me narguer.
— Alors, tu en penses quoi ? me demanda mon amie en sortant de la cabine pour tourner sur elle-même.
Sa longue tresse blonde décrivit un cercle avant de fouetter son dos nu.
— Beaucoup trop colorée ? suggérai-je.
Céleste lissa la robe à rayures qu'elle essayait et scruta le miroir.
— Ouais, tu as raison. De toute façon, les robes ne m'aiment pas, elles préfèrent les jolies filles.
— Évidemment, me moquai-je alors qu'elle s'engouffrait à nouveau dans la petite cabine.
— Il paraît que ta sœur revient demain. Ça fait un bail, résonna sa voix.
— Ouais.
— C'est une bonne chose, pour ta mère et toi.
Je m'assis sur un petit tabouret en plastique et me mis à fixer à nouveau le long miroir qui ornait la cabine. J'étais trop loin pour observer mes pupilles, et mes cheveux bruns un poil longs voilaient le reste de mon visage. Je détestais ma sœur, naturellement, comme tout frère, mais encore plus depuis cet été avec le coup de traître qu'elle m'avait fait.
— Pour ma mère, oui. Pour moi, c'est une autre affaire.
— Arrête de dire ça, ta sœur est formidable.
— C'est bien ça le problème.
Céleste tira le rideau qui la cachait depuis tout à l'heure et je souris en voyant qu'elle portait à nouveau son jean et son pull rose débraillés.
— On y va, déclara-t-elle en tendant la robe au vendeur avec son regard noir désintégrateur. Et arrête avec ce foutu miroir.
Je soupirai puis, capitulant, je la suivis. Nous avions laissé nos vélos à l'entrée du magasin, et lorsque nous sortîmes, nous les enfourchâmes d'un coup.
— Prêt ? me lança mon amie dans un grand sourire.
— Prêt ! m'exclamai-je en retirant la béquille.
Et nous nous lançâmes dans une course cascadeuse le long de la grande rue qui descendait en pente. Le but était de ne jamais freiner et d'atteindre au plus vite le Jardin des Plantes qui nous attendait patiemment en bas. Nous avions inventé ce jeu il y a quelques années, lorsque nous n'étions que deux mômes aux genoux écorchés et aux dents de lait. Encore à ce jour, ce jeu nous amusait et nous rappelait doucement que nous avions grandi, et que nous étions bêtes.
— Cette course me rend folle, cria Céleste en venant appuyer ses mains aux grilles qui entouraient le Jardin des Plantes.
Elle tentait de reprendre lentement son souffle. Évidemment, j'avais encore gagné.
— Deux semaines de vacances et je me fais battre. Je savais que j'aurais dû m'entraîner sans toi.
Je ris et plaçai mes mains sous l'eau de la fontaine pour m'y rafraîchir. Céleste détestait perdre, et ça depuis toujours. À nos premières rencontres, je l'avais très vite compris car elle était capable d'entrer dans des colères énormes pour quelques simples jeux. J'en avais pris peur et, bizarrement, elle s'était mise à gagner bien plus souvent. Mais aujourd'hui, le petit Ange qui s'efface pour échapper aux tempêtes a disparu et ne se laisse plus faire : il gagne et Céleste perd.
— N'empêche, on ne peut cacher que Bernard a du talent, ce rôle t'ira parfaitement, fit remarquer mon amie alors que nous repartions tranquillement vers chez nous.
— J'ai hâte de commencer à jouer.
— Moi aussi, se ravit-elle.
Nous longeâmes les immeubles qui se hissaient de part et d'autre de la rue en tirant nos vélos. Comme chaque vendredi, le stade de foot était rempli de petits écoliers en tenue de sport, hurlant jusqu'à la mort pour faire gagner leur équipe pendant que les mères admiraient sagement tous leurs beaux garçons.
Le vent faisait danser les cheveux de Céleste dans tous les sens. Ils étaient d'un blond, un peu comme la Mère des Dragons Khaleesi, et, habituellement, parfaitement lisses. Son nez était rougi par le froid, à un tel point que ses taches de rousseur n'étaient presque plus visibles. Nous étions peut-être dans le sud et en automne, mais les pluies qui étaient tombées sur la région ces derniers jours avaient fait baisser fortement la température.
— Tu veux venir te réchauffer à la maison ? lui proposai-je.
Il n'était que seize heures et je n'avais rien prévu d'autre avant la fête d'anniversaire d'Eliott. La blonde secoua la tête.
— Non, je ne peux pas, je dois accompagner mon frère à son cours de tennis. Tu sais comme c'est important à la maison.
J'acquiesçai. Le petit frère de Céleste n'avait que onze ans mais il était déjà champion régional dans sa catégorie. J'avais eu la chance de l'observer une fois, il était impressionnant. Nous avons donc continué de marcher silencieusement le long de la route jusqu'à notre quartier.
Lorsque je rentrai chez moi, je ne fus pas étonné de n'y trouver personne. L'appartement était vide, comme toujours depuis le départ de ma sœur.
M'installant à mon bureau, je décidai de profiter du temps qu'il me restait avant la soirée pour sortir le tas de feuilles que m'avait donné Bernard afin me plonger enfin dans ce qui serait moi, une pièce théâtrale au héros légendaire : le début de L'Utopie de Tommy.
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