Scène 17
Dix-septième Scène.
Dans le miroir qui était accroché sur le mur en face de moi, je faillis prendre peur en voyant mes cheveux bruns complètement décoiffés et mes grands cernes me donnant un petit côté cadavérique tout à fait charmant.
La mère d'Eliott m'embrassa le front.
— Tu viens manger avec nous ?
Cette famille était décidément trop bonne pour moi. Je rougis, gêné de devoir décliner.
— Je suis désolé mais je ne peux pas, il faut que je rentre...
— Chanceux ! lâcha David, le père d'Eliott. Tu échappes à un repas de l'enfer avec Mamina.
Je peinai à me retenir de rire.
— David ! s'offusqua Hélène. Ne parle pas comme ça de ma mère.
Eliott choisit ce moment pour débouler à son tour dans le salon. Il était vraiment très beau avec cette chemise bleu marine. Il embrassa ses parents.
— Je suis prêt !
Son regard se porta sur le sweat jaune que je lui avais emprunté. Il sourit.
— Ça vous dérange si on dépose Ange ?
Ça ne dérangea bien évidemment personne. Ils me déposèrent devant le cabinet de mon psychologue avec qui j'avais rendez-vous, au plus grand soulagement de ma sœur. La soirée de la veille avait presque fait disparaître ma nervosité, qui n'avait de toute façon pas lieu d'être. Le rendez-vous se passa très bien, et le psychologue me laissa finalement partir vers treize heures. Nous avions parlé de ma chute, de ma mère et des satellites qui orbitaient autour de moi. Il m'avait tout de même enregistré tout un tas de nouveaux rendez-vous pour suivre ma santé de plus près, la poisse. L'idée m'avait déplu mais je n'avais rien dit, il n'avait pas tort, parfois ça déconnait vraiment là-dedans.
Je le remerciai rapidement et sortis du cabinet, habité par une sensation étrange de liberté. Le tramway qui devait me ramener chez moi me passa sous le nez, mais je le laissai partir. Le soleil pâle de la fin du mois de décembre m'indiquait que j'avais autre chose à faire en ce jour. Je me mis alors à marcher dans la rue, un peu vers n'importe où, pourvu que je sois quelque part. Le pull d'Eliott sentait maintenant son odeur et celle du cabinet, ça ne me dérangeait pas, ça sentait toujours lui.
Lorsque j'en eus assez de marcher vers nulle part, je m'allongeai dans l'herbe. Il n'y avait pas de champs aux alentours de la ville, seulement des lotissements, des lotissements et encore des lotissements... Alors mon herbe se résumait au carré de verdure qui ne poussait qu'au Jardin des Plantes. Je m'allongeai donc dans ce mètre carré et je fermai les yeux pour respirer la tranquillité. Il n'y avait pas de fleur car nous étions en hiver, mais je les imaginais, dansant autour de moi, chatouillant mes cheveux de leurs élégantes pétales. J'étais paisible, ici.
Mon esprit se mit encore à penser, mais à ma mère cette fois. Elle était malheureuse, c'était certain. Je lui en avais toujours voulu d'avoir fait disparaître toute trace de Papa dans la maison, toutes les photos, tous ses objets, et même nos souvenirs. Nous ne parlions jamais de lui, c'était devenu tabou. Je me sentais égoïste d'être aussi faible car finalement, Papa, je ne l'avais pas connu. Je n'étais triste que pour ça. Mais Maman, elle, elle l'avait connu. Elle l'avait aimé. Quand je pensais à tout l'amour que je portais pour Eliott, il me semblait que jamais je ne pourrais me faire à l'idée de le voir disparaître. Maintenant je m'en rendais compte, l'amour me rendait cruellement dépendant. Alors, pour la première fois de ma vie je me mis à penser non pas comme un égoïste, mais comme un adulte encore un peu bancal. J'avais envie d'aider ma mère. J'avais envie de lui tendre mon bras, ma jambe, de créer une corde géante avec toutes les cellules de mon corps pour la tirer de la tristesse dans laquelle elle s'était enivrée, pour la hisser dans mon nuage en coton. Pour la voir sourire.
J'avais envie de la voir se rendre au cinéma, au théâtre. De la voir danser, boire un verre avec des amis et fréquenter d'autres hommes.
Je crois que c'est à cet instant précis, alors que les fleurs imaginaires du Jardin firent pleurer leurs pétales sur mon corps allongé dans un bref coup de vent, que l'épine qui m'habitait depuis toujours se retira. Cette angoisse permanente qui m'avait grignoté depuis la mort de Papa, lorsque Maman m'avait jeté à la figure les circonstances de l'accident, et toute cette eau, et toutes ces vagues. Une épine de rose s'était glissée dans mon cœur et n'en était sortie. Pourtant il était temps, il fallait que j'avance.
Une bouffée de chaleur s'empara de moi, je me sentais prêt à partir secourir la terre entière.
— Hum Hum, s'exclama une voix au-dessus de moi.
J'ouvris les yeux, c'était une femme. Vue d'en dessous, son double menton me donna des frissons. Elle était vieille, moche et mal fringuée. Son maquillage semblait se décoller de son visage.
— Il est interdit de s'allonger sur la pelouse, jeune homme.
— Depuis quand ?
— Toujours.
— Vraiment ?
— C'est écrit là.
Elle me désigna la petite pancarte qui était affichée entre celle de l'arbre de Judée, et celle des jonquilles. Ce n'était pas très explicite au premier regard, mais le dessin me parut correct : il était interdit de marcher sur l'herbe, si petite soit-elle. Je me levai donc pour ne pas faire d'histoire et, plus déterminé que jamais, je rentrai chez moi. Mes fleurs s'envolèrent dans le vent, le pull d'Eliott sentait maintenant l'herbe coupée en plus de son odeur et de celle du cabinet. Je me sentais prêt à retrouver ma mère, celle que j'avais perdue il y a onze ans et qui me manquait. Il fallait que je l'aide, et que je l'aime.
C'est ainsi qu'une demi-heure plus tard, le pull d'Eliott aux odeurs mélangées sur les épaules, je poussai la porte de mon appartement et pénétrai dans le salon. Marianne était là, assise sur le canapé, son ordinateur sur les genoux. Sa présence me rassura.
Maman entra dans le salon, elle était encore en pyjama. Elle avait dû rentrer hier soir.
Lorsque je la vis, avec ses grosses lunettes, ses longs cheveux ondulés et sa jeunesse encore brillante derrière ses yeux fatigués, une braise s'alluma dans le fond de mon ventre. Elle me sourit et une certitude m'apparut, il n'y avait aucun doute possible : c'était la femme de ma vie. Mon cœur se mit à battre à mille à l'heure. Elle n'eut même pas le temps de parler que je fondis aussitôt dans ses bras, ma tête contre son épaule et reniflant comme un bébé. Elle sursauta d'étonnement, puis elle m'enlaça plus fort.
— Je t'aime, Maman, lâchai-je comme ça.
On aurait vraiment dit un enfant, mais ça m'était égal car, à cet instant, il n'y avait qu'elle qui comptait. J'avais été un crétin de lui en vouloir, d'avoir ignoré sa tristesse, d'avoir laissé la colère gagner. Je l'avais crue faible alors qu'elle était fort.
Encore bouleversé, je sentis les bras de Marianne m'étreindre aussi. Elle colla sa tête contre nos deux têtes. C'était puissant. On aurait dit une réunion de Totally Spies un peu louche mais bon, nous nous en fichions, personne ne pouvait observer notre bizarrerie. Nous restâmes comme ça un petit moment, puis nous nous fîmes à manger. Des bonnes grosses lasagnes comme nous en faisions avant, les samedis midi. Elles riaient toutes les deux et ça me faisait comme des picotements dans le cœur, mes joues en étaient toutes chaudes.
Et puis, quand nous sortîmes dans la rue pour nous promener, il se mit à neiger. Juste des petits flocons qui s'évaporaient instantanément sur le bitume, mais ça nous allait très bien. Nous marchâmes un bout de temps pour rejoindre le Jardin des Plantes et je les invitai alors dans mon carré d'herbe magique. Nous nous allongeâmes tous les trois. Je sentis les fleurs pousser à nouveau autour de nous. Le petit panneau d'avertissement me jeta un sale regard mais je fis mine de l'ignorer. Et les fleurs roses, et jaunes, et blanches, et belles nous enveloppèrent doucement entre les flocons.
Je fermai les yeux et fis secrètement le vœu que tous les autres jours de la nouvelle année à venir ressemblent à ce jour-ci. C'était trop bon, tout ce bonheur.
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