Scène 13
Treizième Scène.
Le bal d'hiver du lycée eut lieu dans le grand gymnase. Tout avait été décoré de rouge et d'or par l'association des élèves que dirigeait Thaïs, si bien que le gymnase en lui-même semblait métamorphosé. De grands rideaux noirs avaient été dressés sur les murs pour camoufler leur couleur jaunâtre d'origine. Des tables, des chaises et même une scène pour le groupe de musique avaient été installées.
— Ah ! Vous êtes enfin là ! s'exclama Thaïs en nous voyant arriver, Céleste, Gwendal, Eliott et moi, en petite robe et en chemise.
Cette association vestimentaire nous avait valu un grand stress quand nous nous étions retrouvés, à peine une heure plus tôt chez Eliott, pour nous préparer. Céleste n'avait pas arrêté de dire que sa magnifique robe affichait bien trop son manque de formes et qu'elle ressemblait à une planche à repasser, Gwen avait passé l'heure à maudire sa mère de lui avoir acheté une chemise rouge bordeaux qui était en total désaccord avec ses cheveux blond vénitien légèrement crémés (il tenait beaucoup à préciser ce dernier adjectif pour souligner le fait qu'il n'était pas totalement roux, ce qu'il était évidemment). Quant à Eliott, il ne s'était pas vraiment plaint. Il s'était juste contenté de critiquer les autres avec son sourire moqueur qui faisait qu'on l'aimait bien malgré tout.
Thaïs vérifia que nos noms soient bien inscrits sur la liste des invités.
— Vous pouvez entrer ! nous encouragea-t-elle sans grande surprise. Il y a un buffet au fond de la salle et vous pouvez déposer vos manteaux aux vestiaires.
Alors que nous passions devant elle, Thaïs me prévint :
— Mauvaise nouvelle : les premières de l'option théâtre ont prévu de jouer un extrait de leur pièce vers vingt-deux heures. Je suis désolée, je n'ai rien pu faire, la Proviseure était ravie.
Thaïs glissa une de ses mèches de cheveux derrière son oreille et me sonda d'un air inquiet.
Je haussai mes épaules.
— Pas grave, soufflai-je en pénétrant dans le gymnase.
Il n'était pas question que je laisse à Marilou le plaisir de me rendre jaloux, et encore moins de gâcher cette journée qui se passait jusqu'à maintenant agréablement bien. Sa pièce ne vaudrait pas la mienne, il fallait que j'y croie.
Le gymnase était si joliment décoré qu'il balaya bien vite toutes mes pensées. Le groupe de musique avait déjà commencé à jouer et la majorité des lycéens s'était rassemblée devant le buffet. Eliott et Gwen apparurent devant moi, les mains pleines à craquer d'apéritifs.
— Ange, faut que tu viennes goûter les pizzas au chorizo, c'est une tuerie, s'extasia Eliott.
Il me tira par le bras jusqu'au buffet.
— Je ne mange pas de viande, Eliott.
Ses yeux se transformèrent en deux grosses billes et ses sourcils se levèrent d'un coup.
— Comment ça, tu ne manges pas de viande ? Depuis quand ?
— Depuis pas longtemps.
En fait, l'idée venait de sortir de ma bouche à l'instant. J'avais mangé du poulet à midi. Mais ça me paraissait être une très bonne résolution pour la nouvelle année qui arrivait.
— Tu sais que t'es vraiment étrange, parfois ? Tiens, mange la quatre fromages alors, elle est délicieusement délicieuse.
— Rien que ça ?
L'heure de l'annonce des tirées au sort pour le voyage en Bretagne arriva vite. Nous n'eûmes le temps d'avaler que quelques parts de pizzas chacun que déjà la Proviseure annonçait que la liste était affichée vers l'entrée du gymnase. Les élèves s'y précipitèrent en masse et nous fûmes forcés de suivre le mouvement.
— Alors ? cria Gwendal à Céleste, qui avait réussi à atteindre la première ligne.
Elle se hissait sur la pointe des pieds pour arriver à lire la liste. De là où nous nous trouvions avec les garçons, il nous était impossible de discerner quoi que ce soit. Nous croisions nos doigts de toutes nos forces.
— Qu'est-ce qu'elle fout, s'impatienta Eliott, on est sur la liste ou pas ?
— Je ne la vois même plus, m'inquiétai-je.
Nos regards s'attardèrent sur la horde d'élèves qui s'entassait devant la liste, criant de joie et de regret. Là où nous apercevions la tête de Céleste quelques minutes plus tôt, nous ne trouvions plus que des excités.
Tout à coup, une main sortit de toute cette masse corporelle. Une main que j'aurais reconnue entre toutes.
— Regardez ! m'exclamai-je en secouant mes camarades.
— Elle lève le pouce ! hurla de joie Eliott. Elle lève le pouce !
Puis il se clama tout à coup :
— Est-ce que ça veut dire que nous sommes pris ?
Ce fut en effet le cas. Quelques minutes plus tard, Céleste apparue devant nous et nous annonça la grande nouvelle : nous partions tous en Bretagne au mois de mars. La joie s'empara de nos cœurs. La malédiction de Shaks prenait ses cliques et ses claques.
Ces instants où nous mangeâmes de la pizza, où nous dansâmes de bonheur, où je retrouvai Céleste, puis Thaïs, puis Gwen. Lorsque Eliott partit fumer avec ses amis (c'était exceptionnel avait-il dit, mais n'en croyez pas un mot). Puis lorsque le groupe de musiciens laissa sa place à un DJ. Tous ces moments furent un pur bonheur et je ne regrettai pas d'être venu au bal un seul instant. Nous étions tous réunis pour célébrer les vacances, le voyage qui nous attendait, et une malédiction contrée.
Mais comme après tout bonheur il y a la rechute, ce petit moment qui vous remet à votre place comme une gifle. Ce ne fut littéralement pas une gifle que je me pris de Marilou ce soir-là. Non, ce fut plutôt comme un poison invisible et silencieux. J'étais avec Gwen sur la piste de danse lorsqu'elle se glissa derrière moi et que sa voix atteignit mes tympans. J'en eus un frisson de dégoût et la joie que j'avais pu ressentir durant la soirée s'évapora.
— Hâte de nous voir jouer tout à l'heure ? me dit-elle en enroulant une de ses anglaises autour de son index verni.
Gwen se tourna vers elle d'un air intéressé. Elle l'ignora royalement et ancra son regard au mien.
— Vous n'avez même pas écrit la pièce vous-même, lui répondis-je. Je ne vois pas quel mérite tu en tires.
— Quel mérite ? Tu rigoles ! On met en scène Fondre de Guillaume Poix, ça vaut tout ce qu'on aurait pu écrire.
Je déglutis, elle avait cette détermination qui me rendait mal à l'aise.
— Ecrire c'est bien, mais avant ça il faut savoir jouer. Viens nous voir tout à l'heure, tu verras, tout le lycée applaudira.
— Qu'est-ce que tu craches encore comme conneries, Marilou ? s'agaça Céleste en apparaissant devant nous.
Elle avait dû m'apercevoir en si mauvaise compagnie.
— Marilou va jouer Fondre, lui expliqua Gwendal, l'air impressionné.
Mes yeux roulèrent dans leur orbite.
— Tu vas la ravager, déclara la petite blonde, déconcertée.
— Toujours aussi jalouse à ce que je vois. Vous n'avez qu'à nous montrer un extrait de votre pièce vous aussi, qu'on juge un peu si la concurrence est rude.
J'allais répliquer, mais elle me prit de court :
— Ah, mais attendez, vous ne pouvez pas. Sinon Maman va revenir hurler et gâcher la fête.
Mon sang bondit entre mes tempes. Le nez de Céleste se retroussa et ses sourcils se froncèrent.
— C'est quoi ton problème avec Ange ?
Mais Marilou ne lui répondit pas. Le DJ avait lancé Beyoncé dans les enceintes, les élèves autour de nous hurlaient d'euphorie. La jeune fille se tourna vers moi, et elle me dit cette phrase dont je me souviendrais encore longtemps :
— Ta mère a peur que tu te plantes comme elle s'est plantée. Telle mère, tel fils.
Elle se retourna dans l'idée de me laisser sur ces mots, s'engouffrant dans la foule. Mais mon sang ne fit qu'un tour. Je lui saisis le bras pour la forcer à assumer ses actes. Son cri perça la musique, Céleste me tira en arrière pour m'arrêter.
— Parle pas de ma mère ! m'emportai-je.
Je l'avais aussitôt attrapée que déjà je l'avais lâchée, mais quand Mme Hillary traversa la piste de danse pour voir ce qu'il se passait, Marilou était étalée au sol. Mettant en scène ce que j'avais pu lui faire.
— Il se passe quoi, ici ? s'énerva notre professeure de SVT.
— Il m'a fait tomber !
— Elle est tombée toute seule !
Nos regards se lancèrent des éclairs. Je bouillonnais de colère. Les muscles de mes bras se contractaient tellement que j'en avais des crampes.
Céleste, à mes côtés, caressait mon dos pour tenter de me calmer.
— Ange, tu as poussé Marilou ? reprit notre professeure.
Je secouai négativement la tête.
— Venez avec moi tous les deux.
Mme Hillary, nous incita à la suivre hors de la piste de danse. Je lançai un regard d'alerte à Céleste mais finis par la perdre de vue. Nous nous arrêtâmes au niveau des vestiaires où d'autres surveillants et professeurs avaient élu leur QG pour la soirée.
— J'appelle vos parents, déclara Mme Hillary.
— Quoi ? m'exclamai-je. Non ! On ne vous a même pas expliqué...
— On réglera cette affaire à la rentrée, dans le bureau du CPE, me coupa-t-elle. On a 300 élèves à gérer ce soir, je n'ai pas le temps de faire la police.
Elle sortit de la pièce, son téléphone à la main.
Marilou, assise sur une chaise en plastique à côté de moi, était restée assez indifférente à la nouvelle. Elle souriait du coin des lèvres. Dès que son regard croisa le mien, ces dernières formèrent un mot silencieux que je compris très distinctement : « Maman ». Je me retins une nouvelle fois d'exploser. Je ne pouvais plus supporter la vue de ses anglaises sculptées, de son verni rosé, de ses cils courbés.
— Marilou, tu participes à la représentation mais, une fois la pièce finie, ton père viendra te chercher, dit Mme Hillary en revenant vers nous. Ange, ta mère est en chemin.
C'en était trop, je sortis de mes gonds.
— Mais c'est injuste ! Je n'ai rien fait et c'est moi qui dois partir. Depuis le début de l'année elle fait tout pour me voler mes projets, et en plus c'est moi qui prends pour elle. C'est une profiteuse.
— Ange, tu continues comme ça et je te raie de la liste pour le voyage.
Lancé dans mes accusations, j'ouvris la bouche pour contester, mais finis par capituler.
Marilou parut satisfaite. Elle passa devant moi pour rejoindre le gymnase. Le clin d'œil qu'elle me fit en sortant me coupa toute respiration. Il fallait que je me calme.
Lorsque ma mère arriva, une dizaine de minutes plus tard, elle me fit attendre dans la voiture le temps qu'elle s'entretienne avec Mme Hillary. Je rejoignis le véhicule, les pieds trainant. Ma soirée avait viré au cauchemar et ma colère n'en était que décuplée. Marilou avait gagné la manche et devait à présent jouer devant le lycée Fondre qui lui attirerait tous les mérites.
Assis sur le siège conducteur, enfin éloigné du bal et du lycée, je me rendis compte que mes mains s'étaient mises à trembler. Je ressentis cette sueur qui me montait à la tête comme à chaque fois que Marilou s'en prenait à moi.
Maman revint, et nous démarrâmes.
Un silence pesant régnait dans la voiture. L'index de Maman tapotait nerveusement sur le volant, ponctuant un son désagréable dans le véhicule. Le regard fixé sur la route, je tentai de contrôler le flux de colère qui me traversait.
— J'ai raté quelque chose avec toi.
Mes mots de Maman percèrent le silence aussi violemment qu'ils percèrent mon cœur.
— En plus de tes notes en chute depuis ton entrée au lycée, c'est la deuxième fois depuis la rentrée que tu es violent, Ange.
Jusque-là, sa voix était restée faible, bien qu'énervée. Mais à ce dernier mot elle se cassa.
J'allais répliquer lorsqu'elle me coupa :
— Ta sœur m'a raconté pour la manifestation. N'essaie même pas de me mentir.
Je m'enfonçai plus profondément dans mon siège. Mes yeux humides de colère ne savaient plus où se poser.
— C'est quoi ton projet au juste, te faire virer du lycée ?
Je respirai longuement. Toute cette situation était injuste, et personne ne semblait vouloir faire l'effort de me comprendre, de m'écouter. Qu'avais-je donc fait ?
Les mains tremblantes sur mes genoux étaient difficilement contrôlables. Mon cœur battait à tout rompre, mes pensées étaient brouillées et la colère me tétanisait. Alors, comme lorsque l'on se prépare à prendre un virage décisif dans notre vie, je pris une grande inspiration, et me lançai :
— C'est de ta faute, tout ça.
J'avais murmuré, le souffle saccadé. Mais la flamme dans mon ventre s'embrasa, et je pus continuer avec plus d'assurance.
— C'est à cause de toi, si j'en suis là. Tu sais ce que cette fille raconte ? Elle parle de toi, elle se moque. Elle te traite de ratée, comme elle me traite de raté. Et tu sais quoi, je regrette presque de t'avoir défendue. Elle n'a peut-être pas tort. T'es tellement à l'ouest que tu ne captes rien à ce qu'il se passe. T'es jamais là ! J'ai dû signer seul l'autorisation pour le voyage.
— Quel voyage ? bredouilla Maman.
Ce fut la goutte de trop. Je me redressai, les yeux brouillés de larmes.
— Redescends sur Terre !
Au milieu d'une rue faiblement éclairée par des lampadaires, la voiture s'arrêta brusquement.
— Redescends, Maman !
Je ne savais même plus pourquoi je hurlais, mais les mots semblaient s'échapper de ma bouche plus vite que je ne l'aurais voulu.
— J'ai écrit une pièce pour un concours au lycée. J'ai écrit cette fichue pièce et je vais la jouer, avec Céleste, avec Bernard et la troupe. Je ne comprends toujours pas pourquoi tu es tant réticente à ce que je fasse du théâtre, mais je joue, Maman. Je joue et j'aime tellement ça que je me fous de mes notes de SVT, je me fous de savoir si j'aurai mon bac. Mais je refuse qu'on me vole ma pièce, mes idées, ma passion. Je ferai ça de ma vie, que ça te gâche la tienne ou non, j'm'en tape.
Les mains crispées sur le volent, le regard fixant le bout de la rue, Maman ne bougeait plus. Ses lèvres s'entrouvrirent, mais je n'en pouvais plus d'entendre ses mots étouffants.
J'ouvris la portière et me jetai au-dehors.
— Je ne rentre pas ce soir, lui dis-je avant de fermer la porte et de m'enfuir dans la nuit.
Les immeubles autour de nous semblaient si hauts, si imposants. Je marchais le plus vite possible pour qu'elle ne me rattrape pas, qu'elle me laisse vivre, pour une fois.
Au bout de la rue, je tentai de lancer un retard en arrière. La voiture n'avait pas bougé.
Sans un regret, je continuai ma route.
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