Scène 1

Première Scène.

        Une journée au lycée, c'était un peu comme tourner la roue de la fortune d'une fête foraine : nous ne savions jamais ce qui allait nous arriver. Il y avait des jours calmes, il y avait des jours terriblement mornes où nous manquions de nous endormir, la tête dans notre bécher. Et puis, de temps à autre, il y avait ces jours qui rendaient fous, ces jours où il nous arrivait trop de bousculades pour que cela semble réel.

Au lycée Shakespeare qui, au grand malheur de ce pauvre William, était trop souvent rebaptisé en Shaks, les journées de folie n'arrivaient jamais. Le temps se contentait de passer dans une régularité presque démoralisante, ce qui nous condamnait à vivre le même quotidien à perpétuité. Du rien, encore et encore.

Je vous laisse donc imaginer l'excitation qui avait lieu devant les portes de l'école en ce lundi de rentrée des vacances d'automne, sachant que tous les élèves de première étaient convoqués dans le grand amphithéâtre pour une réunion dont le sujet demeurait jusqu'à cette heure totalement inconnu, et faisait par la même occasion rater une matinée entière de cours.

Chaque lycéen semblait survolté. Les paris et les hypothèses sur la raison de ce rassemblement coulaient à flot et les grands frimeurs divulguaient aux étudiants naïfs des informations falsifiées sous prétexte qu'ils connaissaient intimement le proviseur de Shaks. Les portes allaient s'ouvrir d'un instant à l'autre, et tout le monde bouillonnait d'une impatiente presque maladive.

    Arrivant devant le lycée, les mains dans mes poches et le nez enfoncé dans le col de ma veste, je tentai de retrouver mes amis. Près des grilles, j'aperçus Eliott en pleine discussion avec Maxime et sa clique, le groupe des fumeurs du lycée à la réputation douteuse. Je voulus sortir mon téléphone pour combler ma solitude et demander à Céleste où elle se trouvait, mais je n'en eus pas le temps : le grand portail s'ouvrit à huit heures moins deux minutes et la horde d'adolescents survoltés s'engouffra dans le Shaks. J'eus un mouvement de recul face à toute cette précipitation, et j'attendis sagement sur le côté que la majorité des élèves soient entrés pour franchir à mon tour les larges portes. J'étais de plus en plus curieux quant aux raisons de cette réunion. Depuis le début de l'année, les professeurs nous parlaient d'un projet très spécial qui se mettait en place. Il y avait rumeurs de voyage en Australie, d'annulation du bac, ou de suppression totale et définitive des cours de sport. En toute honnêteté, j'aurais bien accepté les trois.

Comme j'aurais pu m'y attendre à être entré presque le dernier dans le lycée, l'amphithéâtre était bondé. Les fauteuils aux premiers rangs semblaient déjà pris et du monde s'agitait de tout côté. Des selfies par-ci, des selfies par là. Les cris des amies qui se retrouvent après deux semaines de vacances, des baisers amoureux échangés, des checks entre potes, des devoirs-maison qui volent. C'était un beau tableau qui s'offrait aux professeurs qui attendaient patiemment en bas de l'amphithéâtre que le calme règne enfin.

Après une bonne minute de recherche, je finis par apercevoir Céleste, tout en haut de la salle. Ma meilleure amie s'était levée et agitait ses bras dans tous les sens pour que je la remarque. Avec ses cheveux aux couleurs mêlées de blond et de rose pâle, même au milieu de tout ce raffut il était impossible que je ne me trompe de personne. Et puis il n'y avait qu'elle pour agiter ses bras de la sorte, elle ressemblait à une maman tentant de récupérer son gosse après une semaine de colonie de vacances. Elle n'avait honte de rien.

— Salut ! lançai-je alors que je réussis enfin à grimper les marches de l'amphi pour rejoindre mes amis. Merci de m'avoir gardé une place.

Je m'installai à côté de Céleste.

— On a cru qu'on t'avait perdu à jamais, s'amusa mon amie. Heureusement que tu portes toujours ton immonde veste jaune. Avec ça, impossible de te rater.

Thaïs pouffa à côté d'elle.

— Elle n'est pas dégueu sa veste, me défendit Gwendal. Elle est juste un peu démodée.

— Carrément démodée.

— Presque préhistorique, en fait.

Mes trois amis se mirent à ricaner.

— Très drôle, souris-je en retirant la fameuse veste. Au moins avec elle, tout le monde me remarque.

Ils n'ajoutèrent rien et ça me satisfit. La proviseure profita alors d'un instant de silence plus ou moins relatif dans la salle pour saisir le micro et pousser un traditionnel « hum hum ». Toutes les têtes se tournèrent instantanément vers le bas de l'amphithéâtre pour la dévisager. Nous étions enfin prêts à entendre les raisons qui avaient fait naître tant de rumeurs depuis le début de l'année. Une tension presque visible semblait planer dans la salle. C'était électrique.

Sous ma veste, je croisai les doigts très fort pour que le bac de sport soit supprimé.

— Bonjour à tous, nous salua la proviseure, vous devez sûrement vous demander pourquoi l'ensemble de vos professeurs vous ont rassemblés ici ce matin. Antoine Dumas, un intervenant venu spécialement pour l'évènement, va vous en parler dans un instant. Mais avant, j'aimerais faire un bilan sur votre comportement depuis le début de l'année. Il m'a été remonté que certaines classes avaient [...].

Instantanément, les têtes se détournèrent, les jambes se déplièrent, une moue générale s'installa. Mes doigts se décroisèrent et Céleste sortit un carnet de feuilles en me tendant un stylo.

— Bataille navale ou morpion ?

— Bataille navale, râlai-je en laissant ma tête s'appuyer contre ma main accoudée.

Et voilà que nous étions repartis pour une journée morne et classique. Ce qu'on pouvait très généralement appeler : La Malédiction de Shaks.

Le temps que la proviseure termine son discours des plus plombants, Céleste et moi avions déjà bouclé deux parties de bataille navale. Une victoire pour chaque matelot. Alors que nous entamions la troisième afin de déterminer lequel de nous deux avait le meilleur pied marin, nous entendîmes le son d'une voix qui n'avait rien du timbre classique des professeurs. Elle était douce, sincère, intimidée. Le cœur battant, les têtes de tous les élèves avachis sur leur siège se relevèrent dans un éveil et étirement général.

Le fameux Antoine Dumas s'avança devant l'assemblée pour se présenter d'un pas mal assuré. Il semblait de quelques années plus âgé que nous, il devait avoir la vingtaine et paraissait heureux de prendre enfin la parole. Il se présenta un peu maladroitement en nous expliquant qu'il était membre actif de Greenpeace, qu'il était en première année de master, spécialisé dans l'écologie évolutive, et qu'il travaillait à temps partiel pour l'association Colibri qui avait fait un partenariat avec notre lycée cette année.

Lorsque qu'il eut fini de se présenter, il tenta de nous expliquer en quoi consistait ce partenariat. Je ne repris même pas la peine de croiser mes doigts, la suppression du bac de sport semblait être tombée à l'eau.

— L'association Colibri dont je suis le porte-parole aujourd'hui va collaborer avec votre lycée afin que nous puissions vous faire découvrir nos réserves et leurs secrets, débuta Antoine. Comme vous le savez, la région qui vous entoure est riche mais de plus en plus menacée. Nous recueillons dans nos centres de nombreux animaux blessés, maltraités ou même intoxiqués, et cela augmente chaque semaine. Le but de cette rencontre est de vous faire découvrir les métiers d'avenir essentiels pour la sauvegarde de la biodiversité de notre planète. Et surtout, pour vous sensibiliser au monde qui est en train de se transformer depuis des dizaines d'années. Notre association est basée sur la protection et la sauvegarde des écosystèmes de notre région. Nous récupérons des animaux blessés, organisons des journées de sensibilisation et des grands nettoyages. Tout ceci dans le seul but de prendre soin de la nature qui nous entoure. Dans le cadre de notre rencontre, si j'ai bien compris, chaque classe de première va avoir la chance de pouvoir se rendre dans un écosystème de la région sur lequel l'association agit, accompagnée des intervenants de mon organisation spécialistes de l'environnement en question.

Il tourna alors son regard en direction des professeurs comme pour s'assurer qu'il ne racontait pas de bêtises. Ces derniers hochèrent leur tête en signe d'approbation.

— Afin de rendre toutes ces interventions plus ludiques et attractives, nous avons décidé d'organiser un concours de créations, en rapport avec les environnements et la biodiversité que nous étudierons ensemble, ou tout ce que vous allez pouvoir retenir de nos sorties pédagogiques. Vos professeurs vous donneront dans quelques minutes des consignes plus précises, mais avant cela je veux quand même vous rassurer. Les créations que vous allez devoir réaliser, en groupe ou seul, pourront évidemment être artistiques, mais aussi purement scientifiques. Photos, dessins, chorégraphies, projets d'étude, herbiers, expériences... l'éventail peut être aussi grand que vos idées sont variées. Tant qu'elles ont un rapport avec l'environnement et que chacun puisse y trouver son bonheur. D'ici la fin de l'année, trois des meilleures créations du lycée seront sélectionnées par notre jury, et récompensées d'un chèque cadeau et de nos félicitations.

Céleste tourna vivement sa tête dans ma direction, ses yeux s'écarquillèrent et sa bouche dessina un « O » désireux.

— J'espère que ce projet vous semble un minimum intéressant car, même si vous ne vous sentez peut-être pas encore concernés, il me semble important que vous soyez sensibilisés à la réalité qui est présente dans le monde à l'heure actuelle et qui risque de vous suivre jusqu'au restant de vos jours, si nous ne faisons rien. La biodiversité est l'essence de notre planète. Elle nous a permis d'exister et aujourd'hui elle se détruit par notre faute. C'est pourquoi j'espère que vous mettrez du cœur dans ce projet que votre lycée vous offre. Vos créations seront présentées lors d'une semaine de représentation à la fin de l'année, ce qui permettra de sensibiliser la plupart des élèves et les parents présents. Je trouve que c'est une chance que vos professeurs puissent vous offrir un partenariat comme celui-ci, qui ne pourra vous être bénéfique que si vous y mettez du vôtre. Sur ce, je ne vais pas m'attarder plus longtemps, vos professeurs vont vous expliquer les consignes pour les sorties prévues dans l'année et pour vos futures créations. Je vous remercie de m'avoir écouté et j'espère vous retrouver en forme pour la première sortie de terrain qui aura lieu avant les vacances de Noël !

Sur ces derniers mots, l'intervenant offrit le micro au professeur qui se tenait à côté de lui. Dans une tornade de solitude, Céleste se mit alors à applaudir. Ce fut bref, surprenant. Comme personne ne sembla réagir, je me décidai à applaudir à mon tour. Cela suffit et, rapidement, l'amphithéâtre se remplit d'acclamations et de remerciements pour cette intervention.

Jamais un tel projet n'avait été prévu par Shaks. C'était une première et l'idée que nous puissions tous y participer en réalisant une création selon nos goûts avait l'air de satisfaire tout le monde. Et puis, rater quelques journées de cours pour des balades en forêt, il n'y avait rien de plus alléchant.

Mme Hillary, une des meilleures professeures de SVT du lycée, prit donc le relais afin de détailler le programme de l'année. La région du Languedoc avait la chance de se trouver dans un magnifique carrefour écologique. Entre la Garrigue de l'arrière-pays, les Cévennes encore plus loin, la Camargue et la Méditerranée, nous tombions bien. Chacune des dix classes de première du lycée allait pouvoir découvrir un écosystème en particulier, et Céleste à côté de moi était en train de prier pour que nous tombions sur la sortie en mer.

Le lycée prévoyait aussi, indépendamment du partenariat avec l'association Colibri, un voyage d'une semaine en Bretagne. Cette nouvelle rendit elle aussi la moitié de l'amphithéâtre euphorique et Mme Hillary eut un mal fou à faire de nouveau régner le silence. Des sorties en forêt, des voyages à l'autre bout de la France, qu'était-il arrivé à Shaks et sa malédiction ? Enfin, rien n'était pour autant gagné. Les places pour le voyage étant limitées, tous les élèves n'allaient pas pouvoir y participer et un tirage au sort était prévu.

Lorsque la réunion se termina après des heures de blabla, et que les élèves se mirent à s'agiter pour se rendre au réfectoire, Céleste se hâta de ramasser son sac et d'enfiler son manteau.

­— Je dois y aller ! lança-t-elle. Ne m'attendez pas pour déjeuner.

Puis, sans même nous expliquer la raison, elle s'enfuit dans la foule.

— Qu'est-ce qu'elle a ? s'étonna Gwendal.

— J'sais pas, répondis-je en me levant pour sortir de l'amphithéâtre.

Ça n'était pas le genre de Céleste de nous abandonner comme ça, et encore moins de me faire des cachotteries. En arrivant dans le hall, je la cherchai des yeux mais ne la vis pas. Qu'était-elle donc partie faire qui puisse justifier le fait qu'elle se soit enfuie sur vite ? Capitulant, nous nous dirigeâmes donc vers la cantine.

En dehors de Céleste, Thaïs et Gwendal étaient ce qui pouvait se rapprocher le plus de mes meilleurs amis. Je les avais rencontrés en seconde et la chance avait fait que nous nous étions à nouveau retrouvés dans la même classe cette année. À nous quatre, nous formions un quatuor quasi inséparable.

Après avoir récupéré nos plateaux, nous nous installâmes à une table du réfectoire. Mangeant nos pâtes pleines d'huile et trop cuites, nous discutâmes alors du fameux projet que nous avait présenté l'intervenant dans l'amphithéâtre. Nous trouvions l'idée de réaliser nos créations seul ou en groupe plutôt intéressante, bien que pour le moment nous n'eussions aucune inspiration. Avec Céleste, passionnée de randonnées et de nature, nous savions que nous allions finir par trouver. Les petites bêtes, c'était son domaine.

Lorsque notre amie finit par nous rejoindre, nous nous étonnâmes de voir qu'elle ne semblait ni changée ni abîmée. Elle posa son plateau en face du mien et sourit. Nous stoppâmes alors notre discussion et nous la fixâmes un instant manger ses pâtes, jusqu'à ce qu'elle nous remarque et qu'elle s'arrête, mal à l'aise.

— Qu'est-ce que vous avez ?

— Bah raconte ! s'exclama en premier Thaïs. T'étais où ?

Les joues de Céleste se mirent à rosir et j'aperçus un sentiment nouveau en elle, un sentiment que je ne lui avais jamais vu.

— J'ai parlé à l'intervenant.

— Il est aussi beau de près que de loin ? s'enquit Thaïs, les yeux étincelants.

— Tu lui as dit quoi ? je m'étonnai.

Céleste sourit.

— Je voulais en savoir plus sur son association, et je lui ai demandé si je pouvais moi aussi en devenir membre. Ça m'intéresse.

Qu'est-ce que je disais, une vraie petite naturaliste dans l'âme.

— Et alors, il a dit oui ?

— Oui ! Il m'a donné son mail et m'a proposé de l'accompagner voir le centre de secours des tortues de mer qu'ils ont créé. Je suis ravie.

La couleur rosée de ses joues apparut à nouveau, et ne nous échappa pas. Je ne pus m'empêcher d'afficher un sourire malicieux. Mais, alors que j'étais sur le point de la taquiner, nos téléphones se mirent tous à vibrer au même instant : Eliott venait d'envoyer des invitations pour sa fête d'anniversaire qui allait avoir lieu le vendredi de la semaine suivante. A l'autre bout du réfectoire, nous le vîmes déjà balayer la salle d'un regard triomphant. Nos yeux se croisèrent et nos sourires se répondirent.

Mon ventre fit un looping et mon téléphone vibra de nouveau : « Si tu ne sais pas quoi m'offrir, j'ai récupéré la DS de ma sœur... », venait-il de m'envoyer. Mes sourcils se haussèrent. Existait-il plus grand profiteur ?

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