Quatrième Aparté

Automne 1986.

       Assise au milieu du public, Lisa se sentait mal à l'aise. Des parents se bousculaient pour atteindre les chaises en plastique les plus proches de la scène dans un tumulte de convoitise beaucoup trop égoïste aux yeux de la jeune fille. Ça tournait dans tous les sens.

— Tu es sûre que tu ne veux pas du jus d'orange ? lui avait demandé pour la énième fois Natacha, sa sœur.

Les deux jeunes filles étaient assises depuis plus d'une heure à attendre que la représentation du petit théâtre de la ville commence, mais le monde autour d'elles ne semblait pas disposé à laisser le spectacle débuter. Natacha regrettait presque d'avoir accompagné sa sœur.

— Non, lui avait répondu Lisa sans détourner son regard du rideau rouge abaissé.

— J'espère au moins que ton Louis joue bien.

Lisa avait levé les yeux au ciel et, sans se démonter, elle avait remonté ses lunettes sur son nez et avait dévisagé sa sœur.

— Natacha, avait-elle déclaré, Louis est merveilleux.

La plus grande des deux sœurs avait ri.

— Très bien, s'il est merveilleux, alors tout va bien !

Lisa avait redirigé son regard vers la scène. Son cœur battait la chamade, elle était si hâtive de voir le rideau se lever et Louis s'élever du haut de la scène. Elle pouvait presque ressentir la présence du garçon, juste là, dans les coulisses, à attendre aussi impatiemment qu'elle les trois coups de bâton.

     Après leur premier rendez-vous, Louis et Lisa s'étaient revus souvent au lac, au cinéma, dans le café de la ville. Une sorte de routine s'était installée entre eux avec autant de naturel que l'arrivée des étoiles à la tombée de la nuit. Ils se retrouvaient quand cela leur chantait et ils parlaient de tout, de leurs passions, de leurs rêves. Car Louis était un poète, un rêveur, un artiste. Ses yeux verts s'émerveillaient à chaque fois qu'il voyait Lisa passer au loin sur son vélo et il ne s'arrêtait jamais de la faire rire.

Au début, les amies de la jeune fille n'avaient pas compris lorsqu'elles avaient appris pour le rendez-vous, puis pour la relation qui en était née. « Comment Lisa pouvait-elle en pincer pour Louis, le garçon des nuages ? » s'étaient-elles dit. Celui qui était capable d'arriver au lycée avec son pyjama sans s'en formaliser, celui qui passait ses journées à dessiner des fleurs, à parler de ses livres alors que tous les autres garçons s'entraînaient au football. Mais Lisa avait su dès les premiers instants ce qu'il y avait de spécial et qu'elle ne pourrait jamais se passer en lui : entendre son rire charmeur, voir ses cheveux se redresser dans le vent et ses yeux la dévorer à chacun de leurs rendez-vous.

Mais il y avait quelque chose de plus beau dans leur relation, quelque chose qui semblait les avoir unis comme rien d'autre ne l'aurait pu. Il y avait les pièces. Des pièces de partout, des pièces par milliers. La chambre de Lisa en avait été envahie, des pièces de théâtre de Louis. Il lui envoyait des extraits au cinéma, dans son casier, glissés dans son sac, dans sa boîte aux lettres. Et même parfois il lui en écrivait sur la peau, en dessous du poignet. Alors Lisa s'exécutait à ne jamais le laver, à attendre que l'encre s'efface avec le temps pour garder auprès d'elle des morceaux de Louis. Et c'était ainsi que durant les mois qui avaient suivi, la chambre de Lisa s'était tapissée peu à peu des créations de son petit-ami, au grand désespoir de sa mère.

Alors que la canicule d'août s'était enfuie depuis longtemps, laissant mélancoliquement sa place à l'air automnal du mois de septembre, Louis avait fait part à Lisa de la représentation qu'il allait donner avec sa troupe au théâtre de la ville. Un peu intimidé, il avait maladroitement invité la jeune fille à venir le voir si elle en avait envie, et Lisa avait accepté, folle de joie à l'idée de le voir pour la première fois s'exprimer sur la scène dont il semblait si familier.

À quelques minutes de début du spectacle, la jeune fille ne tenait plus en place sur sa chaise tant l'attente lui semblait longue. Natacha, qui avait presque été enrôlée de force pour l'accompagner, n'en pouvait plus du comportement survolté de sa sœur. Elle essayait de siroter son jus d'orange pour se détendre mais rien n'y faisait, elle ne pouvait supporter toute cette tension.

Ça avait donc été, pour les deux adolescentes, une libération d'entendre le maire annoncer le début du spectacle. Tout le monde y était alors passé : la chorale de la ville, le groupe de danse de salon, de danse classique, de violoncelle, de chant en solo, de piano. Puis la voix du jeune présentateur avait annoncé qu'il était temps de laisser la scène au théâtre. Et Louis était entré, ses cheveux blonds pâlissaient dans la lumière du projecteur, ses yeux verts brillaient comme des saphirs animés. Ses lèvres s'étaient mises à trembler, son regard avait fixé le fond de la salle, et il s'était mis à jouer. Si haut perché sur cette scène pourtant modeste, Lisa s'était sentie écrasée par toute la prestance de ce garçon si beau. Il n'était pas seul à jouer, pourtant Lisa ne pouvait voir que lui, il n'y avait que ses mots qui transperçaient son cœur et, assise au milieu des spectateurs, elle avait tremblé de passion.

Jamais elle n'avait ressenti de pareils sentiments, cela lui faisait une sensation étrange. Elle voyait Louis sur scène, et elle s'en sentait fière comme si elle avait été lui, comme s'il avait été elle. Elle le voyait pour la première fois jouer et la certitude qu'il ferait ça toute sa vie l'avait saisie. Il était fait pour ça.

Lisa n'avait évidemment pas été la seule à ressentir en Louis ce talent indéniable pour cet art si attirant. À la fin de la représentation, le public avait trouvé bon d'applaudir de tout son saoul. La troupe de théâtre avait réussi à relever le niveau artistique, assez pitoyable pour être honnête, de la ville. Le maire s'en était réjoui.

Tout le monde s'était alors levé, s'était agité, et Louis avait salué son public, heureux. Puis on s'était dirigé vers le buffet, agacé par tant de littérature. Lisa s'était alors éclipsée de la compagnie de Natacha qui avait trouvé de nouveaux compagnons et avait pris soin d'attendre Louis devant la sortie des coulisses. Le garçon n'avait pas été long. A peine était-il sorti qu'il avait foncé sur Lisa et avait saisi son visage entre ses deux paumes de main.

— Je n'ai pas réussi à te trouver dans le public, lui avait-il dit. J'ai presque cru que tu n'étais pas venue.

— Jamais je n'aurais pu rater ça !

Le sourire de Louis s'était étiré encore plus, si c'était seulement encore possible.

— J'aurais dû m'appliquer à mieux jouer, j'étais un peu ailleurs, ce soir.

— Tu as été merveilleux.

— Tu es gentille, ma Lisa, lui avait-il répondu en la serrant dans ses bras.

La jeune fille s'était écartée.

— Tes parents doivent être si fiers d'avoir un fils comme toi ! Tu pourrais aller à Paris si tu le voulais.

— Je ne crois pas en avoir envie, s'était amusé Louis, tout de même flatté que Lisa croit autant en lui.

— Je te comprends. En tout cas, la ville te vénère. Tu ne veux pas sortir des coulisses pour vivre ton heure de gloire ? Il doit y avoir une centaine de grands-mères prêtent à t'embrasser à côté du buffet. Elles sont folles de toi.

— Ça non plus je n'en ai pas trop envie. J'ai d'autres idées. Viens.

Il avait glissé ses doigts entre ceux de la jeune fille et l'avait entraînée vers la sortie du théâtre, prenant bien soin d'éviter la salle du buffet pour échapper à tous désagréments. Les deux adolescents s'étaient retrouvés dans la rue froide et noire à cette heure de la nuit. Il était samedi soir et le vent soufflait fort.

— Ce n'est plus la saison des balades près du lac, avait fait remarquer Lisa.

Louis avait eu une moue déçue.

— Ce n'est pas grave, faisons autre chose !

Il était retourné dans le petit théâtre et s'était glissé dans les coulisses, sa main toujours attachée à celle de Lisa. Il avait ouvert une petite porte et y avait fait passer la jeune fille. Ils étaient entrés dans la salle où étaient entreposés les costumes. Déjà assez réduit, l'espace semblait manquer tant les cartons s'entassaient, les cintres s'enlaçaient et les tissus s'éparpillaient au milieu d'étagères et de tréteaux. Louis avait saisi quelques robes à froufrous, les avait empilées sur le sol et s'était jeté dedans.

— Viens, avait-il dit à Lisa en se décalant pour lui faire une place sur son canapé improvisé.

La jeune fille l'avait écouté et s'était allongée à côté de lui, sa tête se déposant contre son épaule. Ce soir, il portait une chemise fleurie aux couleurs printanières. C'était un beau contraste avec l'automne qui soufflait au-dehors.

Délicatement, Louis s'était mis à jouer avec les cheveux de Lisa.

— Tu pourrais rejoindre le groupe de théâtre, lui avait-il proposé, son éternel sourire collé au visage.

Lisa s'était tout à coup sentie désemparée.

— Je ne sais pas, tu sais que je n'en ai jamais fait.

— Pourtant, tu rêves bien de devenir comédienne. Tu me l'as dit, une fois.

— Oui..., lui avait avoué la jeune fille.

— Alors il faut que tu viennes ! Tu seras merveilleuse.

— Ça me fait peur.

— Il faut une première fois à tout. Les rêves, s'est fait pour être réalisés.

Elle avait souri.

— Tu as raison, ça serait merveilleux, avait-elle murmuré alors que son amant avait déposé un baiser délicat sur son front.

Ils avaient bien trouvé leur planque dans ce débarra à costumes, loin de la foule villageoise commérant sur tout et rien devant le buffet. Ce n'était pas pour eux ce genre de vie mondaine. Et pourtant, malgré tous les efforts qu'ils faisaient pour y échapper, elle allait très vite les rattraper.

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