Rodolphe (Chapitre 93)
Sur l'écran la reine salua d'un hochement de tête poli avant de prendre place dans le siège qu'on avait pris garde de placer dans le salon, sans tout de suite répondre.
Rodolphe avait l'impression que chacune de ses respirations était douloureuse et pourtant il s'obligeait à ne pas détourner les yeux, refusant de laisser deviner à tous ceux qui l'entouraient son trouble et particulièrement à Sibylle dont le regard fixé sur l'écran était plein d'une haine froide mais violente.
Lorsqu'Aileen prit la parole, Rodolphe ne put pourtant pas ne pas s'empêcher de crisper sa main sur l'accoudoir du canapé mais heureusement pour lui tout le monde avait les yeux rivés sur la surface de verre.
— Mon message... Oh vous savez, ce n'est pas quelque chose de politique que je viens vous confier aujourd'hui. Ni une annonce qui pourrait changer notre avenir... Si je viens aujourd'hui vers vous, mon peuple, c'est parce que...
Aileen tremblait. C'était infime, indétectable pour tout autre que Rodolphe qui n'aurait pas été aussi attentif à chacune des attitudes de la jeune femme.
L'empereur, depuis qu'il avait entendu que ce qu'elle voulait annoncer à la galaxie n'était pas politique n'avait qu'un désir : se relever du canapé et partir dans sa chambre pour ne plus ni la voir ni l'entendre.
Il fit un mouvement pour mettre son projet à exécution mais Sibylle demanda dans son dos en même temps que les quelques autres jeunes présents posaient sur lui un regard interrogatif :
— Tu vas où ?
— Je n'ai pas envie d'entendre ce qu'Aileen veut nous dire si ce n'est pas politique. Je ne resterai pas une minute de plus...
Mais Sibylle le fit retomber dans le canapé d'une légère pression sur son épaule. Sachant la simple douleur que ce geste occasionnait chez elle -ce que personne d'autre ne savait-, Rodolphe ne fit pas un geste pour se défendre et obéit lorsque sa sœur murmura en reposant ses yeux sur l'écran :
— Ne bouge pas s'il te plaît. Nous devons être au courant de tout...
Elle n'avait pas tort... Mais le jeune homme aurait préféré recevoir un rapport complet plutôt qu'être obligé de rester là à regarder une femme que tout son être aspirait à revoir, à serrer dans ses bras et à détruire en même temps. Haine et amour...
Aileen reprenait cependant la parole sur l'écran en se levant brusquement de son siège et ramenant au passage le silence dans la petite pièce.
— Je dois vous révéler à tous quelque chose qui me concerne. Avant de parler, je souhaite vous rappeler que j'ai toujours fait passer votre bonheur à tous devant le mien...
Rodolphe songea que s'il avait été à ses côtés à cet instant précis, il n'aurait pu résister à l'envie de la consoler vu la tristesse qui traversa son beau regard en même temps qu'elle murmurait ces paroles. Pouvait-elle encore l'aimer alors même qu'elle le faisait pourchasser par ses gardes ? Sans avoir pris le temps d'y réfléchir, le jeune homme était parvenu à la conclusion il y avait déjà plusieurs jours qu'à partir de l'instant où elle avait su son statut, elle l'avait détesté.
Mais imaginer un instant qu'Aileen, oh prénom si doux à prononcer !, pouvait encore l'aimer...
Il ferma les yeux, s'efforça d'inspirer une grande goulée d'air puis souleva de nouveau ses paupières pour fixer l'écran d'un regard triste et sombre.
—... Je sais qu'une reine ne devrait avoir aucun secrets pour ses sujets. J'ai le regret de vous avouer que j'ai eu une liaison...
À la gauche de Rodolphe la fille à queue de cheval laissa échapper un sifflement accompagné d'un seul mot qui lui échappa :
— Non !...
La surprise de tous était perceptible, y compris celle de Sibylle dans son dos qui sous le choc avait posé sa main sur le canapé avant de la retirer précipitamment comme si elle s'était brûlée.
Mais Rodolphe ne sentait pour sa part qu'une émotion violente constituée de toute sa colère, ses doutes et ses peurs les plus profondes. Il n'avait jamais pensé qu'Aileen avoue au grand jour leur amour, et cela il ne pouvait le lui pardonner.
C'était leur secret. C'était, malgré lui, malgré sa haine, leur trésor...
Il s'attendait maintenant aux cris de son entourage qui allaient suivre et il tendit à l'extrême chacun de ses muscles pour contenir son besoin physique tout à coup de se transformer sous le torrent des émotions qui déferlaient en lui.
Et comme les autres, il se mit à écouter passionnément, suspendu aux lèvres de la jeune femme et à ce qu'elle allait dire.
— Une liaison avec le commandant de ma garde, Andrei. Nous ne comptons donner aucune suite à cela et je souhaiterai que vous ayez la décence de ne pas faire de toute cette affaire un scandale, au moins par respect pour ce que nous faisons tous les jours pour vous en gouvernant...
Rodolphe s'était attendu à beaucoup de choses, mais certainement pas au sentiment qui déferla dans son cœur à cet instant. Une jalousie, mortelle, plus destructrice que ne l'avaient été toutes ses colères contre Aileen.
Le gamin de treize ans passa une main dans ses cheveux et grogna :
— Et bien n'importe quoi pour une reine. Elle est pas censé donner l'exemple ? Et puis pourquoi elle avoue si elle ne compte pas l'afficher à tous ces machins, ces trucs officiels où l'on vous demande de présider l'ouverture d'une école ou d'un même genre de choses stupides ?... C'est ridicule ! Elle n'avait qu'à garder sa liaison secrète... Elle le veut son scandale ou quoi ?
Sibylle résuma alors la pensée de Rodolphe qui ne parvenait pas à trouver en lui la force nécessaire pour pouvoir répondre.
— C'est bizarre en effet Ralph. Son but m'échappe là...
La fille à la queue de cheval, Pénélope, lâcha alors :
— Chut ! Si vous voulez qu'on entende la suite justement pour comprendre...
À l'écran venait d'apparaître à leur vue le commandant justement. Rodolphe devina du canapé à quel point Andrei se sentait mal. Il était rouge, ne cessait d'aérer son col et de défaire un bouton pour le remettre en place, sans pouvoir seulement à l'écran poser son regard que la reine.
Aileen elle n'avait jamais paru aussi froidement résolue et Rodolphe songea avec un sourire amer que décidément, il avait eu raison de penser que son amour pour lui était mort en même temps qu'elle avait vu sa couronne.
Comment aurait-il pu s'attendre à ce qui allait suivre ? Aileen venait en effet de reprendre la parole pour terminer d'une voix grave son annonce :
— Si je vous révèle aujourd'hui cette histoire c'est parce que j'attends un enfant. J'en ai discuté hier soir jusque tard dans la nuit avec le parlement et il a été officiellement décidé que même né hors cadre habituel, il sera mon héritier officiel. Je ne pouvais pas ne pas vous le révéler dès aujourd'hui...
Un monde. Un monde qui s'écroulait sans que personne ne réagisse autour de lui. Un enfant ! Rodolphe avait envie de se frapper, de se jeter contre un mur, de souffrir l'espace d'un instant autant que sa sœur.
Un gamin ! Comment avait-il pu s'aveugler au point d'imaginer qu'Aileen puisse penser un instant à le trahir avec n'importe qui, mais plus encore avec Andrei ? Le commandant, droit, honnête, qui détestait les ennuis et n'aurait jamais pu toucher la petite fille qu'il avait vu grandir comme la sienne...
Une petite voix murmurait également sournoisement à Rodolphe : "Et tu la connais. Elle t'aime... La vérité c'est que jamais elle ne t'oubliera si elle reste fidèle à elle-même. C'est toi qui trahira le premier votre amour..."
Pourrait-il jamais oublier que, désormais, de manière indubitable, c'était leur enfant à tous deux qui grandissait en Aileen ?
Son enfant à lui ! Et à cette pensée son sang se glaçait dans ses veines tandis qu'il oubliait tout du gouffre qui le séparait de sa femme, désirant plus que tout la rejoindre pour toujours, pour vivre auprès d'elle et de ce fils ou de cette fille qu'il allait avoir.
Mais Sibylle prit alors la parole derrière lui et il revint au présent, s'efforçant pourtant toujours d'intégrer cette nouvelle aux accents presque tragiques.
— Très bien, elle ne devrait pas tarder à avoir un petit héritier venant de nulle part, de son chef de garde, ça ne nous concerne effectivement pas.
Elle lança un coup d'œil à Ralph qui s'élança pour éteindre l'écran. Mais Rodolphe se leva alors d'un bond du canapé pour bousculer tout le monde et se ruer vers le couloir qui menait à sa chambre. Il entendit à peine sa sœur crier derrière lui :
— Rodolphe ! Rodolphe qu'est-ce qui te prend ?
Il secoua la tête comme un fou sans répondre en se jetant sans plus pouvoir penser dans la mansarde qui lui servait de chambre.
— Rien ! Rien du tout...
Mais alors qu'il se prenait la tête à deux mains pour tenter d'étouffer l'idée démente qui venait de prendre corps en lui ses doigts commençaient déjà à s'allonger en de longues griffes et il ne put plus contenir la transformation.
Lorsque Sibylle arriva à son tour dans la pièce ce ne fut plus que pour voir un énorme loup qui courait comme un dément, tentant de s'épuiser pour ne plus entendre cette partie de sa conscience qui ne cessait de lui rappeler qu'il allait devenir père...
Rodolphe avait envie d'en appeler au ciel tant il n'arrivait pas à oublier ce cauchemar. Cet enfant à naître...
Il était l'héritier de deux mondes que rien ni personne ne pourrait jamais réunir. Incompatibles.
Comment grandir en sachant que vos deux parents chercheront toujours non pas à tuer l'autre, mais à l'anéantir ?
Et une pensée plus douloureuse encore envahissait alors l'esprit déchiré du jeune homme. Aileen révélerait-elle jamais à son enfant l'identité réelle de son père qu'elle était obligée de cacher au monde entier ?
Sibylle s'agenouilla alors devant le loup pour prendre la tête de l'animal aux yeux sauvages dans ses mains avant de demander :
— Qu'y a-t-il Rodolphe ?... Qu'est-ce qui t'a mis dans cet état ?...
Mais le loup se dégagea, la prunelle flamboyante, tandis que le prince songeait que ce secret là, jamais il ne le confierait à sa sœur. Qu'il souffre seul...
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