Rodolphe (Chapitre 30)
Rouvrir les yeux sur le petit espace miteux et les deux sièges métalliques faisait un bien fou...
Rodolphe esquissa l'ombre d'un sourire en se tournant vers Aileen et murmura :
-Merci d'être revenu pour me tirer de la crevasse...
-Et merci d'avoir cueilli la fleur avant que je ne me fasse dévorer...
Il y eut alors un silence un peu gêné entre eux et ils détournèrent tous deux les yeux. Visiblement, au silence qui régnait, Teos devait être dans sa salle qui lui permettait de visualiser toutes les réalités virtuelles de chacun et de les commander à distance, et ils devaient être les premiers à être sortis de la leur. Les fauteuils ne les avaient en revanche pas encore libérés.
Rodolphe demanda alors à Aileen dans le but de briser le silence :
-Tu es "morte" combien de fois dans les réalités virtuelles ?
-Tu veux dire en tout ou à la suite ?
-Comment peux-tu "mourir" plusieurs fois à la suite ?
-Simple... Dans les grands concours on dispose de plusieurs vies. Donc dans l'une de ses compétition mon maximum a été 3, et sinon en tout peut-être 6 fois.
-Pour les trois à la suite, quel a été le problème ?
Aileen hésita un petit moment avant de répondre franchement.
-J'avais un très mauvais équipier. Il jouait trop solo...
-Ah.
Rodolphe ne voyait pas vraiment quoi dire d'autre. Aileen le dévisagea alors longuement, sans qu'il ne s'en rende compte, et nota ses sourcils arqués, ses traits fins, sa haute taille. Et ses cheveux bruns assortis à des yeux qui semblaient toujours changer de couleur, allant d'un étrange mordoré à un marron-vert étonnant...
Elle repensa à sa conversation avec son père et détourna la tête avant de choisir ses mots avec soin pour dire, ayant au passage l'impression de marcher sur des charbons ardents :
-Rodolphe... Nous avons très mal commencé tu ne crois pas ?
Il tourna un regard insondable vers elle. Ses yeux avaient à cet instant précis un éclat d'or tandis qu'il répondait :
-En effet... Qu'est-ce que tu proposes ?
Il paraissait sur ses gardes, mais pas non plus vindicatif. Aileen réussit à dire au risque de se voir violemment rejetée :
-On pourrait peut-être reprendre à zéro ?...
Rodolphe la fixa lui aussi un long moment. Ses prunelles violettes conféraient à son visage une légère originalité qui ne lui déplaisait pas. En entendant sa proposition, plusieurs pensées l'envahirent brièvement tour à tour.
S'il gagnait son amitié... Il approcherait le pouvoir, comme le lui avait demandé son oncle. Le jeune homme éprouvait également pour Aileen un curieux mélange de curiosité et de colère.
C'était son père, oui Orys !, qui avait tué tous les adultes qu'il aimait... et qui le détruirait lui-même s'il apprenait un jour qui il était.
Pour la première fois depuis qu'il avait compris qui était Aileen, Rodolphe pris pleinement conscience du danger qu'elle représentait pour lui. Un mot, un seul mot de travers, et elle le ferait immanquablement tuer...
Étrangement, il songea tout à coup que sa vie en elle-même n'avait pas grande importance. Mais le plan, le plan 439 si !
Il baissa les yeux devant lui, et un instant le visage de sa sœur passa devant lui. C'était la seule personne qu'il aimait vraiment, la seule qui partageait ses tourments, le comprenait... Pour le reste, ce qui le faisait vivre était le plan à réaliser... Après... Il n'imaginait pas la suite de sa vie.
Rodolphe savait qu'il était l'empereur, le chef légitime d'Astra, mais cela lui pesait sur les épaules plus qu'autre chose. Ce que cela lui apportait ? La légitimité pour prendre la tête de la révolte des enfants d'Astra... C'était tout ce qui comptait pour lui.
Il releva alors son regard vers Aileen qui le fixait en silence. Seule sa sœur à cette instant précis aurait pu lui faire refuser l'amitié offerte, par prudence. Mais il avait toujours placé le plan 439 avant tout.
Et si un jour il fallait trahir Aileen pour ce même plan, qu'importe au fond ? Elle ne lui était rien, alors que ce plan lui était tout...
Il répondit alors au regard empli d'incertitude de l'adolescente :
-D'accord pour que nous prenions un nouveau départ tous les deux...
-Il n'y a aucun enthousiasme dans ta voix à cette idée on dirait...
Il l'agaçait déjà de nouveau en même temps qu'elle se sentait curieusement déçue. Elle aurait aimé au moins un sourire... Rodolphe choisit de répondre avec une demi-franchise.
-Il est dur d'oublier tout de suite que je te déteste.
-Parce que je suis insupportable selon toi ?
-Non... Pour Astra. Pour le vieil homme qui me souriait chaque fois que je sortais dans la rue depuis son balcon, pour la femme insupportable que je croisais au moins une fois par jour, pour les pères et mères de tous mes proches, de tous les enfants d'Astra, pour tous ceux qui pleurent la nuit dans leur oreiller en étouffant leur larmes et en disant le lendemain aux tiens "comme c'est gentil de m'avoir adopté", "merci papa, merci maman" alors que les mots leur arrachent la gorge... C'est pour eux que je te déteste. Pour nous tous.
L'adolescent s'était laissé emporter et il eut un instant peur d'en avoir trop dit avant de se rassurer lui-même en se repassant en tête les mots qu'il venait de lâcher.
Des bavardages dans un autre des postes indiquaient qu'un autre groupe avait terminé sa réalité virtuelle mais ni l'un ni l'autre des deux jeunes gens n'y firent attention. Pas plus qu'ils n'avaient remarqué que les fauteuils les avaient libérés.
Aileen ne pouvait pas regarder Rodolphe en face, pas maintenant. Mais elle répondit quand même d'une voix sourde :
-Et toi ? Tu n'as pas parlé de tes parents ils...
L'adolescent la coupa d'une voix qui se voulait neutre mais qui était en fait pleine de rancoeur :
-Ils sont morts tous les deux, bien avant.
Presque paradoxalement, cela donna à Aileen le sentiment d'être elle aussi dans son bon droit contrairement à quelques minutes plus tôt et elle lança :
-Ma mère est morte elle aussi...
Rodolphe lui lança un regard différent des autres, adouci, et ce fut d'une autre voix qu'il répondit :
-Je sais... Je suis désolé pour ça.
Puis il ajouta d'un ton curieusement détaché :
-Mais je crois qu'il y a encore quelques adultes chez toi...
Et, sans lui laisser le temps de réagir, il se leva brusquement de son siège, ramassa son sac, et se dirigea d'un pas rapide vers les vestiaires des garçons.
Aileen comprit intuitivement que ce n'était pas la peine de le suivre. Elle resta pour sa part immobile de longue secondes, avant de se lever avec un petit grincement de dents.
Son professeur, Teos, se tenait derrière elle et lui souriait :
-Arrête de grimacer Aileen... Tu es moins jolie comme ça !
-Qu'est-ce que ça peut bien me faire alors !
Teos lui posa la main sur son épaule et ajouta :
-Essaie de comprendre Rodolphe un peu... Essaie vraiment de te mettre à sa place si tu veux gagner son amitié...
Parlait-il d'amitié réelle ou fictive comme celle qu'elle voulait mettre en place ?
Lorsqu'il tourna les talons, elle resta en place dans le couloir un instant, rougissante subitement de honte. Pouvait-elle vraiment essayer de soutirer ainsi à Rodolphe tous ses secrets ?
Mais elle se raisonna ensuite : son père passerait toujours avant tout, et elle était sûre que ce mystérieux plan 439 le mettait en danger...
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